PANDORISATION DE L'ABRAHAMIQUE
L'intérêt de Derrida pour l'abrahamique peut être situé à ce moment de la division et pourrait être inspiré par une impulsion égalitaire de distribution de sa conception du messianisme juif, vu à travers une optique sioniste, aux trois religions abrahamiques auxquelles il se réfère sous l'appellation "messianisme abrahamique". (1)
GUERRE (POUR) - OCCUPATION (DE)
C'est particulièrement sensible quand il appelle, étrangement, "guerre pour l'appropriation de Jérusalem" l'occupation et la colonisation sioniste de Jérusalem ( qu'il appelle toujours de son nom hébraïque latinisé et jamais de son nom arabe "Al-Qods" qui est celui dont l'appellent ses habitants depuis mille cinq cents ans ) et la résistance à cette conquête. (2)
EUPHÉMISER LE VOL COLONIAL
Une telle description qui, fait écho avec Massignon, tend à représenter comme "appropriation" dans la même mesure que l'est le vol sioniste, la lutte anti coloniale des Palestiniens consistant à s'accrocher â leurs terres et à leurs foyers, à Jérusalem, contre le vol colonial-implantationnel sioniste.
De fait, Derrida montre même de l'indulgence pour la violence fondatrice d'Israël qui a infligé la Catastrophe/Nakba aux Palestiniens, sous prétexte qu'elle n'a rien d'unique, étant donné que "Aucun État n'a jamais été fondé sans cette violence, quelque forme et quelque temps qu'elle ait pu prendre." (3)
VIOLENCE FONDATRICE D'ÉTAT
Derrida se rappelle s'être demandé jeune homme, "si la fondation de l'État moderne d'Israël - avec toutes les politiques qui l'ont suivie et confirmée - pouvait n'être qu'un exemple parmi d'autres de cette violence originaire à laquelle aucun État n'échappe ou si, parce que cet État moderne entendrait ne pas être un État comme les autres, elle avait à comparaître devant une autre loi et relever d'une autre justice. (4)
NORMALISER ISRAËL
Derrida semble avoir choisi de normaliser Israël parmi les nations, ce qui était évidemment l'objectif explicite du sionisme.
REFUS DE LA QUESTION PALESTINIENNE
Dans son esprit démocratique et égalitaire, Derrida refuse de poser la question palestinienne comme question juive et refuse d'y voir une lutte anticoloniale concernant la terre, préférant y voir la "guerre sans merci" d' "eschatologies messianiques" par les trois "religions abrahamiques" ou ce qu'il appelle le "triangle eschatologique". (5)
LONGER LEWIS
En cela, il ne s'écarte pas beaucoup de la position de Bernard Lewis qui avait identifié comme un "retour de l'islam" le combat palestinien contre le colonialisme sioniste, quoique Derrida objecterait à la notion de "retour".
MESSIANISME ET ISLAM
Faire du "messianisme" ou de "l'islam" le coupable face au sionisme, c'est semble t-il vouloir passer sur le fait que la lutte contre le sionisme a toujours été partagé par les musulmans et les chrétiens palestiniens et arabes, et que cette lutte n'est pas nécessairement soutenue par tous les musulmans non arabes.
RÉPONSE DE SAÏD
La réponse faite par Saïd à Lewis pourrait aussi former une réplique adéquate à Derrida.
LEWIS' ORIENTALISTES
Pour Lewis comme pour les orientalistes en général, conclut Saïd, poser l'islam ou n'importe quelle force qui parle en son nom comme motivant les luttes arabes anti-coloniales signifie simplement que "l'histoire, la politique, l'économie ne comptent pas". (6)
" POSITION "
La position la plus radicale exprimée par Derrida sur le colonialisme sioniste et la question palestinienne n'était pas très éloignée du "consensus international" des grandes puissances (chrétiennes), à savoir :
"les Palestiniens et les Israéliens ne vivront vraiment ensemble que le jour où la paix ( et non pas seulement l'armistice, le cessez-le-feu ou le processus de paix) viendra dans les corps et dans les cœurs, quand le nécessaire aura été fait par ceux qui en ont le pouvoir ou qui tout simplement ont le plus de pouvoir d'État, le pouvoir économique ou militaire, national ou international, d'en prendre l'initiative de façon d'abord sagement unilatérale. (7)
DÉTOURS CONTRITS
Quand Derrida parle de s'opposer à certaines politiques israéliennes, c'est avec les détours tourmentés d'un homme torturé redoutant d'être excommunié par la communauté des croyants.
CRITIQUE ENCADRÉE
Ayant émis une critique à propos d'Israël, il s'empresse, dit-il, "d'ajouter aussitôt (...) que l'on peut rester radicalement critique à cet égard sans en tirer de conséquence menaçante ou irrespectueuse pour le présent, l'avenir et l'existence d'Israël, bien au contraire. (8)
C'est chez Derrida un sentiment continuel qui précède son intérêt manifeste pour l'abrahamique.
Alors qu'il enseignait à Jérusalem/Al-Qods occupée én 1988, pendant le premier soulèvement palestinien contre l'occupation israélienne dans tous les Territoires occupés, il déclara être "inquiet" de ce que les érudits palestiniens et arabes n'aient pas été "officiellement invités" à participer à la conférence !
HOS(TI)PITALITÉ
À quelle notion d'hos(ti)pitalité Derrida faisait-il appel en exprimant son souhait que l'"invitation" soit étendue "officiellement"par les citoyens racialement privilégiés d'un État conquérant et racialement discriminatoire à ses victimes racialement et vaincues, voilà qui n'est pas clair. (9)
L'IMBROGLIO VIOLENCIEL
Cependant, Derrida, sembla saisir la situation sur le terrain comme étant une situation de "violence" réciproque, mettant une fois de plus à égalité les actes violents du conquérant avec ceux de la résistance du conquis :
[avec la gravité que cela requiert], je tiens à me dire dès maintenant solidaire de ceux qui, sur cette terre, réclament la fin de toutes les violences, de ceux qui condamnent les crimes du terrorisme et de la répression militaire ou policière, de ceux qui souhaitent le retrait des forces israéliennes des territoires occupés, la reconnaissance du droit des palestiniens à choisir eux-mêmes leurs représentants dans des négociations plus que jamais indispensables. (10)
L'ALLANT DE SOI
Derrida éprouve cependant la nécessiter de déclarer dans son discours que l' "existence de [l'État d'Israël], cela va de soi, doit être désormais reconnue par tous et définitivement assurée",
et bien sûr d'abord par les Palestiniens que cet État a conquis et continue à conquérir. (11)
Dans les années 1980, tout en exprimant son opposition au suprématisme sud-africain, Derrida estimait que tous devaient reconnaître Israël, qui se définit comme un État juif pour tous les Juifs du monde et non comme un État israélien pour tous les citoyens israéliens, et garantit cette définition par des lois qui accordent aux Juifs ( qu'ils soient citoyens ou non) des droits et des privilèges particuliers dont ne jouissent pas les citoyens israéliens non juifs.
DÉNI DE LA RÉALITÉ COLONIALE
Son refus, sa résistance à voir que le colonialisme et le racisme israéliens opèrent avec la même force, bien que par des moyens différents, à l'intérieur de l'État juif que dans les territoires occupés par Israël, semble refléter un attachement émotionnel que Derrida exprime ouvertement comme le motif de cette déclaration:
" Comme en témoigne ma présence ici même, cette déclaration n'est pas seulement inspirée par un souci de justice et par de l'amitié à l'endroit des Palestiniens et des Israéliens.
Elle voudrait dire aussi mon espérance pour l'avenir et le respect pour une certaine image d'Israël." (12)
HÉTÉROCLISME ÉGALITARISTE
Ce n'est pas une notion de justice aristotélicienne ou de marxisme qu'invoque ici Derrida, en vertu de laquelle la justice signifie également des gens égaux et inégalement gens inégaux.
Il semble plutôt s'engager en faveur d'une conception bourgeoise libérale de la justice, selon laquelle il convient de traiter également les égaux et les inégaux.
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Notes:
(1): Spectres de Marx, Derrida, page 266.
(2): Ibid. page 101
(3): J.Derrida, "Avouer - L'impossible "Retours", repentir et réconciliation, op,cit, page 198.
(4): Ibid. pp. 198-199, dans Spectres de Marx, Derrida écrit : " Il faudrait analyser [...] én particulier depuis la fondation de l'État d'Israël les violences qui de toute part l'on précédée, constituée, accompagnée et suivie, à la fois en conformité et au mépris d'un droit international qui paraît donc aujourd'hui à fois plus contradictoire, imparfait et donc plus insuffisant, perfectible et nécessaire que jamais", Spectres de Marx, Galilée, 1993, page 101.
(5): Derrida, Spectres de Marx, op.cit. page 101.
Voir aussi Christpher Wise, Deconstruction and Zionism, Jacques Derrida's, Specters, of Marx, Diacrities, 2001, pp. 61-62
(6): E. Saïd, L'Orientalisme, op. cit. page 127.
(7): Derrida, "Avouer - L'impossible"op. cit. p.180.
(8): Ibid. page 198.
(9): J. Derrida, "Interpretations at war" Kant, le Juif, l'Allemand, in, Psyché, Galilée, 1987-2003, vol.II, page 250 [mon souhait de participer à un colloque auquel des collègues arabes et palestiniens seraient officiellement invités et effectivement associés]
(9): Ibid.
(10): Ibid.
(11): Ibid.
(12): Ibid.
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La persistance de la question palestinienne, Joseph A. Massad, La Fabrique, 2009.
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Choix, découpage, titre, intertitres, E'M.C.