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Billet de blog 10 avril 2017

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CHACALS ET ARABES FRANZ KAFKA

1917, Bâlfour. Kafka, Weltliteratur (Journal); air d'Hoffman, Lettre de Milo, singe civilisé à son amie Pipi (1815), à son tour inspiré par Le Colloque des chiens de Cervantès (etc.), L'Appâtlestine, Chacals et Arabes-C(l)ub de Rubic, les ciseaux (r)usés, EdomUE l'Étranger-providentiel, "Seigneur" crocé-sol, mordu par derrière ne demandant au "vieux" chacal que de parler moins fort (d') Arabe. EMC

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                   CHACALS ET ARABES (1)

Nous campions dans l'oasis. Mes camarades dormaient. Un Arabe, haut et blanc, passa près de moi; il avait nourri les chameaux et s'en allait dormir à côté des autres.

Je me jetai dans l'herbe, sur le dos; je voulais dormir; je n'y arrivais pas; au loin, le hurlement plaintif d'un chacal; je me redressai. Et d'un seul coup, ce qui avait été si lointain fut proche. Autour de moi, un grouillement de chacals; l'or pâle des yeux, tour à tour luisants et éteints; des corps sveltes et agiles, comme sous la loi d'un fouet.

L'un d'eux arriva par-derrière, se faufila sous mon bras et se glissa contre moi, comme s'il avait besoin de ma chaleur, puis il se mit en face de moi et me dit, ses yeux touchant presque les miens :

"Je suis le chacal le plus ancien, dans cette vaste région. Je suis heureux de pouvoir encore te saluer ici. J'en avais presque abandonné l'espoir, car Nous t'attendons depuis un temps infini; ma mère t'attendait, et sa mère déjà, et toutes les mères avant elle, jusqu'à la mère de tous les chacals. Tu peux le croire. 

- Cela t'étonne, dis-je en oubliant d'allumer le tas de bois qui était préparé pour que sa fumée tienne les chacals à distance, cela m'étonne beaucoup d'entendre ça. C'est un pur hasard si je suis venu du grand Nord, et mon voyage sera court. Que voulez-vous donc, chacals ?

Et comme enhardis par ces paroles peut-être un peu trop amicales, ils resserrèrent leur cercle autour de moi; ils respiraient tous à petits coups rauques. 

"Nous savons, reprit l'ancien, que tu viens du Nord, et c'est précisément cela qui fonde notre espoir. Il y a là-bas une intelligence qui ne se trouve pas ici parmi les Arabes. De leur orgueil froid, tu le sais, on ne peut peut faire jaillir la moindre étincelle d'intelligence. Ils tuent des animaux pour les manger, et la charogne, ils la dédaignent.

- Ne parle pas si fort, dis-je, il y a des Arabes qui dorment tout près.

- Tu es vraiment un étranger, dit le chacal, sinon tu saurais que jamais un chacal n'a craint un Arabe, depuis que le monde existe. Nous devrions les craindre ? N'est-ce pas assez malheureux déjà, que Nous soyons relégués au milieu d'un peuple pareil ?

- C'est possible, très possible, dis-je, je ne prétends pas porter de jugement sur des choses qui me sont aussi extérieures; on dirait qu'il s'agit d'un conflit très ancien; c'est sans doute une question de sang; donc, cela ne finira peut-être qu'avec le sang.

- Tu es très avisé, dit le vieux chacal; et tous ils respirèrent plus vite encore; comme hors d'haleine, alors qu'ils étaient au repos; de leurs gueules ouvertes sortait une odeur âcre, que par moment on ne pouvait supporter qu'en serrant les dents. "Tu es très avisé; ce que tu dis s'accorde avec notre doctrine ancienne. Nous prendrons donc leur sang et le conflit sera réglé. 

- Oh ! dis-je plus violemment que je ne voulais, ils se défendront; avec leurs fusils, ils vous abattront par bandes entières.

- Tu te méprends, dit-il, et de cette manière bien humaine, qui subsiste donc jusque dans le grand Nord. Non, nous n'allons pas les tuer. Les eaux du Nil ne suffiraient pas pour nous laver de cette souillure. Car à la seule vue de leurs corps vivants nous nous échappons vers un air plus pur, nous courons vers le désert qui pour cette raison est notre territoire.

Et les chacals tout autour, rejoints dans l'intervalle par des quantité d'autres, venus de très loin, plongèrent leurs têtes entre leur pattes de devant, avec lesquelles ils se nettoyèrent le museau;

on eût dit qu'ils voulaient dissimuler une répugnance si affreuse que si j'avais pu, je me serais échappé de leur cercle en faisant de grands bonds. 

"Qu'avez-vous donc l'intention de faire ? demandai-je, en voulant me lever; mais je ne pus : deux jeunes animaux avaient plantés leurs crocs dans le dos de ma veste et de ma chemise; je dus rester assis. 

"Ils tiennent ta traîne, expliqua le vieux chacal gravement, c'est un signe de respect. - Qu'ils me lâchent ! m'écriai-je en me tournant tantôt vers le vieux, tantôt vers les deux jeunes. - Si tu l'exiges, ils vont le faire, bien sûr, dit le vieux.

Mais cela va prendre un petit moment, car selon l'usage ils ont enfoncé leurs crocs profondément

et ils ne peuvent desserrer que peu à peu leurs mâchoires. 

Pendant ce temps, écoute notre prière. - Votre comportement ne le dispose guère en votre faveur, dis-je. - Ne nous fait pas payer notre infortune, dit-il, en recourant pour la première fois au ton plaintif qu'avait naturellement sa voix, nous sommes de pauvres animaux, nous n'avons que nos crocs; pour tout ce que nous voulons faire, le bien comme le mal, nous n'avons rien à par nos crocs. - Hé bien, que veux-tu ? demandai-je, à peine radouci. 

- Seigneur, s'écria-t-il, et tous les chacals poussèrent un hurlement; il me sembla que là-bas, très loin, cela sonnait comme une mélodie. 

Seigneur, il faut que tu mettes fin au conflit qui déchire le monde. Tel que tu es tu corresponds à la description qu'ont donnée nos ancêtres de celui qui le fera. 

Il faut que les Arabes nous accordent la paix; un air respirable; un horizon purifié, sans aucun d'eux à portée de vue; sans le moindre gémissement de mouton égorgé par un Arabe; que chaque bête vive jusqu'à son terme et meure paisiblement; que nous puissions la vider de son sang et la purifier jusqu'à l'os sans être importunés. 

La pureté, c'est seulement la pureté que nous voulons - là, ils se mirent tous à pleurer, à sangloter - comment fais-tu donc pour supporter ce monde, toi dont le cœur est nobles et les entrailles sensibles?

Leur blancheur n'est que saleté; le noir chez eux est saleté; leur barbe est une horreur; on a la nausée en regardant le coin de leurs yeux; et s'ils lèvent le bras, c'est l'enfer qui surgit du creux de leurs aisselles. 

C'est pourquoi, ô Seigneur, c'est pourquoi, ô cher Seigneur, à l'aide de la toute puissance de tes mains!"

Alors, obéissant à un brusque mouvement de sa tête, un chacal s'approcha, qui portait, pendue à une de ses canines, une petite paire de ciseaux de couture couverts de vieille rouille. 

"Voilà enfin les ciseaux, maintenant c'est fini !" s'écria le guide de notre caravane, un Arabe, qui contre le vent s'était faufilé parmi nous et brandissait à présent son gigantesque fouet.

Ils se dispersèrent tous en un clin d'œil, mais restèrent cependant à proximité, tapis les uns contre les autres, tous ces animaux, tellement serrés et immobiles qu'on eût dit une mince haie sur de laquelle auraient voleté des feux follets.

"Ainsi, Seigneur, toi aussi tu as vu et entendu ce spectacle, dit l'Arabe avec un rire aussi gai que le permettait la réserve habituelle de sa tribu 

- Tu sais donc ce que veulent ces bêtes ? lui demandai-je. 

- Bien sûr, Seigneur, dit-il, c'est de notoriété publique : tant qu'il y aura des Arabes, ces ciseaux arpenteront le désert, jusqu'à la fin des temps ils l'arpenteront avec nous.

Chaque européen se les voit présenter pour cette grande mission; chaque européen est celui qui leur semble appelé à l'accomplir. 

Ces animaux sont remplis d'un espoir insensé; des fous, ce sont de véritables fous !

Nous les aimons pour cette raison, ce sont nos chiens; plus beaux que les vôtres. 

Mais regarde, un chameau est mort pendant la nuit, Je l'ai fait apporter."

Quatre porteurs arrivèrent et jettèrent devant nous le pesant cadavre.

À peine eut-il touché le sol que les chacals firent entendre leurs voix. Chacun d'eux comme comme irrésistiblement tiré par une corde, ils s'approchèrent en hésitant, le ventre rasant la terre. 

Ils avaient oublié les Arabes, oublié leur haine, la présence de ce cadavre âcre et fumant supprimait tout le reste et les ensorcelait. Déjà l'un d'eux s'accrochait à d'un cou, et le premier coup de dent trouva la carotide. Comme une petite pompe déchaînée qui, vaille que vaille, mais sans espoir de succès, tente d'éteindre un terrible incendie, chaque muscle de son corps travaillait en frémissant sur place. Et déjà pour la même tâche tous se vautraient sur le cadavre en un grand amoncellement.

Alors le guide fit violemment claquer en l'air dans les deux sens son fouet cinglant. Ils relevèrent leurs têtes; à la fois soûlés et sans force; virent les Arabes debout devant eux; reçurent soudain des coups de fouet en plein museau; reculèrent d'un bond et coururent un peu plus loin.

Mais déjà le sang du chameau faisait de larges flaques dont la vapeur s'élevait, son corps était  béant, largement déchiré en plusieurs endroits.

Ils ne pouvaient pas résister; à nouveau ils furent là; de nouveau, le guide brandit son fouet: je lui saisis le bras.

"Tu as raison, Seigneur, dit-il, laissons-les à leur métier; d'ailleurs il est temps de nous mettre en route. Tu les a vus. 

Des bêtes prodigieuses, n'est-ce pas ? Et comme elles nous haïssent !"

Franz Kafka. 

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(1) Note du Collectif rédactionnel :

Schakale und Araber. Écrit, sans titre, dans le Cahier B in-octavo, séparé seulement par un brouillon de lettre de À cheval sur le seau à charbon.

Première publication dans le numéro 2 de la revue sioniste dirigée par Martin Buber : Der Jude (Le juif), accompagné de Un rapport pour une académie. (a) 

(2) Plus de la première moitié du texte(...) occupe la dernière partie du Cahier (...) deux autres ébauches s'intercalent, la seconde commençant par "Mes deux mains commencèrent la lutte") par deux assez longs fragments où intervient le singe Rotpeter; l'un narratif :"Nous connaissons tous Rotpeter...", l'autre un dialogue : "Quand je suis assis comme ça en face de vous, Rotpeter"...

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(a) Notes E'M.C : "Ein Bericht für eine Akademie. Le 22 avril 1917, Kafka envoya ce texte avec douze autres à Martin Buber, pour sa revue mensuelle Der Jude,

sous le titre de Deux histoires d'animaux, (b)le publia à la suite de Chacals et Arabes (octobre 1917) Un rapport...(novembre 1917) 

(b) Justifiant le titre Histoires d'animaux demandé par Kafka à Jude, voici l´incipit de Un rapport pour une académie :

"Éminents Académiciens, 

Vous le faites l'honneur de m'inviter à remettre à votre Académie un rapport sur ma vie antérieure, quand j'étais un singe. (2) 

(c) C'est l'auteur  lui-même qui demande à Buber pour ces deux textes soient publiés sous le titre de Deux histoires d'animaux.

(entre autres sources, Kafka Poète de la honte de Saul Friedländer, Franz Kafka. The Poet of Shame and Guilt, Saul Friedländer, 2013,

puis Seuil, septembre 2014, pour la traduction française. 

Kafka s'est mis à l'hébreu en 1917 "en utilisant le manuel de Moses Rath. (Sources E'M.C. citées en bibliographie et fiches classées, in billets évolutifs.

Dans le cadre de fond à Textes et Histoire, re-voir:

- 16 mai 1906 -  Sykes-Picot, accord secret conclu entre la France et la Grande Bretagne.

- 1908-1923 - Effondrement de l'Empire Ottoman dont on se dispute les chutes. 

- 16 mai 1916 - La Grande Bretagne et la France décident en secret d'une répartition des provinces arabes dans la perspective de l'effondrement de l'Empire Ottoman. Voir carte d'illustration en commentaires. France culture - Le direct - 

- 2 novembre 1917 Lettre d'Arthur Balfour, Foreign Secretary britannique à Lord Lionel W. Rothschild, éminence de la communauté juive britannique et financier du mouvement sioniste.

                                 ----------

- 17 novembre 1922 - Création de la Turquie. 

- 17 novembre 1923 - Partition (sous mandats) de l'Empire entre la Grande-Bretagne et la France. 

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Choix, découpage, notes, prise (de) dates, chapō, E'M.C. 

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