Billet de blog 19 mai 2015

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Gaza: équations d’une mort annoncée

Yuli Novak, ancienne officier de l’armée de l’air israélienne, est aujourd'hui directrice exécutive de l'ONG Breaking the Silence, qui a fait paraître début mai les témoignages de dizaines de soldats de Tsahal ayant participé à l'opération « Bordure protectrice », à Gaza, durant l'été 2014. « Nous avons le devoir de prendre position contre les politiques inhumaines qui sont menées en notre nom », affirme-t-elle en décrivant les équations de calcul des « dommages collatéraux ».

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Yuli Novak, ancienne officier de l’armée de l’air israélienne, est aujourd'hui directrice exécutive de l'ONG Breaking the Silence, qui a fait paraître début mai les témoignages de dizaines de soldats de Tsahal ayant participé à l'opération « Bordure protectrice », à Gaza, durant l'été 2014. « Nous avons le devoir de prendre position contre les politiques inhumaines qui sont menées en notre nom », affirme-t-elle en décrivant les équations de calcul des « dommages collatéraux ».


J’ai terminé mon service en tant qu’officier opérations au sein du centre de commandement de l’armée de l’air israélienne il y a dix ans. Je me souviens très bien des couloirs souterrains fluorescents à partir desquels l’armée israélienne effectue ses frappes aériennes. Je me souviens de l’effroi mêlé d’admiration que nous ressentions tous pendant les opérations, dans les « cellules d’attaque » : ces pièces remplies d’écrans couverts de photos des cibles et de vidéos prises par des têtes de missiles extrêmement précis en route vers leurs cibles. 

A cette époque, l’armée israélienne introduisit une doctrine de combat baptisée « assassinat ciblé ». Le but de ces « assassinats ciblés », tel que je le compris alors, était d’attaquer depuis les airs, avec une précision chirurgicale, des personnes considérées comme « des bombes à retardement ». Dans un article écrit en 2007, Moshe Ya’alon, ancien chef d’état-major de Tsahal et actuel ministre de la Défense, affirmait qu’on n’aurait recours aux « assassinats ciblés » que lorsqu’il n’y avait pas d’autre option. D’après lui, de telles opérations, en raison de leur caractère sensible, devraient être approuvées par les plus hauts responsables politiques et militaires. Il affirmait aussi qu’en l’espace de sept ans, une seule attaque de ce type avait été approuvée en dépit de renseignements indiquant qu’elle entraînerait la mort d’un Palestinien innocent.

L’été 2014 m’a renvoyé en pensée dans ces couloirs souterrains fluorescents. Le nombre de civils tués par les frappes de Tsahal au cours de l’opération « Bordure protectrice » a fait voler en éclats les mythes entretenus par l’armée de l’air à propos de ces opérations prudentes, « chirurgicales ». Lundi 4 mai, Breaking the Silence a publié un recueil de témoignages de dizaines de soldats et d’officiers ayant pris part à l’opération « Bordure protectrice », parmi lesquels des soldats ayant coordonné les frappes de l’armée de l’air. Leurs descriptions des actions de l’armée de l’air m’ont empêché de dormir la nuit.

Ils y évoquent des mécanismes sophistiqués permettant aux commandants des « cellules d’attaque » de procéder à des frappes qui vont entraîner la mort de civils innocents, sans avoir à passer par une chaîne d’autorisations longue et compliquée. Tsahal a créé une équation de calcul des « dommages collatéraux », qui spécifie combien de civils innocents peuvent être tués dans le cadre d’une attaque. Des officiers, n’ayant quelquefois que le grade de commandant, décident d’approuver ou non une attaque en se basant sur l’appréciation du « prix » humain par rapport à la « valeur » de la cible. Un soldat en fonction dans un poste de contrôle pendant « Bordure protectrice » a livré son témoignage à propos de l’une de ces attaques : « Nous avions des renseignements disant qu’il y avait un certain nombre [de civils dans le bâtiment] et cela ne rentrait pas dans l’équation, apparemment. » Pourtant, le bâtiment a été attaqué.

L’équation n’est pas fixée pour toute la durée de l’opération mais définie de temps à autre par le commandement de Tsahal. Par exemple, lorsque l’armée de l’air manque de cibles à attaquer, l’équation change : « Quand nous commencions à être à court [de cibles], on se mettait à frapper des cibles avec des niveaux de dommages collatéraux plus élevés et à y accorder de moins en moins d’attention. »

Dans le même cadre, des attaques ont été autorisées sur la base de preuves extrêmement vagues, telles que l’identification d’un « comportement suspect ». Pendant la dernière opération, « comportement suspect » pouvait signifier : être en train de marcher à quelques centaines de mètres des forces israéliennes avec un portable à la main ; sortir en courant d’une maison ; sortir d’une maison et rester près d’un mur ; ou même faire des gestes confus à la fenêtre d’un bâtiment. L’un des soldats raconte : « Nous avons identifié quelques [silhouettes]. Quelque-chose de “noir” qui bougeait à travers la maison – “noir” signifie chaud [en vision thermique nocturne]. Il y a eu une frappe aérienne – et ensuite on a vu des ambulances [qui arrivaient] sur place et des tas de gens. Le soldat et l’officier [qui étaient impliqués] n’étaient pas sûrs d’avoir compris ce qui s’était passé, pas sûrs de savoir si ce n’était pas une famille là-dedans qu’ils venaient juste d’abattre. »

Désormais, le chef d’état-major de Tsahal ne peut plus se vanter de la rareté des attaques menées malgré la conscience des victimes civiles qu’elles vont provoquer. Nous avons renié la précision qui caractérisait la recherche de cibles spécifiques ; nous avons renié l’égard que nous avions pour la vie des civils innocents. Les officiers de haut rang ont trouvé une manière de se décharger des décisions éthiques délicates sur les échelons inférieurs au moyen d’« équations ».

Nous sommes devenus insensibles à la souffrance de l’autre et indifférents aux pertes de vies humaines du côté palestinien. Cette insensibilité permet à Tsahal de mettre au point des méthodes de combat qui entraînent la mort de centaines de civils innocents, parmi lesquels des enfants et des nourrissons. Avant la prochaine escalade de violence, nous avons le devoir de prendre position contre les politiques inhumaines qui sont menées en notre nom.

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