Correspondance entre deux poètes-résistants palestiniens, Mahmud Darwich et Samih al-Qassim.
Lettre de Mahmud Darwich à Samih al-Qassim.
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Mon cher Samih*
Pour des raisons que tu connais, je n'ai jamais pu adapter l'histoire de Naboth et du roi Achab : "Et Dieu a dit : N'as-tu pas tué, et, en plus, hérité?
À l'endroit où les chiens ont léché le sang de Naboth, les chiens lècheront ton sang de même.
Ceux qui sont morts pour Achab dans la cité seront dévorés par les chiens, et ceux qui sont morts dans les champs seront dévorés par les oiseaux du ciel."
Je n'ai pas terminé cette adaptation parce que la formule :" Nous n'oublierons pas, nous ne pardonnerons pas " n'est pas un programme pour l'éternité.
Nous sommes capables de pardon à mesure que les valeurs humaines se libèrent en nous.
Yezhar Smilanski a écrit récemment, s'adressant à ses propres gouvernants :
"Pourquoi se dérober, feindre d'ignorer, atermoyer, vouloir gagner du temps pour créer des faits accomplis ?
N'allez-vous pas en fin de compte vous asseoir avec les Palestiniens ?
Vous serez inévitablement obligés de reconnaître ce qui n'était pas évident d'emblée.
Pourquoi dès lors ce surcroît de souffrance ?
Pourquoi ne commencez-vous pas aujourd'hui, tout de suite ?"
Sur ce caractêre inéluctable notre ami commun Amos Kenan a écrit :
"Que nous le voulions ou non, la paix s'établira entre Israël et la Palestine.
Alors, qui va porter la responsabilité du sang du dernier enfant palestinien tué une minute avant l'armistice ?"
Kenan m'a invité ensuite à écrire l'oraison funèbre de l'enfant palestinien qui mourra demain...
Dans ce contexte, les officiels israéliens ont déclaré la guerre, au sein d'un poème qui a été écrit, à un poème qui ne l'a pas été.
Ils y ont creusé une mer pour y faire figurer un cimetière pour les juifs.
Ils faut que les orientalistes des services secrets israéliens aient atteint un bien haut degré d'incompétence pour m'accuser d'avoir appelé à jeter les juifs à la mer, - alors que je leur demande de se retirer de nos territoires occupés, comme beaucoup de leurs juifs l'ont demandé avant moi.
N'utilise-t-on pas plutôt cette imposture pour donner une nouvelle jeunesse à des fondements en passe de s'écrouler et qui ont grand besoin d'être ravalés au moment où ils sont sur le point de disparaître ?
Je m'amuse bien, je l'avoue, en lisant les produits de l'imagination de ce Cassius shakespearien connu pour sa haine de la poésie.
Je ne peux m'empêcher de les comparer à la réaction de ce chauffeur de taxi palestinien interrogé par l'AFP sur la raison pour laquelle il écoute tout le temps de la poésie sur son poste de radio et qui répond:
"Cela me raffermit quand je m'approche d'un barrage de l'armée."
Cette campagne est-elle réellement dirigée contre le poème ?
Je ne le pense pas.
Elle fait plutôt partie de la propagande officielle qui vise à contrecarrer la prise de conscience pacifiste d'un grand nombre d'intellectuels israéliens et juifs appelant à la reconnaissance d'un État palestinien à côté de l'État israélien dès le retrait des territoires occupés.
C'est ce qui explique que Yediot Aharonot ait pu écrire que j'avais porté un coup mortel à la gauche israélienne qui invoque la nécessité d'une reconnaissance de l'OLP.
Mais de quel coup s'agit-il ?
De quel poème ?
Sont-ils parvenus à éliminer la fièvre des questions, la conscience écartelée, la guerre des pierres, en occupant l'opinion publique avec un poème ?
Ont-ils vraiment peur de ce poème ?
Je ne le pense pas.
Mais ils sont imprégnés jusqu'à la moelle par les poèmes de leurs premiers immigrants, sur l'assèchement des marais et la fertilisation du désert, sur le retour au paradis après l'enfer des guerres interminables, un paradis garanti par des avions qui éloignent le conflit de leurs frontières.
Or, voilà que l'épreuve fondamentale vient d'éclater à l'intérieur, que la machine de la supériorité militaire s'enraye, que les têtes nucléaires sont inutiles, que l'issue de la bataille, vu la puissance des Israéliens, ne peut aboutir qu'au suicide.
En effet, ce que les pierres vives signifient pour une mentalité figée, c'est le suicide dans la guerre, ou le suicide dans la paix.
Se suicider comme seul choix.
Car appeler à une paix fondée sur la reconnaissance de la réalité et des droits palestiniens, cela signifie, pour la conscience dominante israélienne, renoncer à une existence qui est fondée, elle, sur la disparition du palestinien.
Il faut donc nécessairement que l'une des parties se suicide; sinon, c'est aux deux de le faire !
L'Israélien dicte au Palestinien la langue et les intentions qui doivent être les siennes.
L'alibi des Israéliens que construire leur lutte pour la survie exige en permanence que l'autre soit un sauvage.
Son "antisémitisme" doit justifier l'occupation, et toutes les occupations à venir, destinées à consolider la précédente !
Et quand cette façon de voir est forcée de changer quelque peu, de s'adapter à de nouvelles conditions, l'Israélien exige du Palestinien absent qu'il soit présent malgré tout, rien qu'un instant, pour rappeler que l'Israélien qui est ne doit son existence qu'au Palestinien qui n'est pas.
Celui-ci se doit de renoncer à être un homme, de renoncer librement à son existence.
Cette dialectique absurde ne prendra fin que lorsque le Palestinien signera l'acte par lequel il renonce à son être en même temps qu'à sa cause.
Il devra ratifier une déclaration où il dit, pour assurer à l'Israélien les conditions de son existence, que son pays n'est pas le sien, à moins qu'il déclare exiger qu'on jette les juifs à la mer, ce qui donnera définitivement à l'Israélien son droit légitime à l'occupation, bonne conscience en sus.
Mais le Palestinien n'est ni absent ni bourreau.
La propagande israélienne a-t-elle besoin d'une poème comme "Passants parmi les paroles passagères" pour tester ses facultés exceptionnelles à la falsification des faits et au déni de l'autre ?
Pourquoi voit-elle dans la mer, qui est le lieu de notre exode, un cimetière de juifs ?
Qui a jeté l'autre dehors ?
Qui de nous a spolié l'autre ?
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In, PALESTINE MON PAYS - L'affaire du poème - Mahmud Darwich, Editions de Minuit, 1988.
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Samih al-Qassim, ami de Mahmud Darwich.
Auteur d'une œuvre importante dont un recueil intitulé : Je t'aime au gré de la mort, paru en 1988 aux Editions de Minuit.
Il a dirigé les Editions Arabisk et a collaboré à de nombreuses publications en arabe.
Bibliographie, choix et découpage El'Mehdi Chaïbeddera