Peu après la fin des combats de la guerre du Golfe, en 1991, Dan Miron, un critique littéraire de renom, expliqua que sa première réaction face à la guerre prit forme alors qu'il séjournait aux Etats-Unis :
UNE IMAGE INFINITAIRE
" Au premier matin de la guerre, c'était un samedi, à New York, la chaîne de télévision CNN a diffusé, d'une façon extraordinairement longue, une prise de vue de Jérusalem, où précisément il ne se passait rien.
On voyait un vieux Juif qui s'était en chemin pour la prière du matin de sabbat; coiffé de la kippa et d'un chapeau de fourrure, il courait dans la rue déserte.
Le gros plan effectué par la caméra mettait en évidence les traits du visage marqué par la sueur et la peur, alors que retentissait une sirène.
Ainsi allait le pauvre juif, de son pas mal assuré, filmé pendant au moins trois minutes, ce qui, à la télévision, apparaît comme un tempd infini."
(Voir Hayer, 1er mars 1991, pp. 30-32)
L'IRE DE DAN
Cette image a suscité la colère de Dan Miron, homme de gauche et sans aucun doute l'un des plus grands intellectuels israéliens, qui formula l'une des critiques les plus dures entendues dans le champ culturel israélien à propos de la non-intervention de son pays dans la guerre.
En février 1991, il publie un article intitulé: "Si Tsahal existe, qu'il apparaisse tout de suite !", paraphrasant une phrase du poète Haïm Nahman Bialik qui, lors du pogrom de Kichinev, au tout début du XXème siècle, s'était écrié: " S'il existe une justice, qu'elle apparaisse tout de suite !"
Contrairement à Bialik, Miron savait que la justice a souvent besoin de la force pour s'accomplir et, vivant dans un pays où le recours à la force est fréquent, il lui a paru naturel d'exiger de son gouvernement l'envoi de troupes face à la menace d'un nouveau "pogrom"
(Voir Haaretz, 14 février 1991)
Note: Sauf que dans le cas de son pays, nécessairement occidentalisé, cette force d'occupation, essentiellement répressive, intensive, assymétrique ressortit de l'injustice, bénéficiant d'une indigne et écrasante complicité occidentale.
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L'avènement de la démocratie libérale à la fin du XIXème siècle, a contribué à conférer aux élites intellectuelles un pouvoir relativement autonome par rapport à la puissance étatique.
Il faut cependant bien voir que cette autonomie s'est heurtée à la prétention de la grande presse de s'ériger en porte-voix de la vérité auprès des masses.
(...)
HOPINER !
Le combat de 1898 pour la conquête de l'opinion publique a revêtu en fait la dimension d'un affrontement entre deux couches différentes de producteurs de savoir et d'imperatifs moraux : face à la grande presse, qui avait façonné l'opinion, pendant trois ans, se sont mobilisés les intellectuels, producteurs de symboles profonds, qui, en recourrant aussi aux nouveaux vecteurs de communication, ont orienté l'ensemble de la sphère culturelle dans le sens de leur vision politique et morale.
Depuis lors, le libéralisme démocratique, et pas seulement en France, a entériné l'idée d'une assez grande autonomie des intellectuels et s'est également montré tolérant face aux incursions de ceux-ci dans le champ politique.
Avec l'entrée dans l'ère du parlementarisme démocratique, ou le discours participe de la régulation du rapport des forces politiques, une place de choix fut laissée aux grands maîtres de la parole que sont les intellectuels,
Cependant, comme l'on sait, les changements dans les moyens de production entraînent des modifications dans les rapports de production; cela touche également le monde la production et de la diffusion du savoir.
LES "DUPLICATEURS"
Ainsi, à la fin du XIXème siècle, les producteurs de la haute culture, grâce à leur maîtrise du verbe, sont parvenus à se soumettre les "duplicateurs" et les diffuseurs de la culture.
En revanche, dans une civilisation où l'audio-visuel est devenu le lieu majeur de la production du savoir, le statut des "duplicateurs" de la culture s'est considérablement renforcé aux dépens de celui des producteurs.
(...)
La guerre du Golfe apparaît comme un évènement marquant dans la modification de ce rapport des forces culturelles.
On a ainsi pu assister à une coordination sophistiquée entre les pouvoirs politiques occidentaux et les réseaux de communication électronique, qui a donné lieu à un dispositif de représentation audiovisuel impressionnant et fourni simultanément le flot et le filtre de l'information, mais aussi, immédiatement, le schéma moral qui en découlait.
LA CIGUË DE CNN
Les images diffusées par CNN, dès le premier instant, ont établi qui était le bon et qui était le méchant, qui ètait le bourreau et qui était la victime.
ABOMINABLES MONTAGES
Après l'image du vieux juif dans Jérusalem, sont venues celles des Scud tirés dans la nuit, puis celles des bébés assasinés au Koweit par des soldats irakiens - qui par la suite de révélèrent être le résultat d'un montage.
Les dizaines de milliers de victimes du côté de l'Irak, n'ont, en revanche, jamais été montré à l'écran: les deux protagonistes de la guerre y trouvaient un intérêt commun. (1)
Que pouvait donc ajouter à cet amoncellement audiovisuel quotidien l'intellectuel d'élite ? (2)
Jean-Luc Godard a pu dire dans l'un de ses films que " le cinéma, c'est vingt-quatre fois la vérité par seconde."
Les retransmissions télévisées en direct s'emploient en permanence à nous convaincre de la véracité de cette phrase.
Peut-il y avoir une vérité plus vraie que cette "réalité vivante" à laquelle nous assistons au moment même où élle se déroule ?
Cette "réalité vivante" engendre la conscience profonde d'une réalité transparente, directement compréhensible et n'ayant donc guère besoin d'être conceptualisée.
La sensation d'être le témoin direct d'évènements authentiques rabaisse le statut des médiateurs culturels traditionnels que sont (qu'étaient ?) les intellectuels.
Cette culture nouvelle, "informationnelle et communicationnelle", ne manquera pas de développer l'ethos de l'intellectuel impliqué dans la mise au jour des vérités cachées (conception née de l'affaire Dreyfus).
(...)
L'examen des formes d'intervention et des prises de position des intellectuels israéliens pendant la guerre du Golfe montre que le rôle culturel essentiel, mais non le seul, laissé aux "grands" producteurs de culture concerne l'élaboration de comparaisons historiques. (3)
L'intellectuel s'efforce, certes, d'apparaître comme le décrypteur d'une réalité confuse, comme celui qui définit une éthique dans le domaine des données politiques et qui crée ou réfute des symboles sociaux, politiques, etc.
Mais le champ public a-t-il réellement besoin, aujourd'hui, de ce type de service spirituel ?
BONNETEAU ANALOGIQUE
Il semble que cette fonction devienne de plus en plus superflue et que la préférnce soit donnée maintenant à l'homme d'esprit "porteur d'héritage", dont la contribution à la conscience collective consiste à formuler des analogies, et principalement des analogies historiques.
Bien sûr, l'image télévisée est déjà chargée d'éléments d'ordre comparatif - par exemple, le vieux juif saisi de frayeur à Jérusalem.
Les journalistes de l'audio-visuel, comme ceux de l'écrit, n'ont cessé de replacer la guerre du Golfe dans une continuité historique où l'on peut distinguer les bons et les méchants.
Aucune pensée politique ne saurait évidemment exister sans procéder par analogies; cependant, le fait de traduire des analogies associatives en analogies conceptuelles, demeure l'apanage des "grands" intellectuels.
S'ils découvrent en même temps que leurs contemporains le présent projeté sur les écrans de télévision, ils détiennent, en revanche, une plus grande connaissance du passé et sont, peut-être, de ce fait, un peu plus à même d'imaginer le futur.
(...)
CEUX DU "RANG" ET PHARÉS
La plupart des intellectuels du "rang" ont en l'occurrence adopté une position identique à celle des intellectuels "phares", à savoir l'approbation des actions militaires menées contre l'Irak.
Seules quelques personnalités isolées exprimèrent une réserve critique à l'égard d'une mise en avant unidimensionnelle de la logique belliciste.
Voilà qui illustrait une fois de plus le fait qu'en situation de crise, face à un ennemi extérieur, le champ intellectuel ne se divise pas comme en période d'agitation politique interne.
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Les mots et la terre - Les intellectuels en Israël - Shlomo Sand, Flammarion, 2010.
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Choix, découpage, titre, intertitres, notes, chapô, E'M.C.