Billet de blog 19 juin 2016

lucile longre
photographe et écrivain
Abonné·e de Mediapart

De l'importance du Souffle en photographie

Après avoir écrit sur le vide et le blanc , composants essentiels de la photographie, je me propose d’écrire sur le Souffle, qui est aussi un des fondements de la photographie.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

  De l’importance du Souffle en photographie

« Il ne s’agit pas tant d’imiter la nature que de prendre part au processus même de la Création ».

François Cheng, Souffle-esprit, Textes théoriques sur l’art pictural chinois, Points-Seuil, 2006, p. 58.

Après avoir écrit sur le vide et le blanc[1], composants essentiels de la photographie, je me propose d’écrire sur le Souffle,  qui est aussi un des fondements  de la photographie.

J’ai montré, dans mon article sur le vide et le blanc, combien le Vide, avec un grand V, irriguait toute photographie, par référence à la calligraphie chinoise, elle-même très influencée  par l’esprit du Tao. Je souhaiterais  ici poursuivre cette analogie entre calligraphie chinoise et photographie, mais aussi entre arts martiaux et photographie, comme je l’avais déjà fait dans un précédent article[2]. Je ferai référence ici particulièrement à l’Aïkido, et à la pensée de maître Morihei Uyeshiba, fondateur de l’Aïkido au XXe siècle.

Tout d’abord, voici un rappel de l’importance  de la notion de Vide et de Souffle dans le Tao. Voici ce qu’en dit le calligraphe et poète François Cheng :

 « Pour saisir l’essence  de la peinture chinoise, pour pénétrer les intimes motivations du peintre chinois, il ne serait donc pas inutile de rappeler, fut-ce en quelques lignes, ce qu’est la cosmologie chinoise.

Avant tout, une conception centrée sur l’idée du Tao. Le Tao, qui, en chinois, signifie la « Voie », ne serait autre que cette « Création en marche » dont l’homme est, nous le verrons, un maillon vital. S’il faut résumer les rouages de base du Tao, nous ne pensons pouvoir mieux le faire qu’en citant une affirmation de Laozi, le «  père » du taoïsme, affirmation brève mais décisive contenue dans le chapitre XLII de son Daode jing ou Livre de la Voie et de sa Vertu :

Le Tao d’origine engendre l’Un,

L’Un engendre le Deux,

Le Deux engendre le Trois,

Le Trois engendre les Dix-mille êtres.

Les Dix-mille êtres endossent le Yin,

Embrassent le Yang,

Accèdent à l’harmonie

Par le Souffle du Vide médian.

De ce passage, en simplifiant beaucoup, nous pouvons donner selon la tradition l’interprétation suivante. Le Tao d’origine est le Vide suprême dont émane le Souffle primordial qui est l’Un. Ce souffle primordial engendre à son tour les souffles vitaux Yin et Yang qui forment le Deux. Ces deux souffles vitaux, par leur interaction, sont virtuellement capables d’engendrer les Dix-mille êtres de l’univers créé. Toutefois, entre le Deux et les Dix-mille êtres se place le Trois. Ce Trois n’est autre que ce qui est nommé dans le dernier vers, à savoir le Souffle du Vide médian. Comme son nom l’indique, ce Souffle tire son origine et son pouvoir du Vide suprême, et dans le même temps, il joue un rôle médian entre les deux souffles vitaux Yin et Yang, les entraînant dans le processus de l’interaction et de la transformation. En effet, sans l’intervention du Souffle du Vide médian, le Yin et le Yang, face à face, resteraient des entités inertes, chacune se complaisant dans son statut propre. Alors qu’avec l’avènement de ce souffle intermédiaire, creusant entre eux comme une aire d’attraction réciproque et d’échange, ils participent à tout le processus dynamique dont nous parlions.  C’est bien ce troisième Souffle qui, par son vide actif et régulateur, permet à la transformation de s’opérer dans l’harmonie. D’après ce qui vient d’être dit, on peut retenir, dans la conception du Tao, l’importance du Vide et du  Souffle, tous deux liés, tous deux agissants ».

François Cheng, Souffle-esprit, Textes théoriques sur l’art pictural chinois, Points-Seuil, 2006, p.161-162.

On voit donc ici combien la notion de Souffle est à la racine de toute création et de toute créativité, et combien, que ce soit en calligraphie comme en photographie, il importe de bien saisir l’essence de cette notion. En chinois on parlera de Chi, ou souffles vitaux : «  D’après la cosmologie chinoise, l’univers créé procède du Souffle primordial et des souffles vitaux qui en dérivent. D’où l’importance, en art comme dans la vie, de restituer ces souffles. «  Animer les souffles harmoniques », canon formulé par Hsieh Ho au début du VIème siècle, est devenu la règle d’or de la peinture chinoise[3] »

Grâce au Chi, le Ki  en japonais, le peintre se reliera à la fois au Ciel et à la Terre, et se fera l’interprète de la Création toute entière. La respiration de l’Univers entier passe par lui, chose que l’on retrouve aussi dans l’Aïkido :

«  Lorsque vous vous déplacez sous l’impulsion du flux cosmique, le «ki » transforme votre technique en mouvement créateur semblable à la première manifestation de l’énergie universelle à l’origine de toutes choses créées.

Laissez agir le « ki » à travers vous- même !

Quand vous vous déplacez dans votre « sphère », vous devez agir comme si vous étiez le point le plus important de l’univers, comme si toute la force cosmique se concentrait sur vous pour vous faire agir.

En adoptant cette attitude d’esprit, vous vous ouvrirez à un influx de forces toutes puissantes qui vous libéreront de la crainte. »

André Nocquet, Maître Morihei Uyeshiba, présence et message, Guy Trédaniel éditeur, 1987, p.  130.

Lorsque le créateur s’ouvre à la fois au Vide et est pénétré par le Souffle, le Chi, l’Univers en entier s’ouvre en lui, il devient arbre, eau ou montagne, il devient un élément lui- même de l’Univers, de même qu’il contient cet Univers :

 «T’ang Tai

(dynastie Ts’ing)

C’est grâce au souffle que l’univers, dans son perpétuel mouvement d’ouverture et de clôture, porte et façonne toutes choses. Il en va de même pour la peinture. Les Anciens, dans leur pratique, se référaient aux souffles vitaux Yin et Yang (…), en sorte que dans leurs réalisations (…), il n’y ait pas un trait qui ne soit original, ni un point qui ne soit vivant. Car le naturel qui découle de leur pinceau-encre s’accorde au naturel du Ciel (Yang) et de la Terre (Yin). Ce naturel, toutefois, ne s’obtient point naturellement ni rapidement(…) Il faut que, durant une longue période et par une concentration de tous les instants, l’artiste intériorise le monde extérieur, tout en assimilant la technique picturale, jusqu’à ce que chez lui l’acte de peindre vrai et juste devienne sa respiration même. Parvenu à ce stade, l’artiste verra que tout ce que son cœur ou sa main désireront sera naturellement conforme à la loi. Ou, inversement, que la loi transformera au gré de son désir. Ce qu’il fera sera à l’image du vent qui frôle la surface de l’eau et provoque des rides rythmiques. Il a été dit : » il ne s’agit pas tant d’imiter la nature que de prendre part au processus même de la Création. »

François Cheng, Souffle-esprit, Textes théoriques sur l’art pictural chinois, Points-Seuil, 2006, p.57-58.

Grâce au Souffle et au Vide, le peintre va pouvoir saisir l’élan même de la Création et dépasser les limites du visible :

« Chu Ching –hsüan 

      (dynastie Tang)

La peinture est sacrée. Elle scrute ce que le Ciel et la Terre ne montrent pas et révèle ce que le soleil et la lune n’éclairent pas. Au moyen d’un menu pinceau, le peintre apprivoise les 10 000 êtres ; et, se servant d’un « pouce carré », il appréhende l’espace sans limites. Grâce à cet art qui consiste à mettre de l’encre sur la soie et à cerner la matière selon la loi de l’esprit, le visible se trouve représenté, l’invisible même prend forme.

(Un «  pouce carré » est le cœur humain, siège des sentiments et de l’esprit). »

François Cheng, Souffle-esprit, Textes théoriques sur l’art pictural chinois, Points-Seuil, 2006, p. 30.

Le souffle, la respiration est donc un élément préalable et indispensable à tout geste créateur, il est à la racine de toute vie et de toute existence

«  Vous le voyez, nous nous trouvons inlassablement ramener à cette notion qui remonte aux sources même de la vie, inaccessible à notre savoir humain et ne pouvant  être recréée  que par l’acte de «  shin-kokyu ».

Par ce seul mouvement, l’esprit humain, en s’élevant, se vide de tout désir et de toute peur, et, devenant semblable à une plaque photographique vierge, il pourra parvenir à cette appréhension directe et non discursive de la réalité».

André Nocquet, Maître Morihei Uyeshiba, présence et message, Guy Trédaniel éditeur, 1987, p.236.

« Shin Kokyu »… Voici ce qu’en dit Christophe Page, maître d’Aïkido : « 

Maître Tamura débutait toujours son cours par un exercice de respiration ou Kokyu Dosa. Ce travail respiratoire peut être pratiqué au début de plusieurs préparations différentes, peu importe laquelle.

J’aimerais apporter quelques explications à celui que je fais très souvent au début de mes cours, que je nommerais Sen Shin Kokyu.

« Sen » signifie laver, nettoyer, purifier,

« Shin » l’âme, le cœur au sens esprit du terme,

« Kokyu » respiration, Ko veut dire inspire, Kyu expire.

Donc « La respiration qui purifie l’âme ».

Mettez-vous en seiza (à genoux) bien droit, les épaules relâchées et placez vos 2 mains par le bout des doigts sous les dernières côtes légèrement au-dessus de l’ombilic.

Inspirez par le nez le plus complètement possible, puis expirez lentement et longuement par la bouche tout en enfonçant vos mains qui, progressivement, creusent votre ventre.

En même temps, penchez-vous en avant au fur et à mesure de votre expiration. Cet exercice est à répéter 3 ou 4 fois.

Ce travail est fait pour nettoyer, dégager les impuretés du corps et de l’esprit. Essayez de visualiser les pensées négatives sous la forme d’une fumée noire qui s’exhale à chaque expiration. À chaque inspiration, en revanche, essayez d’inhaler du blanc ou des couleurs positives. Cette ancienne technique bouddhiste a été́ enseignée par Tamura Sensei dans le but de nettoyer les émotions négatives en les « exhalant » jusqu’à ce que la fumée devienne blanche, vivante et gaie.

À la fin de cet exercice, décidez « maintenant, je suis propre ».

Puis, pendant un petit moment, on se concentre sur soi et sur la respiration. Celle-ci devient plus lente, plus complète, plus profonde. La meilleure respiration est alors abdominale. Une respiration lente et profonde fera jouer le diaphragme qui fait sortir et rentrer l’abdomen avec le va-et-vient du souffle jusqu’au fond des poumons. La tension du corps se relâche un peu plus à chaque expiration, comme si elle n’attendait que l’ouverture de cette voie pour s’échapper. C’est l’une des portes d’entrée de la méditation et de tous les états transcendantaux. Peur, colère et désirs inutiles s’évanouissent sous la douceur de ce souffle que beaucoup disent sacré. On s’efforce de rester le plus possible branché sur ses sensations intimes, attentifs aux petits
mouvements d’âme qui signalent un début de crispation, une joie fugace. Il est important de bien connaître son « paysage intérieur », de savoir si l’on se trouve dans la zone de sérénité ou dans la zone de stress, de détecter les sources de tension, de crispation et apprendre à lâcher prise pour les éviter le plus possible.[4] »

On voit donc que le Souffle, la respiration sont un puissant élément d’harmonie pour se  mettre en accord avec soi- même et le monde. Qui se laisse pénétrer par le Souffle et fait place en lui au Vide peut accomplir de grandes choses, comme en état de transe.

La transe, et l’impression de voir le Souffle primordial à l’œuvre, c’est bien ce qui ressort de l’œuvre du photographe français Xavier Zimbardo[5].

Ce photographe, connu notamment pour ses photos de la fête de Holi en Inde, a une œuvre véritablement inspirée. Lorsque l’on regarde ses photos, qu’il s’agisse des portraits des veuves indiennes, pour lesquelles il se dépense sans compter[6], ou de sa série «  L’esprit des lieux [7]» par exemple,  elles donnent toutes l’impression d’être habitées par un photographe en état de grâce et d’apesanteur. C’est comme si Xavier Zimbardo, au terme d’une longue méditation et d’une longue et patiente observation du monde qui l’entoure, avait réussi à en capturer l’essence et la magie intime.

Dans ses images, on a souvent l’impression que le photographe danse autour de son sujet, une sorte de danse mystique et intérieure, une danse d’être, où le créateur se sent relié aussi bien à l’infiniment grand qu’à l’infiniment petit. Cet état de transe, Xavier Zimbardo sait le communiquer au spectateur de ses images et on  a souvent l’impression de pénétrer dans un autre monde, dans une autre dimension, enchantée et enchanteresse, de la réalité. Avec ses photographies, on est amené à porter un autre regard sur ce qui nous entoure, à ressentir plus intensément l’entièreté de la Création.  Ce photographe nous rend plus sensible, plus aimant, plus humain, et grâce à lui et à son œuvre, plus rien de ce qui est humain et de ce qui nous entoure ne nous est étranger. Qu’il en soit remercié.

Lucile LONGRE

19 juin 2016


[1] Pour cet article et pour comprendre tout ce qui va suivre, voir le lien suivant  https://imagesetimageurs.com/2016/01/30/le-vide-et-le-blanc-contributions-a-une-theorie-generale-de-la-photographie/

[2] https://imagesetimageurs.com/2015/12/21/vers-lharmonie-photographie-et-voie-de-larc/

[3] François Cheng, Souffle-esprit, Textes théoriques sur l’art pictural chinois, Points- Seuil, 2006, p. 155.

[4] http://aikikai-du-diois.org/origines-de-l-aikido/sen-shin-kokyu/

[5] http://www.xavierzimbardo.com/accueil.html

[6] http://www.xavierzimbardo.com/galerie-113.html

[7] http://www.xavierzimbardo.com/galerie-8.html

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