Il n'y a pas si longtemps (à peine un an), dans certains milieux, avoir de l'attachement pour sa nation, la France, était honteux. C'était du nationalisme, voire du pétainisme, et beaucoup de journaux se faisait volontiers porte-parole d'une telle attitude de pensée. Maintenant, depuis jeudi ou vendredi derniers, ce qui serait honteux c'est le fait même de vouloir débattre, réfléchir publiquement à ces questions d'identité nationale, au sein du peuple, dans ses quartiers, préfectures, ses écoles, ses mairies, ses lieux de rencontre, etc.
Par exemple, des dizaines d'intellectuels, écrivains, artistes, responsables politiques ont signé l'appel, lancé par Mediapart, pour refuser le «grand débat sur l'identité nationale». Ce débat est jugé «ni libre, ni pluraliste, ni utile». Pour condenser ce qu'on entend plus largement dire dans divers journaux ou sites internet, il serait ignoble de lier la question de l'identité nationale au fait de l'immigration et de la venue en France de la religion musulmane.
Pourtant, et à première vue, cette religion est très différente du christianisme jusqu'alors prédominant - et source des grands acquis de l'esprit européen (dont les Droits de l'homme qui en sont une laïcisation). De plus, c'est indéniablement, par le nombre de ses adeptes, une religion toute nouvelle puisque très peu présente sur le sol français, il y a encore 40 ans.
Voilà sans doute qui interroge légitimement : quelle place faire à la religion musulmane au sein de la république et la laïcité à la française, comme au sein de l'identité française ? Pourtant ce sont des questions qu'il ne faudrait surtout pas poser publiquement, des questions qui doivent être interdites de narration, de réflexion dans l'espace public et dans les institutions de la république. Il serait, dit-on, extrêmement dangereux de participer à de telles rencontres, ce serait agir ou par naïveté ou par perversité. Naïf, on se laisserait piéger, car le débat est « instrumentalisé » par le pouvoir (« t'as pas vu que... », « c'est pas par hasard que ... », etc.) ; ou bien (si pas naïf, alors pervers), on chercherait par ce débat à stimuler sournoisement la xénophobie, voir même le racisme anti-musulman, anti-immigré.
Quels que soient les motifs de cette condamnation, et même la pertinence de certains aspects de ce type de discours, cette attitude de rejet est néanmoins encore plus dangereuse que le danger qu'elle prétend contenir. Au contraire, il y a, à mes yeux, urgence d'en débattre. C'est ce que je voudrais essayer d'établir.
Il faut partir du principe que l'identité d'un peuple n'est rien (« la nature ne fait pas de peuples », dit Spinoza) si elle n'est fabulée. L'identité est objet de « fiction » (aux deux sens indissociables en ce cas de façonnement et de récit). Ce n'est donc pas une chose ou une substance (« mêmeté ») ; l'identité d'un peuple, comme celle d'un individu, est une ipséité : soit une unité qui avant tout se pense, se réfléchit (comme on dit par exemple « nous-même ») et partant se raconte. Ce récit n'est pas fixé une fois pour toutes ; il est ouvert, en remaniements constants, surtout quand il se penche sur les origines et les racines passées ; c'est à une invention propre, rétrospective qu'il se livre alors, en fonction du présent, de ses problèmes actuels et de ses espérances futures. Mais quelle que soit la « fausseté » (arbitraire, contingence) des symboles, des noms, des imaginaires, des « mythes » auxquels un peuple s'attache momentanément mais inévitablement, il n'est pas possible de faire fonctionner le social sans un récit capable de fournir la base minimum d'un sentiment d'appartenance à une même communauté politique (ethnie, peuple, nation, empire, union des soviets, etc.).
De là résulte que le refus de débattre revient à assécher cette veine fabulatrice, revient à couper court à la fabulation sans laquelle il n'est pas de peuple. Violence terrible à l'égard du peuple de la part de ceux-là mêmes dont la fonction et le prestige est ancrée ou en dernier lieu légitimé par la puissance de raconter. Priver un peuple de narration, c'est le priver de lui-même. Premier danger.
D'autre part, l'identité suppose un nom, un trait qui permet l'identification, soit, en l'occurrence le mot France. L'Un minimal se fait autour d'un nom, et ne peut être dissocié des fictions partagées, des narrations qui façonnent un peuple spécifique, singulier dans sa différence avec les autres peuples ou cultures, et qui veut, à partir de là, sa reconnaissance et son maintien historique, culturel, soit la possibilité de pouvoir continuer à se narrer et s'inventer. Où trouver ce nom ? Les Droits de l'homme peuvent-ils le fournir ? Les Droits de l'homme et les institutions de la « République » sont certainement essentiels, incontournables, mais insuffisants pour le problème posée par l'identité. Etant universels, ils ne peuvent à eux seuls sans contradiction permettre l'identification singulière d'un peuple. Pourquoi ? Parce que tout peuple est invité identiquement à devenir tel, soit à ne pas se distinguer des autres peuples. Par conséquent, « Français » n'a pas à être interrogé, il est sans figure, sans contenu ni consistance. Dans cette optique, nous ne formons pas une nation ou un peuple sans que nous ne soyons en même temps fondus ou confondus dans l'universalité ou l'uniformité de tout peuple démocratique. Il serait contradictoire que les droits universels auxquels le peuple français veut s'identifier puissent lui servir de différenciateur et donner à « français » un contenu déterminé. C'est un nom « blanc », vide et comme tel angoissant, désorientant. Abandonné, le nom peut être accaparé par plus redoutable ... Quoi serait pire que cette interdiction (morale) à ne plus nous fabuler au nom même du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire à se fabuler ? Deuxième danger.
Enfin, et en conséquence, les différents récits de soi d'un peuple doivent pouvoir suffisamment résonner dans quelque chose qui les entraîne dans un même « souffle », une même ligne d'avenir, soit ce que Renan appelait l'âme ou l'esprit d'un peuple. Un récit partagé qui fonde un sentiment d'appartenance, voilà ce qu'est l'identité d'un peuple. Quelque chose comme un sentiment d'appartenance est nécessairement à la base du « vouloir vivre ensemble » et sans lui ce dernier disparaît faute de « volonté ». Le vouloir en question ne peut être entièrement rationnel et réduit à une ossature juridique ou constitutionnelle sans par là faire perdre à cet ensemble toute particularité différenciatrice (en vertu de l'argument précédent). Le refus du débat est alors nécessairement une blessure infligé au peuple, soit à son sentiment d'appartenance, à son vivre « ensemble ». Refuser de partager une réflexion, un débat sur le vivre ensemble c'est virtuellement ne plus déjà vivre ensemble, c'est scinder ce vivre ensemble en deux clans qui ne se parlent plus... Une France coupée en deux, et par ceux-là mêmes qui veulent par ailleurs l'unité profonde de ce même peuple. Troisième danger.
L'instrumentalisation est un argument sans doute valide mais second. De plus, il peut se retourner contre leurs utilisateurs, puisque cette notion sert d'alibi à une partie de ceux qui, faute d'une réflexion sur ces questions qui sont au fondement du politique, se trouvent gênés par le débat en question. Faire du débat sur l'identité nationale un sujet tabou par peur du nationalisme conduit à le renforcer, car si les règles de vie communes (droits de l'homme, principes démocratiques, etc.) n'ont pas pour objectif de permettre à la singularité de chaque peuple de s'exprimer, à quoi peuvent-elles bien servir ? L'homogénéisation des cultures n'est-elle pas le pire des dangers, nous privant selon Claude Lévi-Strauss de la plus grande des richesses, la diversité des cultures et des identités, pour une humanité qui n'existe qu'au pluriel ? Ce qui réclame débats et narrations n'est rien moins que l'hétérogenèse des cultures, notre finalité la plus urgente.
Philippe Mengue, philosophe, auteur de Peuples et identités, éd. de la Différence, 2008