Aux Suds, on regrette parfois d’avoir succombé à une sieste, trop traîné en terrasse, ou loupé le concert de 11h, alors qu’on s'était promis de se coucher tôt pour tenir la longueur. N’est-ce pas aussi cela que l’on appelle l’été ? Tout ce foin pour ne pas en rater une miette. Ici, on sert les concerts sur un lit de petits discours, afin de mieux les déguster. Ici, la musique se pratique dans toutes ses modalités : des découvertes matinales aux siestes musicales, des moments cristallins aux baroufs populaires, des concerts gratuits aux teufs de nuit. Cette semaine-là, les Suds fondent sur la ville et se glissent entre les pavés, conscients que la force se cache dans les interstices. Dur dur dimanche soir d'atterrir, les rétines éblouies et le cœur en surpoids, celui des retours de voyage.

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Stéphane Krasniewski (directeur du festival) : J’étais impatient de voir beaucoup de choses. Il me tardait de voir la création de Raül Refree et Walid Ben Selim, qu’on a initiée et accompagnée depuis 2 ans. Aussi Dame Area, qui est un projet extrêmement atypique dans le paysage des musiques du monde et qui pourtant résonne avec beaucoup d’autres choses. Puis évidemment Piers Faccini, Yerai Cortes pour sa première en France. Tout ça va nécessairement marquer l’histoire du Festival.
Tant de découvertes et d’émotions, après un an de travail, n’est pas sans provoquer une petite dépression post-partum chez les forces vives de l’évènement. C’est qu’il faut une sacrée niaque pour remettre le couvert chaque année. Cependant, chaque année – évidemment – l’aventure prend toujours plus de sens. Parce qu’il est avant tout un festival de musiques et de fête, c’est par sa programmation que le festival appelle son public, depuis trente ans, à s’interroger sur les mutations d’une société en perpétuel mouvement.
S.K : Je dirige le festival depuis 2019. Je suis arrivé en 2004 en tant qu’administrateur. Assez vite Marie-Jo (la fondatrice du festival en 1996) m’a associé à ses déplacements et ses réflexions, puis à la programmation dans une organisation assez horizontale.

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Ça nous tient à cœur de donner la parole à des artistes issus de zones de conflit ou de territoires en lutte, pas forcément parce qu'il se voient ou se pensent comme des porte-parole, mais parce que la culture, quand on est en exil, quand on n’a pas de pays, ou qu’il est en guerre, c'est ce qui continue de souder notre identité. Ça a été vrai pour le peuple juif, c'est vrai pour les Palestiniens, ou pour le peuple kurde. Ces peuples se soudent autour d’un patrimoine immatériel qui les réunit, donc leur ouvrir nos scènes pour faire entendre leurs cultures et contribuer à l’existence de celles-ci,c’est fondamental.
Pour moi, un festival comme les Suds est un arrêt sur image sur la musique que fait le monde en ce moment. Qu’est-ce que cette musique nous raconte ? D'accueillir Tales & Ahlam, ce duo franco-libanais, le quatuor Rokh qui vient d’Iran, Salif Keïta, alors que les relations diplomatiques avec les pays du Sahel sont rompues. Au-delà de l’angle géopolitique, on peut parler de la scène barcelonaise. Cette année on a quatre axes totalement différents entre Raül Refree, Za !, Dame Area et Tarta Relena. Quatre entrées qui racontent la scène barcelonaise après quelques années – je pense – d'apathie et de difficulté de sortie de la vague Manu Chao.
N’en déplaise à “celleux” que ça dérange, vivre c’est muter. La musique vivante mute donc et se réinvente, sans répit, depuis trois décennies de programmation. En France, c’est seulement au début des années 90 que les musiques du monde (ce fourre-tout qui se définit par opposition à la variété française) sortent des cercles communautaires. Le raï explose à Montreuil, Johnny Clegg, Goran Bregović et la Mano Negra envahissent les ondes et font salles combles. C’est aussi Khaled au 20h de TF1, première chaîne de France. C’est dans ce contexte que Les rencontres du Sud sont nées, rebaptisées Les Suds à Arles pour leur 4 ans. Aujourd’hui, la légitimité de certaines musiques aux influences multiples comme JUL ou Rosalía, n’est plus remise en question dans la culture populaire. Mais si l’industrie s’ouvre à tous les horizons, elle stigmatise encore la diversité de celles et ceux qui l’écoutent, en attestent le deux poids, deux mesures face aux succès d’Aya Nakamura ou du défunt Werenoi. Un traitement que connaissent bien les artistes de musiques électroniques, enfin à peu près sorti·e·s du mépris de la classe dominante.
S.K : Mon rôle, c’est d’être toujours à l’écoute et de me faire l’écho de la musique que fait le monde. C’est de faire en sorte que le festival évolue pour pouvoir accueillir ces musiques. Par exemple, les artistes, à partir de 2008, nous ont imposé une scène de nuit pour accueillir leur performance dans leur formes les plus actuelles, électro et urbaine. Le festival a sa vie propre, et c’est à nous d’accompagner cette belle machine, pour qu'elle continue d’être le lieu et le moment d'expression de ces musiques

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Au-delà des concerts, le festival est aussi un espace de réflexion et une fenêtre de sensibilisation pour ses partenaires, qu’il s’agisse de Mediapart, à l’heure où de plus en plus de médias se défont des encombrantes notions d'indépendance, de liberté, et d’investigation, ou S.O.S Méditerranée, sur le front permanent de ce carrefour migratoire.
S.K : Dès la première année, on a été partenaire de Mediapart, et de manière très organique. Le regard que porte le journal sur le monde, cette ouverture sur l’autre et cette façon de pousser les sujets de décolonisation résonne particulièrement ici. Les musiques du monde sont indissociables du contexte géopolitique dans lesquelles elles sont nées. On a pris la bonne habitude de recevoir Edwy Plenel et ça a été un plaisir, année après année, de créer ces conversations. Sabrina Kassa, journaliste à Mediapart, est également venue animer un salon de musique avec le Trio Joubran.
Le combat que mène S.O.S Méditerranée est juste et essentiel. Il nous aide à préserver un peu notre humanité, pas seulement sauver des vies, mais l'humanité qu’on a au fond de nous et que certains ont tendance à oublier.
On espère qu’en ne récupérant pas la consigne de leurs gobelets, soirée après soirée, les festivalier·es ont offert à l’ONG un peu de cette somme dont elle a tant besoin pour son action. Impossible quant à moi, cette année encore, de vivre l’expérience jusqu’au bout avec la fameuse journée buissonnière en Camargue à Salin-de-Giraud. Je disais bien qu’on ne pouvait pas tout faire. Ainsi s’achève cette semaine d’été, une des plus belles de l’année. On regrettera que la fête pailletée fit l’effet d’un pétard mouillé, malgré ses concerts de qualité, mais peu importe : les anniversaires se fêtent chaque jour du calendrier. Nul besoin d’attendre 2026 ou 2027… pour être à la ville ce que nous sommes aux Suds à Arles : une foule joyeuse et soudée, unie et mélangée. Crions haut et fort la valeur de tous ces moments partagés, défendons-les bec et ongles, dès maintenant, pour ne pas nous émouvoir… de leur absence, s’ils devaient nous être confisqués.

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