Saint-Nazaire Supérieur
Nouvelle
1
« François, baisse le son s’il te plaît »
La télé projette ses éclats bleus sur mon visage agacé. Ma grand-mère gémit chaque fois qu’elle me demande quelque chose. Il est déjà tard. Il fait sombre dans toutes les pièces de notre appartement, il n’y a que la télé qui éclaire un peu les murs, par flashs.
Elle est couchée dans son lit au fond de sa chambre, éteinte, la porte est entrouverte. Je devine sa présence, son regard et son écoute sont tendues vers ma réponse. Ses draps ne se soulèvent pas, je crois qu’elle a un peu peur de moi.
Je ne dis rien, je me lève, traverse le salon et vais fermer sa porte. Faible protestation, puis plus rien. Je ne baisserai pas le volume, il faut qu’on apprenne à être intelligents entre nous, c’est la porte qui posait problème : une fois fermée, le son de la télé ne dérange plus ma grand-mère, je peux écouter mon émission tranquille.
C’est une intervention du Président. Je sais bien que les femmes sont incapables de s’intéresser à la politique, mais tout de même, l’avenir de la société, la réconciliation du religieux et du domaine public, ça concerne toute le monde, bordel, et il y en a qui trouvent encore le moyen d’être mesquins au milieu d’un bombardement, tout ramener à leur petit sommeil. J’écrase dans ma main la canette de coca vide, j’aime le bruit que ça fait, cette couleur rouge broyée. Faire ça a du métal donne un sentiment de force. Je vise la poubelle, la canette atterrit dedans après un rebond sur le bord, je ne sais plus comment on appelle ça en basket.
« Monsieur le Président quels sont exactement vos objectifs avec cette nouvelle réforme ? Les sondages montrent que les gens ont du mal à la comprendre, ils estiment qu’elle n’est pas prioritaire, qu’il faudrait s’attacher d’abord à réduire le chômage…
- Mais c’est mon seul objectif, offrir aux Français une solution au malaise social qui s’est emparé de notre société depuis de trop nombreuses années. On ne peut pas réduire le chômage sans d’abord se sentir concerné par ce problème
- Et cela passe nécessairement par le religieux ?
- Tout passe par le religieux, depuis toujours, et disant cela je ne remets pas en cause les fondements laïques de notre République. »
Je vais me chercher une autre canette au frigo, sans lâcher une miette de ce qui se dit. Tous les étages sont bien remplis, cool, en cas de guerre on aura de quoi tenir quelques jours.
« Tout est problème de dogme, inadaptation des rites religieux à la société moderne
- Vous voulez donc réformer l’Eglise de France ? N’est-ce pas plutôt aux instances catholiques de le faire ? Au pouvoir de Rome ?
- J’ai discuté avec Sa Sainteté au téléphone tout l’après-midi, croyez-moi, il a parfaitement compris le sens de cette réforme. »
Pssschitt, un peu de coca coule sur mes doigts. J’aime ce petit bruit de bulles qui donne un sentiment de fraîcheur, l’envie de boire le liquide. C’est un plaisir dont il faut profiter, car le coca tiédit vite dans la main, et à boire en fait, c’est dégueulasse. Je reste debout devant le canapé. Le visage du Président passe plutôt bien à l’écran, il est à l’aise, sûr de lui, malgré quelques tics nerveux, scrutés par les comiques et les imitateurs. C’est un gros bonhomme plein de présence, chauve, avec des lunettes du moyen-âge.
« Notre population vieillit, les gouvernements précédents ont été incapables de répondre à ce problème, sinon par une immigration massive…
- Et on voit ce que ça a donné ! »
Ici quelques rictus entendus. Moi non plus je ne peux pas sacquer les arabes. Mon coca reste quelques secondes dans mon gosier avant de rejoindre mon estomac.
- … qui a importé ici une religion encore plus inadaptée que celle qui appartient à notre culture, et qui, par son fanatisme, met en danger le modèle démocratique et la société de consommation. Vous voyez bien qu’il était temps de réagir, et précisément sur ce point. »
Je lâche un rot sonore, suivi d’un pet qui m’arrache le cul. Je ne crois pas que ma grand-mère ait entendu, elle doit déjà dormir.
« La génération du papy-boom arrive au moment où elle va devoir passer la main, je veux dire, pour de bon. »
Il en fait partie lui, à voir sa gueule et ses rides. Eh oh papy, je lui fais, tu veux passer la main ? Moi je veux bien prendre ta place. Je tends la main vers la télé en rigolant.
« Qu’allons-nous faire de tous ces morts ? Ou sur le point de l’être ? Les enterrer ? Où ? Il n’y a plus de place nulle part ! Et que veut dire, dans notre société actuelle, des terrains entiers, jamais utilisés, perdus pour toujours, pour planter quelques croix de plus ? Allons messieurs, travaillons-nous au bonheur des Français ou à celui des asticots ? »
Ici les journalistes s’esclaffent. Eux, au moins, on sait pour le bonheur de qui ils travaillent.
« La mission parlementaire chargée d’enquêter sur le sujet est formelle : le dogme catholique est un compromis entre l’embaumement et le retour à la terre. Compromis, si vous me permettez, un peu foireux, puisqu’il n’est ni l’un, ni l’autre. »
Interruptions outrées des journalistes. Je m’affale dans le canapé cuir center, tout l’air se vide et fait un souffle agréable, comme du soulagement, il fait calme. J’étale mes jambes, je m’étire.
« Si messieurs, un compromis foireux, je persiste et je signe, car enfin on laisse les cadavres pourrir dans une boite et ça ne profite même pas à la terre. Vous comprenez qu’en temps qu’ancien agriculteur, ça a de quoi me choquer. »
Pauvre bébé, pauvre pépé-boum. Poutpoutpout je lui fais, pauvre chéri. Je relâche tout mon corps, qui s’affale de nouveau.
« C’est pourquoi j’ai proposé au gouvernement cette loi que j’ai appelée de mes vœux, qui permettra de refondre toutes nos conceptions religieuses en les mettant en accord avec notre société de consommation. Je l’ai baptisée « Toutatis » en référence aux anciens dieux païens de Gaule, et aux enterrements beaucoup plus sensés, aux retours à la terre assumés dont nos ancêtres montraient l’exemple.
- Et qu’est-ce que ça veut dire concrètement pour les jours à venir ? Qu’est-ce qui va changer dans la vie des Français ?
- Concrètement, nous retournons à la terre, en accord avec les lois de la nature, et au-dessus de chaque corps s’élèvera un pied de vigne à la place de la croix, un pied de vigne qui pourra produire du raisin, et donc, à terme, du vin, et cela en accord avec les lois de la compétition agricole.
- ???
- C’est-à-dire que chacun pourra travailler à sa propre entreprise, dans la grande tradition vinicole française, nous favorisons ainsi l’initiative privée, nous encourageons les Français à se prendre en main, fini, le chômage. Dans un premier temps, le gouvernement aidera les jeunes entreprises avec une allocation spéciale à retirer dans les préfectures, il suffira de remplir un dossier et de fournir la preuve que vous avez un cadavre dans votre jardin. Nous avons également sollicité les subventions européennes à ce sujet. »
Le Président boit dans un verre d’eau. Je reprends un peu de coca, puis je le remets sur le tapis, la canette se renverse.
« Merde ! » je fais
« Qu’est-ce qu’il y a ? »
C’est ma grand-mère, elle a entendu. Elle s’est levée et passe son visage dans l’ouverture de sa porte.
« Rien mamy, rendors-toi »
Je me lève pour aller chercher du sopalin dans la cuisine. Ma grand-mère referme sa porte, j’entends quelques bruits de draps et les ressorts du matelas.
« Et pour ceux qui n’ont pas de jardin ?
- Le gouvernement est en train de racheter et de mettre en valeur des domaines à l’abandon, et de reconvertir les surplus d’équipements sportifs en Terrain Agricoles Sociaux. Ainsi, chacun aura sa parcelle, et pourra commencer dans la vie avec un bon capital. Je ne dis pas que ce que je propose est une panacée, mais cette loi va permettre un début de réflexion sur les enjeux sociaux et religieux de notre pays, et la nécessaire adaptation de nos traditions aux lois du marché. »
Le sopalin aspire le coca, quand je le retire, quelques parcelles se sont dissoutes dans le tapis. Je roule le sopalin imbibé dans la canette, je broie le tout et l’envoie dans la poubelle : dunk !
« La loi « Toutatis » prendra effet dans un mois environ, après examen par l’Assemblée Nationale et le Sénat. J’ai déjà fait savoir à messieurs les députés et les sénateurs que je n’accepterai pas d’amendements qui défigureraient les grands principes de cette loi.
- Vous ne devriez pas avoir trop de mal à vous faire entendre, les deux chambres vous sont acquises…
- D’eux précautions valent mieux qu’une. »
Quelques rires. Un des journalistes sautille sur sa chaise. Moi je fais une petite grimace, qui doit signifier que j’apprécie la blague, sans trop la comprendre. C’est-à-dire que je suis content de les voir rire. Ça me rend important, c’est comme si j’étais assis à leur table, dans l’intimité des grands. Quelque chose d’important se passait, peut-être nous vivions des heures historiques, et eux ils riaient. Je ne pouvais pas m’empêcher d’admirer leur grandeur.
« Cette loi va nous aider à nous réconcilier avec nous-mêmes. Nous redeviendrons Français et fiers de l’être, nous serons de nouveau le phare du monde moderne, en montrant aux autres nations un exemple de développement durable et compétitif. Nous nous réconcilions avec la nature, nous respectons l’idée religieuse jusque dans ses fondements, en évitant l’écueil du fanatisme. Nous mettons les asticots, au service de la France ! »
Les journalistes posent encore quelques questions sur la politique générale. J’ai envie de pisser, je vais jusqu’aux toilettes, remonte la lunette et laisse couler. Ça fait un bien fou. Je sens mons sexe vibrer de contentement entre mes mains, une note grave, un flot puissant. Dans le salon, la télé donne l’hymne national, puis, plus fort et tout de suite après, la page de publicité. Je me secoue, quelques gouttes tombent encore dans la cuvette. J’éteins la télé qui montre une nana qui se brosse les dents. Et je monte dans ma chambre pour me coucher.
À suivre