Il sortait d’un égout avec un petit drapeau bleu blanc rouge qu’il portait à bout de patte. Il allait traverser la rue. Il semblait affairé et joyeux. Il gambadait presque, il sautillait sur place, attendant impatiemment que le rouge passe au vert et qu’il puisse enfin aller de l’autre côté.
Ni une ni deux, je vais vers lui, je l’apostrophe comme Pivot. Je suis scandalisé par la victoire de ce Rat. Il va voir ce qu’il va voir.
« Monsieur, lui dis-je, hautain et méprisant, vous êtes un Rat. »
Il se retourne vers moi, un peu surpris. Sa petite tête innocente dodeline en point d’interrogation.
« Oui Monsieur, bonjour, c’est vrai, je suis un Rat. Comment allez-vous ?
- Et vous êtes bien sale, ajoutai-je, tête haute.
- C’est vrai, me répond-il, tout naturellement. Je suis sale. Tout-à-fait. »
Son ton m’étonne. Je voulais lui faire honte et puis aussi savoir. Alors je change un peu de ton moi aussi.
« Pourquoi alors tant de Français votent ils pour vous ?
- Eh bien c’est parce que je pue la merde. »
Disant cela, il me sourit tendrement. Le soleil continue sa course de quelques secondes. Quelque part au-dessus des moteurs de voiture, un oiseau chante une petite trille.
« Oui ? »
Je suis un peu déstabilisé par son innocence, je dois l’avouer.
« Mais cela n’est pas une explication, continue-je, tant bien que mal, vous abusez les classes populaires et vous vous servez de leur colère pour mettre en place une politique raciste. Vous êtes un charlatan.
- Oh pas seulement les classes populaires rit le petit Rat. Et puis vous n’y êtes pas. Il n’y avait aucune malignité de ma part tout à l’heure, je ne plaisantais pas. Ce qui amène les gens vers moi, c’est l’amour du caca. »
Le petit Rat continue de me sourire. Je ne sais plus quoi dire.
Le soleil continue de faire son travail de marqueur de temps. Un éboueur passe en sifflotant. Je baisse les bras et lui dis, vaincu :
« Alors expliquez-moi. »
Nous nous asseyons le Rat et moi sur le bord du trottoir. Il tapote amicalement mon veston avec sa petite patte et pose à côté de lui son petit drapeau. Au niveau des vapeurs d’échappement et des papiers gras, nous sommes à présent dans un cadre idéal pour la conversation.
« Les circonstances ne font que libérer ce qui est en chacun de nous depuis toujours, me dit doucement le Rat. Pour le dire autrement, les temps présents autorisent enfin les gens à glisser vers leurs passions négatives. Le racisme, l’homophobie. L’amour du gris et de la norme. Le vote en ma faveur s’appuie sur une misère sociale bien réelle- pour certains de mes électeurs en tous cas, vous remarquerez que je ne suis pas inclusif- (il rit ) mais quiconque dit après avoir voté pour moi qu’il n’est pas raciste ou qu’il n’est pas homophobe se ment à lui-même. Dire que l’on vote pour moi pour remettre de l’ordre est tout aussi mensonger : je suis le parti le plus corrompu de France. »
Il me regarde en souriant. Je dois ressembler à Jean-Luc Mélenchon après une perquisition. Je dis alors, en moi-même sans prendre la peine de me demander si je suis audible.
« Mais comment les gens peuvent-ils tomber aussi bas ? »
Le petit Rat pousse un soupir, hausse les épaules, ramasse son petit drapeau.
« Et vous, monsieur le petit bourgeois des villes, pour qui vous prenez-vous ? »
Il s’ébroue.
« Croyez vous être préservé de vos propres pensées négatives ? De pouvoir éternellement regarder le monde comme un philosophe des Lumières ? D’être au-dessus de la mêlée ? »
Il se dirige vers le passage clouté et continue, en me tournant le dos.
« Si la misère vous attrape à votre tour, si l’avenir se fait plus incertain, si le monde ne correspond plus à l’image que vous vous en faites, croyez vous que vous supporterez tout cela stoïquement ? »
Rendu au passage clouté, il se retourne vers moi. Son sourire a disparu.
« C’est dans ces moments précis que peut se réveiller le désir dont je vous parle. Et il est puissant croyez moi. En d’autres temps troublés on a vu des gens bien plus intelligents que vous proférer des énormités et chanter avec les rats. Enfin ils pouvaient exprimer ce qu’il y avait de plus sale en eux. Et ils ne s’en sont pas privés. Et ceux qui laissent faire, c’est pareil. »
Je ne réponds pas. Peu à peu, le Rat se détend et son sourire réapparaît.
« Je peux partir maintenant ? Le feu est passé au vert et j’aimerais bien traverser. »
Je hoche faiblement la tête, et le Rat s’en va, en lâchant une série de petits pets joyeux.
Quand à moi je reste assis, sonné. Perdu dans mes pensées.