Je suis une ombre.
Une ombre que l'on déplace, le long d'un mur, d'un couloir, d'une pièce non prévue pour m'accueillir. Le décor et les couleurs datent des années 70. Mes voisins "brancardés" datent de la même époque.
J'attends, longtemps.
J'entends des sons. Des sons de cliquetis, des sons de roues qui tournent. J'entends des voix, tantôt de lamentations pathétiques, tantôt d'un ton sec, quoiqu'on le sente, professionnellement adouci. J'entends des bruits de portes. J'entends des bips réguliers.
Une odeur inonde mes narines. Une odeur d'abord désagréable, puis rapidement familière. Elle inonde mes poumons. Je ne souhaite pas décortiquer les fragrances qui la composent.
L'ombre que je suis s'est dissoute dans la nuit qui passe, épaisse et longue.
Je sens que l'on ne m'a pas oublié néanmoins. Une visite soudaine, une lumière vive m'inonde et balaye l'ombre que je suis. Une voix s'échappe, un être s'affaire autour de moi, comme un oiseau rentré soudainement par la fenêtre de ma chambre voletant tantôt près d'appareils de contrôles tantôt près des tiroirs ou des cachets me seront bientôt distribués, selon les réponses que je lui renvoie. Et quasiment, aussi vite qu'apparu, cet oiseau fulgurant repart tout aussi vite vers, je l'imagine, une autre chambre, une autre ombre. Sans oublier, bien sûr de refermer la porte, l'oiseau me replonge dans le noir. Je redeviens une ombre.
Ombre d'humain.
Je suis mal allongé. C’est inconfortable. Je suis alité sur ce qui ne devrait servir qu'à déplacer, de manière ponctuelle. On m'a bien offert un bouton magique: "Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas.". Jamais dans la vraie vie on ne vous donne de bouton en vous disant cela. Mais je rechigne à m'en servir. L'oiseau qui est passé est nécéssaire, vital, je le sens.
Je ne peux me servir de ce bouton sans motif valable. Alors tant pis, je m'accommode de changements de postions tout aussi inconfortables. Mais je n'en veux pas à l'oiseau. Il est là pour moi. Je dors par petits bouts. Je guette la lumière du jour.
J'ai froid. Le drap que l'on m'a distribué a perdu le combat d'avance. Mes recherches de positions de mes membres et de mon dos endoloris triomphent implacablement du drap qui glisse sur le skaï.
Puis le matin.
Un oiseau différent apparait le matin. Il ouvre les rideaux récalcitrants restés non ouverts. "On est pas riche ici!". Il prend connaissance de moi. Il est déjà reparti.
J'attends. Le temps s'écoule bizarrement, long et intangible.
La porte s'ouvre. On m'indique que l'on va me transporter à Rennes pour une IRM. IRM, jusque là ce n'était pour moi qu'un élément de langage d'une série télé hospitalière. Mais là, sans les artifices d'Hollywood, dans cette ambiance froide et aseptisée. Cela sonnait comme une mauvaise blague. On allait me faire le test le plus poussé dans l'art de recherches des anomalies dans une tête. Pas le genou ou le poignet, la tête.
Une ambulance.
Un long trajet.
Une somnolence constitue ma seule occupation tout au long du voyage.
Sortie de l'ambulance, le frais du matin, la lumière écrasante du jour. Je ne suis qu'une pauvre chose.
Parcours sinueux dans les couloirs d'un édifice on ne peut plus neuf, que l'on croirait avoir été inauguré la veille.
L'ombre que je suis est aussi visible qu'invisible. Les oiseaux qui m'entourent tous d'une jeunesse éclatante m'ignorent superbement.
Les rares fois ou l'on s'adresse a moi, je sens un discours appris par coeur, scolaire, robotisé sans pathos, aucun. Je regrette mes oiseaux et leur chant maitrisé qui rassure, qui vous dit sans en dire un mot: " Nous savons ce que nous faisons, vous êtes en sécurité."
Deux jeunes viennent me chercher. Le sitcom ado continue.
On m'emmène vers cette machine qui me terrorise. L'on m'y introduit après m'avoir fixé un genre de casque m'interdisant tout mouvement de la tête. Je m'y sens particulièrement étriqué.
Un miroir y est fixé. Je n'en comprends d'abord pas l'utilité. Puis on me coiffe d'un casque audio pour, me dit on, atténuer le bruit de la machine, communiquer avec moi et me dispenser une musique relaxante. On m'allonge, sur la langue de cet avale-humain. Une fois allongé, on me donne une poire reliée à un fil. "En cas de besoin vous pouvez appuyer sur le bouton". Un autre bouton. Mais celui-là ne me produit en aucun cas le même effet. Il ne me dit plus "je peux t'aider". Il me dit :" Quelque chose peut se passer."
Mon rythme cardiaque s'accélère je le sens. Ma respiration devient plus courte et plus rapide. Je sens un coin de mes yeux s'humecter. Puis on m'enfourne.
Une sensation immédiate de mal-être m'envahit, je vois à travers la petite lucarne de mon casque la paroi si proche de cette machine. Ma respiration me revient aussitôt renvoyée par le rebord de ce heaume de pvc. Ce miroir qui m'était étranger quelques secondes plus tôt, me renvoie l'image de mes pieds et de ce trou vers la liberté à l'inverse duquel j'étais maintenant orienté.
Au contraire de me rassurer ce miroir semblait me narguer, amplifiant mon malaise. Sans même y réfléchir mes doigts pressent le bouton. "Que se passe-t-il ?" Je réponds qu'une crise de panique m'a envahi et, maintenant avec les deux yeux humectés, je dis que je me sens trop engoncé dans cette carapace de tête. Des mains rapides et dextres me décloisonnent la tête du monde exterieur, m'enlèvent le coussinet qui protégeait ma nuque et me remets tout aussi vite cette paroi de plastique. Cette soudaineté d'action souffle ma terreur, et, tout saoul d'une action aussi vive je prends conscience d'y être plus à l'aise. Mais reste cette terreur, cette terreur d'être engouffré dans cette chose. Cette chose qui décidera de votre sort. Qui dira si vous êtes l'heureux propriétaire d'une anomalie dans la tête. Mais cette peur se transforme en colère, je veux savoir. Je veux une fin à cette histoire, quelle qu’elle soit. Je regarde mes enfants soignants:
"Combien de temps ca dure?". Une hésitation, des regards concertés, "Quinze minutes", "Oh putain". Je m'excusais aussitôt; "De toutes facons je n'ai pas le choix. Allez!"
Je prends le parti de redevenir une ombre. Je scelle mes yeux. Ma mission consiste a ignorer ce qui se produit autour de moi. Les règles du jeux sont simples mais difficiles à respecter.
Je ne dois en aucun cas regarder ce bord de machine, ce miroir qui me renvoie une fausse issue. Mon adversaire, cette machine infernale. Un peu de bruit m'avait on dit... On mettrait la tête au milieu d'une machine à laver en plein essorage que ça ne ferait pas moins de bruit. Une voix de jeune fille se fait entendre. "Nous allons commencer". Je sers les poings. Je me concentre sur ma respiration. Si seulement je pouvais m'endormir. Je saurai bien assez tôt que cela n'est pas possible dans cette machine. Une autre voix s'exprime, electronique cette fois. Pas plus rassurante.
"La prochaine session durera 30 secondes". 30 secondes c'était rien, je pouvais le faire. Devenir une ombre. Le temps, qui jusque là n'était que long, devient vivant. Comme l'associé de cette machine. Ces secondes là, elles ne sont pas comme les votres ou les miennes, d'ordinaire. "la prochaine session durera 2 minutes". Rester une ombre. Ces secondes sont devenues un membre de l'équipe adverse que je devais maintenant combattre. D'autres membres viendraient bientôt renforcer cette équipe. "la prochaine session durera 4 minutes". Ensuite ce fut le bruit de cette machine...
qu'il faut vivre pour comprendre. "La prochaine session durera 6 minutes". Et cette musique censée vous soulager. Cette musique pour prépubère à laquelle vous êtes depuis longtemps hermétique.
Cette musique trop faible pour couvrir le son de la machine et trop fort pour être ignorée. Mettre de la musique pour atténuer le bruit de la machine. C'était pourtant une bonne idée. Encore faut-il que ce soit une musique que vous aimez. Essayez d'écouter une musique que vous détester pendant quinze minutes sans en devenir fou. Et enfin le dernier membre de l'équipe adverse: les crampes.
"La prochaine session durera 7 minutes". Ces sensations épouvantables auxquelles vous ne pouvez rien et qui vous rajoute une règle supplémentaire au jeu : ne pas bouger. Sous peine de devoir tout recommencer... 7 minutes!!?? Mais ça fait plus que 15 minutes ça !! On m'avait dit 15 minutes!!! Je suis en colère. On m'a floué. Je sers les dents. Je n'échouerai pas! Une voix de jeune fille se fait entendre. " On a fini". Dans la machine ma rage promet d'éclater une fois sorti.
La langue me recrache. Une joie extraordinaire m'inonde, éteignant immédiatement ce feu de colère.
On me replace le long d'un mur.
Ambulance. Long trajet. Somnolence.
Retour dans mon décor rassurant des années 70.
Je suis une ombre spectatrice.
Tous le monde participe à un ballet de brancards roulants. Une partition bien coordonnée pour que le tout ne se grippe pas. "Ne le mettez pas sur celui de droite!". On pousse, on range des brancards à des places bien étudiées.
J'attends. C’est long mais je ne suis pas trop impatient. Que va-t-on m'annoncer?
J'entends une voix: "Il est où le jeune?" Je ne comprends pas tout de suite que le jeune c’est moi.
Une femme médecin, pas plus âgée que moi s'approche. "Bon, on a eu les résultats, c est ce qu'on pensait, rien d'alarmant, juste une sorte de migraine ophtalmique"
Tout ça pour ça.... Je suis heureux, libéré mais aussi sonné par la suite des évenements. Mon psychisme se protège de tout nouveau changement de situation... Une irrésistible envie de m'échapper m'anime enfin. Vite! Vite! avant que l'on me dise qu'un truc cloche. J'enlève ma blouse, je remets à la va-vite mes fringues chiffonnées et je sors.
Je passe devant l'accueil. Une femme me regarde passer. Va-t-elle m'arrêter? "S"il vous plait!". Je me fige. "J'ai juste besoin de votre nom." Je le lui bredouille. Elle me sourit.
"Parfait, bonne journée!" Je sors comme dans une réalité parallèle. Sur un mur au-dessus de moi le soleil éclaire une banderole "urgences en grève".
Mon ombre s'éloigne.
Je me sens un peu bête. Une ombre plane sur ma conscience. Je réalise que je ne suis qu'une ombre parmi d'autres, qui succède et en précède d'autres dans un flot ininterrompu. Je reviens vers l'hôpital. Je lis quelques affiches. "Nous voulons vous soigner dans la dignité." "Ce n'est pas parce que nous faisons grève que vous dormez dans le couloir, c’est parce que vous dormez dans le couloir que nous faisons grève."
Je réalise alors, que ma santé, mon sort a dépendu de ces oiseaux de bout en bout. Et continuera encore de l'être à l'avenir s'il n'y avait une ombre au tableau.
Je ne veux plus être une ombre.
Gildas Morisseau, le 8/08/2019