Romain Blanchard
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Politique Fiction

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Billet de blog 10 janv. 2023

Romain Blanchard
Comédien, metteur en scène
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Saint-Nazaire Supérieur - chapitre 2/4

« Saint-Nazaire Supérieur » est une nouvelle qui se passe dans la France de la fin des années 2000. C’est l’histoire d’un homme rongé par la solitude. Il ne sait que faire, il ne sait pas écouter, il ne sait pas aimer. Il est marqué par la crise économique, la quête de sens et le racisme ordinaire. Mais à la fin… chut, je ne vous dis rien. Voici le chapitre 2/4. La suite, tout vite.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

2

« François, baisse le son s’il te plaît »

Devant mon ordinateur, au bureau, j’ai l’impression que toute ma vie, je l’ai passée à baisser le son, tourner le bouton, m’écraser.

 « Merde ! »

 « Quoi ?! »

Sabine, ma collègue, passe la tête à travers la porte entrouverte de son bureau, qui communique avec le mien. Elle pose sur moi un regard à la fois interrogateur, scandalisé, et craintif.

Elle est assez belle, Sabine, avec ses cheveux roux, et son mini-tailleur ; elle est vulgaire, mais elle habille bien sa vulgarité, avec des vêtements excitants, des échancrures là où il faut. Elle a de grands yeux bleus mouillés sur un visage rond, et une vue plongeante sur K1 et K2. Elle ressemble à Yasmina dans « slow sluts », le DVD que j’ai maté hier. Mon imagination commence à s’emballer, il ne faudrait pas que ça se voie.

 « Qu’est-ce que tu as dit François ? »

Elle pose la question comme si, pour de bon, elle n’avait pas entendu. Elle devait à l’origine avoir l’intention de m’engueuler, mais il faut croire que ça lui a passé.

 « Si tu n’es pas contente du bruit que fait ma radio, tu n’as qu’à fermer la porte. »

Yasmina, pardon, Sabine referme la porte, avec une violence contenue, c’est-à-dire qu’elle fait le geste de la claquer mais elle la retient avant qu’elle ne fasse trop de bruit. Pathétique.

Et voilà, encore une démonstration de l’importance de l’intelligence dans les rapports humains. Ce n’était pourtant pas si dur de fermer cette putain de porte.

La radio débite à toute allure des jeux et de la musique, c’est les fun dédicaces que j’écoute l’après-midi, c’est pourtant vrai qu’elle est un peu forte, je vais la baisser pour faire plaisir à Sabine, après tout on ne sait jamais.

« Et on va faire tourner encore une fun roulette, je te rappelle le principe, Jérémy, on fait tourner la fun roulette, tu cries très fort « fun », on arrête la fun roulette, et tu sais si tu as gagné ou non le super cadeau sinon eh bien tu repars avec la compil des tubes fun de l’été prochain est-ce que tu es prêt Jérémy ?

- Ouais ouais c’est clair »

Je regarde l’horloge murale : 16 heures 25, plus que cinq minutes à tirer, je commence à ranger mes affaires.

 « Alors ok Jérémy c’est parti on fait tourner la fun roulette quel temps il fait à Poitiers ?

- Plutôt gris, il pleut »

En s’éteignant, l’ordinateur fait un bruit de petit poussin qu’on écrase, puis un souffle, et l’écran devient noir.

 « Okay Jérémy c’est super je te rappelle que tu cries fun quand tu veux »

Je mets mon manteau.

 « FUUUNN »

Les clés de la voiture tintent dans ma poche, je les palpe pour m’assurer qu’elles ne vont pas en tomber.

 « Jérémy ?

- Ouais ?

- Eh bien tu as gagné le super fun cadeau !

- Ouaiis, sans déconner c’est trop géant merci fun

- Tu gagnes une place de concert avec la personne que tu veux pour aller voir Massy, et une parcelle dans un Terrain Agricole Social, un T-A-S, rien que pour toi et la personne de ton choix

- Merci c’est trop d’la balle »

Je sors du bureau, avec le poste à la main, dans les couloirs il n’y a déjà plus personne. Des gens me font signe dans la rue, ils font des geste de protestation et me désignent leur montre.

 « Désolé messieurs dames on ferme, les bureaux ouvrent demain dés 8 heures trente »

 « Et est-ce que je peux passer une dédicace ?

- Ouais bien sûr Jérémy aucun problème mais fais vite »

Je tourne la clef pour fermer les volets mécaniques.

 « Eh bien je voudrais faire un gros bisou à ma mamy que je kiffe trop, et je lui dis que j’adore ses gâteaux et que franchement, c’est trop bien qu’elle soit là, je sais trop pas ce que je ferai sans elle.

- Merci Jérémy je suis sûr qu’elle sera trop touchée »

Le jingle recommence, quasiment inaudible, suivi d’un tube qui parle d’une rupture amoureuse, mais que l’homme regrette parce qu’il a l’air d’un dur comme ça, mais en fait, il s’accuse d’être un minable.

Je coupe la radio. Le silence qui suit est étouffant, je devine en tendant l’oreille les bruits de voiture qui passent dans la rue. Quand je me décide à marcher, les clés tintent dans ma poche, accompagnent le bruit de mes pas dans le couloir. En me dirigeant vers la porte de derrière, je passe devant les bureaux.

Je m’arrête et écoute, je crois percevoir un mouvement. J’ouvre la porte et glisse la tête dans l’entrebâillement.

 « Yasmina ? »

J’entre complètement la tête et regarde à l’intérieur. Les dossiers sont tous rangés, le fauteuil poussé contre la table. Les stores sont baissés et laissent filtrer une faible lumière. Personne.

Dehors, il fait comme à Poitiers, mais je trouve ça encore pire quand il y a du soleil ; alors on ne peut pas empêcher la morosité de cette ville de vous prendre à la gorge. Je me boirais bien un coca au distributeur de la gare, mais je n’ai plus assez de monnaie, et je n’ai pas envie de me taper trois kilomètres pour trouver un puits à fric. Tant pis, j’en prendrai un à la maison, il y en aura sûrement. Avec les réserves que ma grand-mère a faites, j’ai de quoi tenir mille ans.

Je parcours la distance qui me sépare de ma bagnole, garée rue de la République. Devant les tabacs-presse, le même titre sur un papier jaune : « Les chantiers en attente d’une commande de l’Etat, trois nouvelles frégates à l’horizon 2010 ».

La rue résonne des rires et des discussions de quelques passants. Il ne pleut pas vraiment, quelques commerces sont ouverts, des boulangeries et des magasins de fringues. Devant, se pavanent quelques adolescentes maquillées comme des indiennes.

Je tape du pied une bouteille vide qui s’en va se briser dans les caniveaux. En face de ma bagnole, devant le supermarché, toute une bande clodos, en train de brailler, d’aboyer comme leurs chiens. J’évite leur regard, et j’espère qu’aucun ne m’a vu ni ne va venir me demander dix ou vingt centimes d’euro. J’ouvre très vite, je m’enfonce dans les sièges et ferme la porte d’un coup sec. Je jette un coup d’œil discret, ça va, aucun n’a bougé de sa place.

J’ai le temps de respirer. La radio est au bout de mon doigt mais je ne l’allume pas, j’attends encore un peu.

La pluie reprend, elle coule doucement sur le pare-brise, je pousse un gros soupir.

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