3
« Monsieur François Ronchard »
Le gardien observe ma carte, la retourne, la palpe. Et passe une douchette devant le code-barre. Ça fait un bruit comme au macdo, puis il me rend la carte, ou plutôt, je lui arrache des mains.
En m’éloignant de la guérite, je l’entends faire un commentaire. J’ai envie de lui envoyer mon poing dans la figure.
« Monsieur Ronchard ! »
C’est sa voix, je me retourne.
« Quoi !
- Monsieur Ronchard, les postes de radio sont interdits sur le Terrain. Vous pouvez le gardez sur vous, mais vous n’avez pas le droit de l’ouvrir. »
Le gardien s’est penché à la fenêtre pour me dire ça, il a une tête rougeaude, un gros bide qui dépasse du cadre. Il attend ma réponse. J’hésite un peu, je fais un geste pour lui signifier que j’ai compris, et je tourne les talons. Connard.
« Monsieur Ronchard ! »
Cette fois-ci je ne me retourne pas, qu’il aille se faire foutre ce gros plein de soupe. Et s’il se décide à me suivre, ça lui fera faire de l’exercice. Que du bonheur, quoi, rien que du bénéfice.
Je m’éloigne de sa guérite, apparemment il n’insiste pas, je peux donc continuer tranquille.
Je passe sous l’arche de l’ancien stade municipal, et rentre sur le Terrain reconverti. À la place de la pelouse, un champ de vignes, chaque pied porte un numéro. j’ai le 423, au fond du terrain.
En me promenant dans le champ, je passe à côté de familles venues rendre visite à leurs aïeux, ou des femmes et des hommes seuls, comme moi, pas mal de gens tirant vers la quarantaine. Un silence recueilli à peu près respectueux, coupé par quelques rires d’enfants qui se perdent dans l’immensité du stade.
Tout près, je vois la Soucoupe, cette espèce de salle renversée, où j’ai été assister à des matchs de boxe il y a longtemps. J’ai toujours eu l’impression que des petits bonhommes verts allaient en sortir et tout désintégrer, créer de la panique dans la ville.
En marchant, j’essaye de ne pas faire trop de bruit, je vois les gens s’occuper de leur vigne, ça me force le respect. Certains parcelles sont plus imposantes que d’autres, des familles nombreuses sans doute, ou des arabes, encore.
Les pieds de vigne passent devant moi, les uns après les autres, j’ai l’impression que ça ne finira jamais. 400, 401, 402. Je me suis éloigné des gens. Maintenant, on n’entend que le vent qui passe dans les feuilles, et quelques voitures au loin.
Enfin j’arrive devant mon pied, le numéro 423. Il a bien forci depuis la semaine dernière. Son tronc est vigoureux, il portera de beaux fruits. J’ai acheté des bouquins d’agriculteurs pour bien faire.
Je pose mon poste à terre, et je regarde autour de moi. Il n’y a personne. Je prends dans ma poche un disque, celui de Massive Attack, Mezzanine, je le mets dans le poste, appuie sur lecture et positionne sur la 7 : « Man next dor ».
Puis je me me mets debout devant la vigne, les mains croisées sur le sexe, en signe de recueillement, pendant que le morceau défile. Sur le tuteur de l’arbre, un petit panonceau porte une inscription :
« Ci-gît Régine Ronchard, née Pinchon, 1937-2009 »
« Regrets éternels »
La musique commence à s’accélérer, prête à prendre son envol. les rythmes s’épaississent, je sens ma gorge se nouer.
« Fear the man that lives next door
in my neighborhood »
La voix m’étreint, s’enroule autour de moi, j’ai envie de pousser le volume.
« Always a facing front, always a facing front
Althrough the night »
Je l’ai un peu augmenté, pour qu’il corresponde mieux à l’ambiance, puis je me suis remis debout. Je me sens partir, tout se voile devant moi, le vent m’emporte, la voix s’enfle soudain, puis explose
« I’ve got to get away from here !
This is not a place for me to star !
I’ve got to take my family »
Les larmes coulent sur mon visage, les premières depuis longtemps, je crois même que je souris. J’attends la fin de la chanson, et j’appuie sur arrêt. Je me relève et garde les yeux fermés pour profiter un peu du silence. Le vent passe de nouveau dans les branches, m’ébouriffe les cheveux, j’ai envie de rester comme ça le plus longtemps possible, sans essuyer mes larmes, je me sens beau et éternel.
Sur le terrain d’à côté, des rugbymen ont commencé leur entraînement. J’entends leurs cris d’encouragements, les courses, les coups de sifflet, les clameurs et les chocs des corps, leur effort physique.
J’ouvre les yeux pour les observer, le recueillement a assez duré.
C’est l’équipe municipale qui prépare son prochain déplacement. Ils tentent des schémas de jeu. Un des joueurs va pour botter en touche. Il prend son élan et frappe. Le ballon ovale s’élève très haut puis tombe et fait des rebonds désordonnés, pour finalement atterrir dans le champ de vignes. J’entends quelques branches craquer.
Le joueur fautif pénètre dans le champ pour chercher le ballon, il passe entre les vignes très vite, en faisant à peine attention à ses gestes, mais au moment de se pencher pour le récupérer, il m’aperçoit.
« Ça va, il me dit, j’ai cassé quelques branches, c’est pas à vous au moins ?
- Non non, il y a pas de mal, c’est pas à moi. »
Je vais pour ajouter quelque chose, mais le joueur a déjà tourné les talons, et court vers ses partenaires.
Ils reprennent le jeu. Je suis encore quelques minutes leurs mouvements dans leurs maillots bleus et blancs. La Soucoupe commence à allonger son ombre sur les bords du terrain. Il se fait tard.
Au moment de partir, après avoir ramassé le poste, je tends la main vers ma vigne, et tire un grain de raisin d’une grappe.
Je le porte à ma bouche et le mâche. Il a un goût aigre et sec. Je crois qu’il est encore trop jeune.