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Politique Fiction

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Billet de blog 26 juin 2024

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Se sortir de cette situation (aussi par la fiction)

Elles nous ont fait bien du mal, les chaînes de télé du milliardaire Ricoré. Elles ont bien siphonné le cerveau de nos concitoyen.n.es. Et si on éteignait ses télés ? Et si on se libérait de ses chaînes ? Voici le début d’une fiction vengeresse. Et dès demain, on repart tracter. Pour la faire advenir dans la réalité.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On était assis dans le séjour avec les copines et les copains.

Bien assis, oui, sur un grand canapé mou qui un jour, peut-être, fut doublé en velours.

On regardait T-news et on se demandait ce qu’on pourrait faire d’intelligent pour sauver la France.

Rascal Frot était dans un bon jour, il moulinait des bras et il criait tout le temps, c’était rigolo.

Parfois en regardant son gros nez rouge et ses yeux hagards, on se demandait s’il était pas quand même un peu alcolo, mais bon. Le pinard est un bon camarade, c’est même le meilleur ami de l’homme libre quand il veut passer outre les conventions et atteindre la lucidité sur les vrais problèmes des gens. Il faut ce qu’il faut et puis tout le monde vous le dira : c’est chiant l’eau.

On allait continuer comme ça, comme tous les jours, à gober sans respirer notre émission préférée et puis soudain on en a eu marre.

C’est le canapé qui a protesté en premier. Un couinement caractérisé, le ressort qui claque, le ras-le-bol de nos fesses. Un burnout.

Le ressort, c’est un peu le tendon du canapé : il claque quand il a fait trop d’efforts.

Ce signal clair, ce cri du vieux sofa a fait se lever Sabrina. D’une main, au prix d’une bonne suée, elle a saisi la télécommande et appuyé sur off. Ses tendons à elle ont tenu et elle est restée debout, hébétée, au milieu du salon, face à l’écran noir.

Ce silence.

Les derniers paroles de Rascal ont résonné dans nos têtes. Elles ont roulé et fait des bonds dans nos boîtes crâniennes, et puis elles sont parties par l’épine dorsale qui est un peu la bonde du cerveau, le tuyau du lavabo de l’âme.

Enfin, dans un souffle, les paroles sont sorties de nous et elles ont disparu. On ne se souvenait même plus de quoi il parlait.

Ce silence.

On ne savait pas quoi se dire, ça faisait trop longtemps. Avec Mimi on s’est levés à notre tour et on a regardé par la fenêtre. Il n’y avait personne, les volets des maisons d’en face étaient fermés. Les voisins regardaient sans doute leurs télés eux aussi, bons citoyens.

Ah si quand même, a un moment il y a un gars qui est passé dans la rue, peut-être un de de ces délinquants dont Rascal parlait à tout bout de champ, mais il avait l’air sympa alors on a rien fait pour intervenir.

Et puis la réalité… c’est comme le silence : c’est mystérieux et on ne sait pas vraiment ce qu’il y a dedans.

Boris s’est levé à son tour, le canapé a soupiré d’aise, libéré… enfin tu connais la chanson.

Il s’est levé parce qu’il s’est souvenu qu’il avait mis des frites à cuire dans le jardin. Alors il est allé les chercher et quand il les a ramenées on a bien vu qu’elles étaient ratées.

Elles étaient molles et oxydées. Elles baignaient dans une graisse confuse et avaient l’air de s’excuser.

On a un peu hésité mais on les a mangées quand même.

Parce que les frites, c’est la France.

Et quand on a eu un peu trop mangé de France, on s’est regardés les uns les autres. Timidement d’abord. En levant les yeux, en croisant les regards furtivement et en décrochant tout de suite. On avait peur de ne pas se reconnaître.

Boris, Mimi, Sabrina et moi.

Le regard au sol.

On ne connaissait plus vraiment nos visages.

Même le nôtre à nous, je veux dire le mien à moi par exemple. Je ne savais plus à quoi je ressemblais. Notre miroir, longtemps, à nous quatre, ça a été l’écran plasma de la télé. Notre visage, nos expressions, c’étaient ceux de Rascal et notre teint changeait en fonction des événements dont il parlait. Les incendies, les pillages, les bateaux pleins de méchants migrants chasseurs d’allocs, les champs envahis de gauchistes écolos qui voulaient rien qu’à nous empêcher des faire des barbeuques. Tout ça nous faisait sans cesse changer d’humeur, selon toute la palette des émotions d’un acteur américain un peu bourré, ou débutant.

Et maintenant - nous disions nous dans une étrange communauté de pensée retrouvée-, qu’est-ce qui allait se passer si l’un de nous s’apercevait qu’ontologiquement nous n’existions pas, que nous n’étions que des reflets, ou des fantômes comme Prude Willis dans Septième sens, ou alors que nous découvrions que nous portions vraiment tous le visage de Rascal, que nous étions ses clones, des zombies, des créatures de théâtre ?

C’est Sabrina qui a bougé la première. Sabrina la blonde, qui a toujours été un peu notre cheffe à nous, celle qui décidait de l’émission à regarder, celle qui commandait les pizzas en faisant varier les saveurs.

« On va faire comme si rien ne s’était passé et on va se rasseoir tranquillement dans le canapé »

Ça nous a semblé bon comme réaction. Toujours revenir aux habitudes quand le monde commence à tanguer. Notre canapé, c’était un peu notre bastingage. Et puis, une fois assis dessus, les uns à côté des autres, on se sentait comme dans une cabine protégée dans un bateau de croisière quand dehors, la tempête te rappelle que tu es humain avec tout ce que ça peut faire comme angoisse. Et le hublot, eh bien c’est le carré de la télé si tu saisis ma métaphore.

Rassis tous nous étions, nous n’avions pas décroché un mot pendant la traversée du salon. Le canapé n’a pas moufté, comme s’il sentait le prélude au tragique.

« On va regarder l’émission de Péril Ânonna, c’est l’heure. »

Sabrina avait les mots qu’il fallait pour nous redonner le moral. Avec Péril, c’est sûr, on allait bien s’amuser. Son émission nous plaisait tant, autant qu’une engueulade de famille quand tu n’es pas de la partie mais seulement spectateur. C’est à dire qu’on était intime du scandale sans en souffrir pour autant, quel génie ce Péril.

Sabrina a actionné la télécommande, la main un peu tremblante, mais avec détermination. La télé s’est rallumée et le visage de Péril est apparu.

Rond, souriant, jovial et avec cet air qu’il a de toujours avoir une tape affectueuse à disposition de ses invités, un coup d’épaule, un grand rire. Il donnait le sentiment que quoi que tu dises ou fasses, il allait t’emmener dans son histoire à lui, évidente et rassurante.

Et il a commencé à parler : les blagues sur les garçons qui aiment les garçons, les interventions pleines de bon sens sur les problèmes de société, les clashs à la mode, les gossips d’influenceurs, les avis sur la politique qu’il prenait soin de dire à notre place tellement c’était évident qu’on pensait comme lui.

Mais sur le canapé, la tension montait car malgré tous nos efforts, pas un rire ni un commentaire ne sortaient de nos bouches. Pas une exclamation de connivence, pas une onomatopée réprobatrice, rien.

De la sueur coulait à grosses gouttes sur mon front et mon dos, et je jure que pour les copines et les copains c’était pareil. À l’affût d’un signe, d’un encouragement, n’importe quoi. Notre communauté angoissée réclamait son éclat de rire, son sentiment d’appartenance. Mais non, rien, nous étions comme à la fois seuls et beaucoup trop ensemble.

Boris a fait un drôle de bruit, et j’ai cru que ça y était, qu’il allait enfin se passer ce qui devait se passer, une remarque intelligente surlignant la pensée de Péril, mais non.

Boris avait mangé trop de France sous forme de patates et son estomac avait décidé de l’expulser.

Dans un bruit horrible, déformation de l’onomatopée tant désirée, il vomit de toutes ses forces sur le tapis du salon. Tant et si bien que des éclats de pommes de terre qui entamaient leur processus de décomposition sont venus ricocher sur la télé et souiller le visage de Péril, lui ajoutant moustaches ou sourcils selon les plans.

Et sous nos yeux, Péril apparaissait vraiment, comme si avec ces traces de patates décomposées qui se promenaient sur son image, c’est soudain lui, je veux dire le vrai lui qu’on voyait. Un Péril vraiment dégoûtant, menaçant, qui nous faisait peur et c’est à ce moment là qu’est réapparue pour la première fois notre âme d’enfant.

Par la peur du loup. Par la peur du noir, de la nuit pleine de dangers, de l’ogre fourbe et duplice, par le souvenir des victimes innocentes des contes de mamie originels.

Oui, nous avions peur soudain. Et nous pleurions.

Boris pleurait de honte sur ses vêtements souillés et suppliait Péril de ne pas le taper, Sabrina criait et pleurait parce qu’on avait sali le tapis et qu’on allait se faire gronder, Mimi et moi on se cachait le visage, en regardant parfois à la dérobée, le visage rond et les rires monstrueux de Péril Ânonna. Cette émission qu’on aimait tant, « Touche Pas à Ma Porte », c’était comme si elle avait envahi notre réalité et défoncé notre porte à nous, notre cabane en mie de pain, et qu’on allait se faire dévorer tout cru. On avait peur, si peur de se faire punir.

« Éteints ! Éteints ! »

Mimi hurlait, la tête sur ma poitrine, pendant que moi, tétanisé, je ne parvenais plus à faire un geste.

La télécommande était tout près, mais rien, le standby du cerveau, des muscles, le cauchemar qui te saisit les jambes, puis qui te les coupe à la tronçonneuse.

Le rire de Péril se faisait de plus en plus fort, à casser les vitres, à mesure que son visage se rapprochait dangereusement de nous, et oui, il nous regardait, c’est nous qu’il regardait, c’est à nous qu’il s’adressait, avec ses bouts de patate coincés entre les dents.

« ALORS ? MES P’TITES BEAUTÉS ? ON GLANDE SUR SON CANAPÉ ? BOUGEZ PAS, JE VIENS VOUS CHERCHER ! »

Puis il y a eu un grand choc sur l’écran, et son visage s’est recouvert d’une toile d’araignée argentée et d’éclats de lumières. Il a basculé en arrière et puis plus rien. Noir total.

La télé gisait, fumante, au bas de son meuble. La télécommande fichée en plein dans l’écran.

Sabrina, debout, la respiration courte, ses cheveux blonds devant le visage avait fait l’impensable.

Elle avait tué la télé.

Autour d’elle, on sanglotait, on reniflait bruyamment et parfois un pleur vagissant repartait, mais aussi, c’est comme si nous étions allégés d’un poids, comme si cette peur, ce gros chagrin nous avait fait du bien, beaucoup de bien.

La grosse tempête était passée. De nouveau, ou plutôt pour la première fois, le calme. Le silence. Troublé seulement par le bruit de nos vies.

Nous étions redevenus des enfants.

Moi je regardais les copines et Boris, les éclats de verre par terre, et le vomi sur le tapis. Je les  regardais et je me sentais pleinement vivant. Je m’entendais respirer, je me regardais voir. Tout prenait place dans l’harmonie du monde, tout faisait sens.

Je pensais que, comme dans les contes, nous venions de traverser le miroir. Et que ce n’est pas du tout comme ça que je l’avais imaginé.

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