Chère Vivyan,
Je suis content d’avoir de tes nouvelles, et de savoir que tout va bien chez toi, au Kurdistan Syrien. Tu me dis que vous vivez désormais en paix, et en harmonie avec la nature. Et tu me demandes comment se passent les choses pour nous, ici. Alors j’ai décidé de te raconter notre vie dans notre Nice autogérée, depuis la fin de la Grande Pandémie et l’effondrement de la société d’avant. Afin que tu puisses, toi aussi, mesurer le chemin parcouru.
Tu te rappelles de notre pangolin d’appartement du Vieux-Nice -oui, celui d’où la mairie voulait nous expulser ?
Nous y sommes toujours. La régie municipale du logement, l’assemblée citoyenne qui gère le parc locatif, nous a rétablis dans nos droits –en même temps qu’elle a mené des milliers de réquisitions. Nous avions déjà un compost sur notre balcon, mais nous pouvons désormais accéder aux toits, où le potager collectif de l’immeuble a été planté, et où poussent nos tomates, salades, choux, courgettes et courges. Un récupérateur d’eau de pluie et des panneaux solaires ont également été installés. Avec les voisins, on s’y retrouve souvent, le soir, pour regarder le soleil se coucher en buvant un pastis-maison sorti de l’alambic, et en jouant de la guitare. Les chats noirs vont et viennent ici et là : ce sont devenus des animaux sacrés, donc on ne les emmerde pas.
Ce matin, après avoir gratté le dos du miens qui dormait au soleil, je me suis levé pour faire un tour en ville. Des courses à faire : demain, avec les voisins, nous faisons une grande fête pour célébrer une naissance, et c’est moi qui doit préparer la ratatouille.
Je sors donc dans la Commune Libre du Babazouk –le Vieux-Nice autogéré.
Si c’est une assemblée des assemblées qui gère les services publics municipaux (hôpitaux, justice, allocations…), chaque quartier-village est devenu autonome, géré par des comités locaux, dont les assemblées pop’ se rassemblent tous les dimanches dans la grande salle des fêtes. Celle dont les concerts et les repas partagés rythment notre quotidien. Même si de la musique, il y en partout et tout le temps : les artistes de rue, clowns, musiciens, jongleurs, animent nos ruelles jour et nuit. L’un de ces troubadours en guenille, tandis que je passe à côté de lui, me chante du Patrick Sébastien. Sans doute un ancien Gilet Jaune… Puis il hurle : « nique les gardiens du bien-vivre ! » Ce sont les citoyens élus pour faire respecter les lois collectives. Tu te rappelles, avant on appelait ça des flics. Ils ne sont plus violents, mais pas plus populaires que dans l’ancien monde…
Des plantes et des arbres poussent librement ici et là, la plupart comestibles. Le goudron a été enlevé. Je croise une amie en train de s’occuper des ruches. Je la salue en la checkant du coude. Une autre passe avec son troupeau de brebis fromagères, qu’elle emmène paître sur la colline du Château, où pas mal d’anciens de la ZAD ont installé un campement. Et j’arrive, enfin, au grand marché du Cours Saleya. Avant, c’était un endroit plutôt snob, envahi par les touristes. C’est maintenant un grand souk, couvert de magnifiques fresques murales. Beaucoup, très sombres, témoignent cependant des heures difficiles de 2021. Ça, et les impacts de balles. Les séquelles du post-confinement… Ici, on trouve de tout : des épices et produits variés y sont acheminés quotidiennement, et viennent des localités avoisinantes ou, plus loin, de tout le pourtour Méditerranéen, par train ou à voile. Les poissons viennent de notre vieux port. Des vendeurs à la sauvette proposent aussi des smartphonse sous le manteau –mais l’utilisation de cette drogue est ici très mal perçue… Je fais mes emplettes. On paye désormais soit en Eurofrancs, la monnaie « nationale », soit en monnaie locale, le Païou.
Mes achats faits, je rentre me faire à manger. Je branche la radio, qui diffuse des nouvelles du monde. Ruffin, toujours à la tête du CNR établi en 2022, tente à grand-peine de réunifier les zones autonomes. Les pays d’Afrique se mobilisent pour fêter l’anniversaire de la mort de Thomas Sankara, la nouvelle inspiration de toutes les sociétés du continent. Des cas de résurgence du SRAS ont été signalés ici et là. Des pirates punks, très fréquents dans les caraïbes, ont trouvé Bernard Arnault sur une île déserte paradisiaque, qu’ils ont réquisitionnée après avoir remis le milliardaire au tribunal international de la Haye, où il sera jugé avec tous les autres : Bolloré, Bezos, Macron…
Pour digérer, je décide d’aller faire un tour, et de passer prendre le café chez mon pote Slim, en « banlieue ». Sur le trajet vers le tram gratuit, je passe par la place Garibaldi-Bookchin où, sous les statues des deux grands révolutionnaires, a lieu une assemblée populaire. Tandis que des familles piquent-niquent dans l’herbe, ça crie, ça s’engueule –le débat porte, semble-t-il, sur le dernier bouquin de Lordon, que certains jugent un peu tiède –il faut dire que, n’étant pas vraiment anarchiste, il est aujourd’hui tenu pour quasiment à droite. Comme Ruffin.
Assis dans le tram, je me rappelle de la vie, et de la ville, d’avant.
Cet espace rempli des émanations des voitures, des flashs agressifs des écrans publicitaires, peuplé de militaires et de flics, où nous étions sans cesse surveillés, contrôlés, traqués. Ces grands magasins absurdes, temple d’un consumérisme mondialisé délirants ; ces buildings, cages de verres inspirant et expirant leur flux continu de parasites en costume cravate. Toute cette vie invivable, ce système organique malade que le virus s’est chargé de venir terrasser. Quand nous parlons aux minots d’aujourd’hui de ce monde-là, ils ont du mal à y croire. « Vous avez vraiment grandi là-dedans ? »
J’arrive à l’Ariane, jadis une banlieue grise, aujourd’hui un quartier vert, joyeux, cosmopolite. Dans le temps, les médias dominants présentaient ce genre d’endroits comme des zones perdues, irrécupérables. Mais en fait, c’est notamment là où se sont tissés les premiers réseaux de solidarité qui ont permis de nous reconstruire, après l’effondrement…. Et après une après-midi passée à discuter avec mon ami, la soirée se conclut sur un concert punk-rap-afro-féministe en plein air, sur la place principale du quartier. Une masse de citoyennes et de citoyens libres, assis aux terrasses des innombrables bars, écoutent sur scène, une bière locale à la main, quatre jeunes femmes appeler à ne jamais cesser la lutte.
Bien sûr, tout n’est pas rose dans notre ville. Il y a encore aujourd’hui, malgré l’entraide, malgré le salaire à vie, beaucoup de personnes qui vivent dans des situations difficiles. Et puis, il y a toutes celles et ceux qui ne jouent pas le jeu, ne participent pas à l’effort collectif. Qui regrettent le monde d’avant. Même si pour eux, finalement, bien peu de choses ont changé : ils continuent à travailler et consommer comme avant, c’est-à-dire comme des cons. Mais ça, on ne pourra jamais les en empêcher… et leur connerie, aujourd’hui, ne détruit plus le monde : elle ne détruit qu’eux. Toutes les usines, toutes les entreprises, sont autogérées. Les gens qui travaillaient, dans l’ancien monde, dans des activités polluantes ou socialement néfastes, ont été redirigés dans des postes dans d’autres filières, notamment le travail social, l’agriculture et le développement durable. Et ils ne peuvent plus bouffer de viande industrielle et de Nutella. Ce qui est déjà un immense progrès, tu en conviendras.
La criminalité, la violence et l’égoïsme n’ont évidemment pas disparu –même si nos structures sociales ne les encouragent guère. Et il y a les riches, qui se sont claquemurés dans leurs beaux quartiers. Toujours à attendre, assis sur leurs tas d’or, à attende que leur heure revienne. Reviendra-t-elle ? Rien n’est moins sûr. Ce qui est sûr cependant c’est que, pour le moment, c’est nous qui avons gagné. Et que nous allons rester vigilants. Mais de toute façon, le feu de la révolution ne s’éteint jamais.
Bien à toi. Salutations libertaires.
M.D.
Ce texte est extrait de la revue Mouais de mai-juin 2020, en ligne ici : https://fr.calameo.com/books/006110248c246080b6403
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