Lundi soir, retour à cette Paloma, triste et lointaine, dans le froid et la neige fondue. Grâce à la navette, on a trois quart d'heure d'avance. Le seul endroit un tantinet chaleureux est le bar, comme une petite arène, à ciel ouvert. Inutile de préciser qu'il n'était pas envisageable d'y pointer le bout de son nez. Et c'est le seul endroit où l'on peut boire un verre. Donc l'attente s'est faite dans la salle.

Ce lundi soir, le festival, poursuivant sa collaboration avec la junta de Estremadura pour la quatrième année consécutive, proposait d'écouter le chanteur Miguel de Tena, accompagné par Francisco Pinto Michalet. Le cantaor a pris de plein fouet l'effet Paloma. On le sentit à la peine pour entrer dans le concert. Il fallut attendre la soléa, pour que la soirée bascule. Trémoussements sur les sièges, Ole coincés au fond de la gorge. Le public, très froid, se laisse convaincre peu à peu et l'osmose se fait. Et le récital bascule enfin dans une autre dimension. Miguel de Tena a une voix puissante et il a montré qu'il pouvait tout chanter de la malagueña à l'alegría, en passant par la taranta, la granaína, la soléa de Alcala, une copla, Maria de la O, des bulerías et bien sûr les tangos extremeños.
Il enchaine des fandangos au grand plaisir du public qui réagit au quart de tour, la réaction est d'autant plus prompte que Miguel chante sans micro, sur le devant de la scène. La température prit soudain quelques degrés. La salle est debout et en redemande. Miguel de Tena est un chanteur généreux. Sur scène, tous les intervenants sont à l'aise. C'est avec grand plaisir que nous retrouvons chaque année ces artistes injustement méconnus. Tous les crus n'ont pas la même qualité, mais cette année rien à redire. On en oublierait presque la Paloma.

J'ai volontairement fait l'impasse sur Andres Marin, voulant me réserver pour ce qui s'annonçait comme un point culminant du festival, le « Made in Jerez » de David Lagos. Et je n'ai pas été déçue. Lagos est flamenco jusqu'au bout des ongles. Entouré de sa femme, Melchora Ortega, de son frère Alfredo, et de ses amis le chanteur El Londro, le guitariste Santiago Lara, le danseur Diego de la Margara et la sublime Mercedes Ruiz, il réussit le tour de force de nous faire vivre le flamenco comme à la maison. Les trois chanteurs se présentent en ouverture pour une ronde de tonas qui remet à l'heure toutes les pendules du cante. Trois styles, trois voix, trois personnalités. Diego de la Margara traverse la scène en esquissant quelques pas de danse, en finesse et en douceur, loin des taconeos bruyants qui font souvent office de baile.
David Lagos revient seul en scène. Il égrène son répertoire, ne relâchant jamais la tension. Il est aussi à l'aise dans une bulería pa escuchar, que dans une malagueña ou une soléa. Il chante sans retenue, allant au fond de lui-même, n'esquivant pas les difficultés, allant jusqu'au bout de sa sincérité, il chante juste. Un des grands moments de ce « Made in Jerez » est la guajira qu'il chante pour Mercedes Ruiz. La bailaora, en bata de cola (robe à traîne) rose pâle, presque blanche, aux cheveux noirs coiffés en bandeaux, semble tout droit sortie d'un tableau de Winterhalter, le peintre de cour de Napoléon III. Elle allie la précision, l'originalité et la grâce. Rien de formaté dans sa manière de bouger. Elle est là où on ne l'attend pas. Et le chant de David induit la mélancolie et l'humour. Moment magique.

La salle est debout pour écouter les fandangos du final. David Lagos et son clan ont montré que grand théâtre et flamenco puro n'étaient pas nécessairement antinomiques ; sincérité, simplicité et beaucoup de talent sont les ingrédients de la réussite. Noche de mucho arte.

Vendredi, c'était mon dernier soir, et j'attendais avec impatience la nouvelle révélation de la danse granaina, Patricia Guerrero. J'ai eu la chance de la voir danser à plusieurs reprises. C'est une danseuse exquise, très belle, qui porte en elle une énorme musicalité. Elle l'a montré sans difficulté vendredi soir, dans ce spectacle sobrement intitulé « Touché », j'ai envie d'y ajouter coulé ou blessé. Je suis complètement à contre-courant et je l'assume. La salle était enchantée, trépignante, debout. Les gens adôôôrent. Moins ça leur parle, plus ils ont l'impression d'être intelligents. Une fois de plus, on vous impose un discours abscons qui se traduit, entre autres, par la présence indisposante d'un violon plus crincrin tu meurs. Cela devint audible quand il joue la chacon de Bach, pauvre Bach qui est décidément mis à toutes les sauces. Patricia, impériale, danse cette chacon en bata de cola noire.
La partie chant était assurée par Angel-Luis Carmona, qui ne m'emballe pas. Il surjoue ; et, sans doute pour faire plus d'effet, il démarre son chant trop haut, est obligé de s'arrêter très vite pour reprendre son souffle et repartir pour recommencer. Côté guitariste, dans la famille Iglesias, Paco est loin d'être mon préféré. Je le trouve froid. Mais tout était fait pour que le spectacle soit dépouillé et sec, aux antipodes de la bailaora qui respire la sensualité. Je n'aborde même pas la question des lumières qui étaient lugubres. Elles étaient en phase avec le tout. J'attendais un écrin somptueux pour une danseuse somptueuse, et j'ai eu une boîte à chaussures, version papier glacé, pour une paire de stiletto Louboutin.

J'ai la nostalgie d'un spectacle vu au festival de Nîmes, « Dos voces para un baile » de Javier Baron, deux voix mises en scène, aux antipodes l'une de l'autre ; il s'agissait de Jose Valencia et de Miguel Ortega. Javier Baron avait donné une leçon magistrale de comment marier le cante et le baile, sans que ni l'un ni l'autre n'y laisse son âme. J'étais sortie du théâtre en état de grâce absolue. Et je suis toujours en quête de ce mirage.
Les portes de ce festival se refermant pour un an, je veux remercier Houria et Melissa pour leur accueil, Jean-Louis et Joss pour leurs photos et toutes celles et ceux qui nous accueillent dans les différentes salles avec une grande gentillesse.