C'était une petite fille qui ne faisait que des bêtises. Une certaine comtesse en racontait les exploits dans des livres de la bibliothèque rose, la Comtesse de Ségur, née Rostopchine. J'ai dévoré ces livres, et tous ceux de cette auteure.
Me suis-je, à l'époque, identifiée à Sophie, l'enfant maltraitée et privée d'amour qui réagissait en déployant des trésors d'inventivité pour désobéir? Ou plutôt aux petites filles modèles, Camille et Madeleine, qui pardonnaient gentiment à Sophie en essayant de la remettre sur le droit chemin ? A la réflexion, je crois que c'est surtout Madame de Fleurville, leur mère, qui avait perçu la souffrance de Sophie et joua pour elle une bonne mère de substitution, qui me servit de modèle. Mais tous ces personnages ont compté pour moi.
Comment parler d'un livre, ici d'une série de livres, qui nous a transformé, sans parler de soi ?
D'abord ce fut une rencontre, une rencontre entre le livre et moi.
« Les petites filles modèles » n'a pas été mon premier livre, mais cela a été un livre important, et j'ai très vite lu celui qui lui est antérieur "Les malheurs de Sophie". Je suis rentrée dans l'univers de Sophie comme on ouvre une porte sur un autre monde. Un peu comme Alice, j'ai emprunté un chemin étrange, mais de plus en plus familier au fur et à mesure de mes lectures. La Comtesse de Ségur décrivait avec précision le monde dans lequel elle vivait, mais ce monde était désormais révolu, et je vivais en HLM. Et pourtant tout ce que je lisais me parlait, déclenchait en moi des images, des réflexions. Je poursuivais les dialogues, je me posais des questions morales... Sophie était à la fois adorable, piquante, pertinente, et exaspérante, choisissant toujours la pire des solutions, celle qui aboutirait à des catastrophes et à se faire punir. Avant d'être la victime de sa belle-mère sadique, elle avait déjà une mère très exigeante et peu chaleureuse qui ne l'aidait pas à canaliser son trop-plein d'énergie et d'imagination.
Ce qui me touchait, mais je ne l'ai compris que des années plus tard, c'est que j'étais, moi aussi, maltraitée. Pas autant, bien sûr, que Sophie de Réan, mais je connaissais cependant la dureté d'une inflexion de la voix maternelle, la peur, l'humiliation, les claques et la colère que l'on tait. La méchante belle-mère de Sophie, Madame Fichini, représentait en fait un double caricatural de quelqu'un qui faisait partie de mon quotidien...
Alors la douceur ferme de Madame de Fleurville, et son inaltérable volonté d'aider Sophie à sortir de la spirale du pire dans laquelle celle-ci était enfermée, m'a fait beaucoup de bien. Derrière la petite fille insolente et désobéissante, elle savait entendre l'enfant en souffrance qui avait désespérément besoin qu'on lui fasse confiance, et elle ne lui lâchait pas la main. Comme on le dirait maintenant, ce personnage a été pour moi un tuteur de résilience, un modèle interne, un support d'identification qui m'a aidé, entre autre, à ne pas devenir comme ma mère. J'ai eu d'autres supports, bien sûr, et même parmi mes proches, qui m'ont apporté cet amour inconditionnel que je ne trouvais pas à la maison. Mais la conjonction unique d'une identification aux malheurs de Sophie, du modèle d'une mère aimante et affectueuse et de la découverte merveilleuse du plaisir que pouvait apporter la lecture ont eu une influence décisive sur moi.
J'ai lu les autres livres de la Comtesse de Ségur, ceux qui évoquent Sophie (personnage qui représente l'auteur, en fait, et son enfance difficile) mais aussi presque tous les autres, où l'on retrouve souvent l'opposition entre les gentils, qui sont généreux et qui pensent aux autres, et les méchants, qui sont égoïstes et font du mal à leurs victimes en y prenant plaisir, comme Madame Fichini. Les récits sortent parfois du milieu très favorisé où évoluait l'auteur. J'ai compris que celle-ci était d'origine russe et j'ai pu élargir mon champ de vision.
Ces livres, je les ai lus et relus. Et puis j'en ai lu d'autres, j'ai ouvert d'autres portes, sur d'autres mondes. Tous ces auteurs, en m'offrant un peu de leur vie intérieure et de leur créativité, m'ont aidée à grandir, à me dépasser, à sortir du chemin qui m'était tracé. J'avais évoqué dans l'édition "Des livres à la mer" « Un cœur fier » de Pearl Buck, qui a contribué à m'ouvrir à la possibilité de l'art.
Depuis cette enfance-là, la lecture m'a accompagnée. J'ai toujours un livre ou deux dans mon sac. Ce sont des amis qui me suivent, qui me guident. Je sais maintenant que la valeur morale des livres de la Comtesse de Ségur m'a fourni des éléments pour construire ma conception du bien et du mal, comme l'ont fait de nombreux autres textes, même si il est de bon ton de considérer désormais ces notions comme ringardes, et même si ma conception est bien différente de celle de l'auteure des "petites filles modèles"...
Faire du mal à autrui, cela existe. Je l'ai subi, je sais de quoi je parle. Mais j'ai pu choisir mon camp. La lecture m'a donné ce choix, comme celui de toujours essayer de progresser. On a son libre-arbitre, mais encore faut-il savoir que c'est le cas, et avoir des éléments pour faire ses choix. Être éclairé, en somme. C'est le message que j'ai retiré de la Comtesse de Ségur: il y a des choses que l'on subit, mais on peut modifier notre réponse à ces choses, et pour cela, il nous faut la connaissance, la conscience, et la volonté... et un idéal ou un modèle. C'est un message fort, mais il a tendance à se diluer dans la conception du « tout se vaut » et dans notre soumission à l'omniprésence médiatique qui obscurcit notre pensée et donne à toute information la même valeur, chaque information mise en avant renvoyant les précédentes dans le brouillard sans que l'on ne parvienne à construire une vision d'ensemble, ou alors avec difficulté.
La lecture m'a aidée à croire possible d'aller vers le mieux, d'essayer de trouver un juste équilibre entre égoïsme et altruisme, de tenter de ne pas se voiler la face par paresse intellectuelle ou manque de courage.
Alors je dis merci à tous les auteurs qui apportent leur petite, ou grande, pierre à l'édifice de la connaissance.
Il y a quelques temps, anticipant peut-être un déménagement ultime, comme nous venions d'en vivre douloureusement plusieurs, un de mes enfants a essayé de me convaincre de me débarrasser de certains des innombrables livres qui envahissent les murs de ma maison.
En vain, bien sûr !