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Un brin songeur, à main levée il griffonne quelques ébauches à l'intérieur de son carnet d’allégeance, compagnon d’humeur des jours maussades. La journée semble superbe, étoffée d'un pastel de plein ciel. À l'arrière des vitres ornées d'enluminures quelques timides rayons de soleil tentent de réchauffer l'atmosphère un brin timide.
Absorbé par la farandole de mots il n'a guère vu le temps passer, insensible aux allées et venues de l'effervescence des lieux. Impossible de se détacher de cette trame, le suspense en haleine. Seules les aiguilles de la grande horloge le ramènent à une soudaine réalité, ancrée au rythme des chapitres de la vie. Sur le rebord de porcelaine blanche, la mousse a déposé ses strates de caféine, témoin de son infinie patience.
D'un signe de la main, le serveur lui sert une énième tasse de ce précieux arabica des plateaux d'Abyssinie, digne breuvage du poète aux semelles de vent. Envoûté par l'arôme subtil des grains torréfiés, son regard se perd dans les brumes lointaines, fuyant vers d'autres horizons comme pour feindre une certaine indifférence.
Habitué des lieux le temps s'étire en longueur, confiné entre les piliers soutenant la coupole de la grande brasserie. Calé à l'arrière de l'estaminet aux allures d'une époque révolue, son pouls fébrile trahit l'angoisse de cette impatience dont il tait le nom. Sentiment d'inquiétude face à la crainte d'une nouvelle déception, ou toute autre trahison. Le cœur rapiécé avec du barbelé.

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Sera-t-elle au rendez-vous ? Va t-elle vraiment venir? Tiendra-t-elle sa promesse ? Il voudrait volontiers s'en convaincre bien qu'en son for intérieur il soit persuadé du contraire, tiraillé par de mauvais pressentiments. Habitué aux multiples revirements dont elle maîtrise le tempo à merveille, le doute reste la principale préoccupation du moment. Blottis contre son silence les souvenirs épars tout frissonnants de réalité.
Un léger frémissement le soustrait à l'influence de ses réflexions. Vague impression d'écueil qui le fige corps et âme sur la banquette en croute de cuir. Cette histoire sans lendemain l'aura mené par le bout du nez, plus loin qu'il ne pouvait l'imaginer. Toujours à la traîne, à contre courant de cette chimère d’antan aux yeux persan.
Elle, dans la lumière des jours d'été, lui, dans l'ombre des nuits sans fin. Elle, tout là haut, lui, quelque part là-bas. Elle, penchant à droite, lui, fuyant à gauche. Jamais sur la même longueur d'onde. Toujours à contrario, encore à la peine. Quoi qu'il fasse, quoi qu'il se passe. Versatile à souhait. Suis l'amour, sans cesse il te fuit tel une anguille entre les doigts.
Sans trop y croire il lui avait donné rendez-vous ici même à l'endroit de leur toute première rencontre. Depuis, de gros nuages s'étaient accumulés au dessus de leurs têtes, venus assombrir cette idylle des premiers instants. Chacun comblant les manques de l'autre, éternel renoncement. L'état de grâce fut de courte durée, au fil du temps et des coups de Jarnac il avait appris à s'accommoder de ses multiples désinvoltures. L'amour, fil tendu qui défie le vide d'une frivolité à l'autre.
Aussi imprévisible qu'insaisissable, de la plus grande désinvolture elle cultivait ce mystère dont il peinait à deviner les contours. Ils étaient ces contraires qui s'attirent, ces opposés qui s'aimantent. Pôle Sud, pôle Nord. Patience, impatience. Attirance, rejet. Autant de raisons de mettre un terme à ces échauffourées. L'amour, sentiment d'affection profonde qui parfois conduit à la déraison. La fuite des sentiments. Sans issue, sans lendemain. Pourquoi s'accrocher, pourquoi résister, pourquoi espérer, pourtant encore y croire, un peu ?

Sur la pointe des pieds une silhouette gracile aux élans cavaliers effleure les pavés de la place centrale. Sous la flamboyance de son passage les regards se figent, étourdis par cette ballerine incarnée. Dans un instant d'hésitation le temps suspend son vol, elle s'interrompt sur le devant de porte avant de faire volte facile, fidèle à ses revirements. Il semble bien que dans son mode de pensée il y ait cette contradiction essentielle à toujours fuir vers l’ailleurs, dépouillé de toute âpreté sauvage. Le ciel y serait-il plus clément ?

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Comme d’habitude, elle prend le chemin à gauche à l’orée des dunes boisées et drapées de ses trésors de flore et de faune et s’aventure au long du site balisé. Sur les hauteurs de la sente, elle aperçoit au lointain le balancement des marées s’échouant sur l’estran. L’écho de son roulis perpétuel s’entremêle aux babils sifflés-flûtés mélodieux et perçants des fauvettes à tête noire pelotonnées dans ce coin presque sauvage.
C’est ainsi que quotidiennement aux premiers balbutiements et dès l’insistante lueur du petit jour, elle s’empresse de défier la bise, ce vent sec et froid, force invisible et taquine, tourbillon désinvolte et finalement façonnier insolent des paysages marins.
Sans doute souhaite-t-elle encore savourer ce souffle magique offert par cet espace infini empli de zénitude ? Par chance, aujourd’hui, au soleil du matin, la ligne d’horizon décrit magnifiquement les superbes retrouvailles du ciel et de la mer. Comment ne pas apprécier cette aventure espiègle à la fois vertigineuse et mystérieuse. Inspirer, expirer, une façon agréable de s’aérer le corps et l’esprit afin de mieux poétiser le vau l’eau mais aussi l’extraordinaire de la vie.
Après la boucle du retour, elle accélère le pas, elle sait qu’elle est attendue et ne peut se permettre quelconque retard au rendez-vous qu’il lui a fixé ! Soucieuse, elle ne cesse de réfléchir… Là, à l’instant, elle se souvient d’une pensée de Christian Bobin dans « La plus que vive »… « On peut donner bien des choses à ceux que l'on aime. Des paroles, un repos, du plaisir. Tu m'as donné le plus précieux de tout : le manque. Il m'était impossible de me passer de toi, même quand je te voyais tu me manquais encore… ».
Au hasard des mots, au détour des phrases, dans les méandres d’une aventure crescendo, elle sème, çà et là, l’envie de créativité et le goût de l’imprévu… Tête en joie, cœur en liesse, elle s’ingénie à dénicher l’art d’une symbiose originale de tendresse et d’amour, tout en essayant
de défier ce spleen un peu trop envahissant à son goût.
Reste le « partage », l’épine aigüe de la brûlante angoisse qu’elle ressent. Sincèrement, ne peut-il laisser la vie se rythmer sans que de trop nombreux regards négatifs « du jadis » ne débordent plus que de raison sur le présent ? Elle aime les instants « carpe diem ». Lui, semble les murer entre deux parenthèses d’incompréhension bien bâillonnées de certitudes.
Pourtant, rien ne l’oblige à aller jusqu’à la recherche intérieure bien trop philosophique du « connais-toi toi-même » chère à Socrate pour y voir plus clair ? Non, rien… mais peut-être est-ce simplement l’instant, la raison ou la sagesse de clarifier pensées et désirs d’une complicité commune dépassant la fusion des mots !
Elle n’est pas avare d’explications sur ce qui l’anime et ce qu’elle priorise dans ce lien sentimental. Même si, parfois, elle reconnait le choix difficile des chemins de traverses à emprunter ensemble. Certes, silence et jardin secret ne sont en aucun cas obstacles aux affinités. Soupirant toutefois « silence, il en faut… mais point trop ».
Du sourire grenadine au regard menthe à l’eau, elle arpente inlassablement les songes infinis et le spleen croissant de ses jours sombres. Avant que ne s’envole définitivement l’âme fluette et fragile de leur belle rencontre impromptue, elle s’anime à trouver la moindre fêlure, en furète immédiatement le sésame pour préserver sérénité et bien-être commun.
Tous deux, forces de caractère, ont à priori toutes les facilités à pouvoir se nourrir des qualités et des défauts de l’un comme de l’autre, d’en dépasser la complexité et de s’en enrichir mutuellement. Une harmonie à trouver entre âmes fragiles, charmes d’écriture et élégances intimes.
Toute à ses rêveries, un brin la tête dans les nuages, elle arrive au lieu de leur première rencontre à l’heure dite. Guillerette, elle monte l’escalier avec sa légèreté habituelle et soudain s'interrompt. Elle vient de se souvenir que la pochette transparente consignant tous ses écrits est restée bien sereinement dans le coffre de sa voiture. Sans réfléchir et voulant faire au plus vite afin qu’il ne s’impatiente exagérément, elle redescend quatre à quatre les marches pour rejoindre sa voiture.

Par le plus grand des hasards ils s’étaient croisés sans se reconnaitre. Les années avaient effacé les traits des visages. De cette éphémère alchimie il ne restait plus grand chose, à peine l’ombre de la passante anonyme pressant le pas à travers le dédale des pavés. Tant de gestes ordinaires, tant d’élans volatilisés, tant d’étreintes maladroites, tant de serments trahis. Trop de revers à expier, trop de chagrins à rapiécer. Soupirants éconduits effeuillant leur tendresse d’antan.
Comment se remémorer ces délices d’instants épars à l’orée printanière ?
Elle, fille des champs, fragrance évaporée dans les replis d’un fol espoir. Bribes de sentiments en noir et blanc, reflets d’apparences flottant dans le débris des flots délavés. Sans trop de raffinement, de folie ou d’ambition, le soupirant s’était esquivé dans l’irrévérence de ses songes.
Épris de cette fièvre ardente, ils n’avaient jamais ressenti passion si frivole, en proie à ce même déchirement. Tant de secrets dans l’empreinte de serments lancés à travers la brise. Dans le lointain, les étoiles s’étiolent sans crier gare. La valse des amants.
Demain il sera là, comme chaque jour, encore quelques pages à écrire, pour ne pas rompre le fil. Comme si cette incessante attente n'était plus qu'un prétexte à tuer.
D’après une idée originale soufflée par Vent d’Autan,
les plumes inspirées de Vent d’Autan et d’Edmey !

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