Edwy Plenel (avatar)

Edwy Plenel

Journaliste, cofondateur de Mediapart

Journaliste à Mediapart

340 Billets

4 Éditions

Billet de blog 11 janvier 2011

Edwy Plenel (avatar)

Edwy Plenel

Journaliste, cofondateur de Mediapart

Journaliste à Mediapart

«Grand deuil»: François Mitterrand et le journaliste

«Ce sera comme un grand deuil.» Ainsi s'exprime, à propos du retour de la droite au pouvoir, François Mitterrand le 24 mars 1993 lors de son dernier conseil des ministres avec un gouvernement de gauche. Grand deuil est justement le titre d'un texte que j'ai consacré, lors du dixième anniversaire de sa mort, à ma relation particulière avec ce président de la République que je n'ai jamais rencontré.

Edwy Plenel (avatar)

Edwy Plenel

Journaliste, cofondateur de Mediapart

Journaliste à Mediapart

«Ce sera comme un grand deuil.» Ainsi s'exprime, à propos du retour de la droite au pouvoir, François Mitterrand le 24 mars 1993 lors de son dernier conseil des ministres avec un gouvernement de gauche. Grand deuil est justement le titre d'un texte que j'ai consacré, lors du dixième anniversaire de sa mort, à ma relation particulière avec ce président de la République que je n'ai jamais rencontré. Je le republie ici de nouveau, pour le quinzième.

C'est peut-être le propos le plus authentique de François Mitterrand, en tout cas le plus manifestement testamentaire. Présenté par son ami fidèle Roland Dumas, il ouvre le recueil initulé Les forces de l'esprit, publié en 1998 chez Fayard, deux ans après son décès le 8 janvier 1996. «On n'est jamais vraiment seul. Jamais, sauf devant la mort», y confie-t-il, avant d'en venir à cette drôle de formule, «grand deuil». Grand deuil, selon le Littré, «costume de deuil dans toute sa rigueur pendant les premiers temps qui suivent la mort de la personne perdue», par opposition au petit deuil, «costume de deuil devenu moins sévère à mesure qu'on s'éloigne davantage de l'époque de la mort».

Voici le passage qui conduit à ce grand deuil, où les lecteurs d'aujourd'hui trouveront des résonances avec notre présent, dans un discours qui défile comme une succession d'images, sans rapport évident les unes aux autres, mais toutes prophétiques, du secret aux banlieues: «Je sais que l'on me reproche d'aimer le secret. Pourtant il faut bien garder une part de secret pour exister. Quoi qu'il en soit, je veux vous le dire aujourd'hui: vous pouvez compter sur moi. Au besoin, je choisirai l'affrontement. Tout plutôt que l'étranglement dans le silence de l'ombre. Et soyez sûrs que, sur un certain nombre de points, je ne transigerai jamais. Et, s'il le faut, je demanderai aux Français de trancher. Je vous souhaite une bonne chance à tous. A nous tous. J'espère que nous ne verrons pas flamber les banlieues. Que nous ne verrons jamais les CRS tirer sur les jeunes des cités en révolte. J'espère que non… Lundi un poids énorme tombera sur vos épaules. Ce sera comme un grand deuil.»

Le grand deuil, c'est donc la gauche sans lui, d'abord dissociée de lui qui reste seul au pouvoir, puis éloignée de lui qui s'approche, toujours seul, du départ final, survivant moins d'une année à la fin de sa longue présidence (1981-1995). Un grand deuil dont, deux mois plus tard, le suicide de Pierre Bérégovoy, le 1er mai 1993, sonnera le glas, Bérégovoy qui était le premier ministre de ce dernier gouvernement de gauche sous la présidence Mitterrand. Mais cette formule, aux allures de tombée de rideau, précède de peu une recommandation volontariste, d'une grande lucidité à destination de cette gauche qui va retourner dans l'opposition: «C'est moins d'espérance dont nous avons besoin que de volonté. Et de volonté politique plus que de simple volonté humaine». Ombre et lumière, jusqu'au bout: le secret et la mort, le combat et la vie.

Ce Mitterrand de combat, de résistance et de détermination, ne m'est pas étranger. J'ai même coutume de dire, lors des débats publics qui ont accompagné la croissance de Mediapart depuis 2008 sous cette hyperprésidence sarkozyste que nous n'avons cessé de démasquer, que je suis resté fidèle au Mitterrand d'opposition, celui qui affirmait que celle-ci ne pouvait être qu'intransigeante et systématique. Plus peut-être que je ne me le suis imaginé moi-même. Je m'explique. Outre cette année anniversaire qui commence – les quinze ans de son décès, puis les trente ans de sa victoire le 10 mai 1981 –, la raison de ce retour en arrière est qu'un curieux hasard m'a fait intituler Grand deuil mon dernier texte sur François Mitterrand, alors que je n'avais pas encore retrouvé ces deux mots sortis de sa bouche, en 1993.

Illustration 1

Daté du 2 décembre 2005, ce texte, Grand deuil, introduit le recueil des trois livres que j'ai consacrés à la présidence de François Mitterrand – donc au Mitterrand de pouvoir plutôt qu'au Mitterrand d'opposition. Sous le titre Le journaliste et le Président, ce livre copieux (792 pages) est paru en janvier 2006 (chez Stock), pour le dixième anniversaire de son décès. Et il rassemblait mes «mauvaises actions», comme disait le reporter Albert Londres (1884-1932) en exergue de son livre sur la France coloniale, Terre d'ébène (1929), autrement dit presque toutes les preuves de mon rôle d'apporteur de mauvaises nouvelles sous cette présidence mitterrandienne.

Si je republie ici cette introduction plutôt personnelle, c'est en raison des interpellations récentes de certains abonnés de Mediapart (à lire notamment sur ce blog et dans ses commentaires) qui m'ont fait percevoir combien les préjugés et les malentendus étaient tenaces. J'adresse ce texte à tous ceux qui, légitimement, pensent que la gauche, c'est souvent mieux que la droite – et j'en suis. Mais si sa lecture pouvait les inciter à admettre que la gauche ne devrait jamais craindre la vérité, y compris sur elle-même, qu'au contraire, elle n'est que plus forte si elle accepte cette diversité critique, alors peut-être aurais-je le sentiment d'avoir été utile à notre démocratie républicaine. Surtout, je l'adresse aux plus jeunes qui, aujourd'hui, prennent la relève et pour qui cette histoire qui nous occupe ou nous déchire, entre nostalgie et amertume, est ancienne, lointaine et, du coup, abstraite. A eux d'y dénicher tout ce qui peut les aider à réinventer une espérance pour demain, sans les pièges, hypocrisies et chagrins d'hier, et à trouver cette volonté politique sans laquelle elle n'adviendra jamais.

GRAND DEUIL

Je n'ai pas connu François Mitterrand.

C'est une vérité de fait: je n'ai jamais rencontré l'homme qui fut Président de la République française de 1981 à 1995. Et, pour être franc, je ne me suis jamais intéressé à l'homme Mitterrand. Au Président, au personnage public, oui, plutôt mille fois qu'une: ses actes, ses idées, ses paroles, son itinéraire, son passé. Mais l'homme privé, sa psychologie, son caractère, sa famille, ses proches, ses amours, non, jamais. Qu'il y ait, de l'un à l'autre, des liens et des causalités, je le devine. Mais ce ne fut pas ma curiosité. Par choix, volontaire et entêté. Les pages qui suivent en témoignent: dans le travail qui était alors le mien, je n'ai jamais voulu franchir cette frontière qui sépare l'intérêt public du domaine privé.

Evidemment, la question d'une rencontre aurait pu se poser. Après tout, j'aurais eu quelques éclaircissements à lui demander. Mais je n'appartenais pas à la cohorte des journalistes politiques qui suivaient l'Élysée ou Matignon, les partis ou le Parlement. Journaliste de base, sans titre particulier, j'ai suivi de 1982 à 1992 pour Le Monde les affaires de police, et donc le ministère de l'Intérieur. En ce sens, j'étais excentré, malgré la proximité de la Place Beauvau et du Palais de l'Élysée. Contrairement à ce que la suite a pu laisser croire, l'essentiel de mon activité professionnelle ne concernait pas les à-côtés de la présidence mitterrandienne. En matière de police et, plus généralement, de sécurité, ces années-là furent une période passionnante, d'innovations et de tensions, de réformes et de polémiques. Mes articles dans le quotidien en témoignent: c'est à cela que je passais le plus gros de mon temps, à ces débats, à ces enjeux, à ces réflexions.

Cependant, la police, tout rubricard spécialisé le sait d'expérience, est un immense paravent social derrière lequel sont dissimulés les malheurs et les misères, les accidents et les drames, les mensonges et les hypocrisies que, pour son confort, notre modernité préférerait ne pas avoir à connaître. Surtout s'il s'est efforcé de tirer ses sujets proprement policiers vers le haut, refusant de les déprécier ou de les caricaturer pour s'intéresser aux métiers qu'ils recouvrent et à leurs contradictions, un journaliste spécialisé dans ces domaines risque donc fort de se retrouver, un jour ou l'autre, en possession d'informations rares. De confidences exceptionnelles, de petites exclusivités, voire de grands secrets.

C'est ainsi, presque par hasard, sans l'avoir jamais décidé, que je suis devenu l'apporteur de mauvaises nouvelles du mitterrandisme, tout comme l'un de mes prédécesseurs dans cette rubrique, James Sarrazin, l'avait été, avec grand talent, pour les présidences de Georges Pompidou et de Valéry Giscard d'Estaing. Ma seule particularité fut d'avoir été tenace. De n'avoir pas renoncé malgré les pressions, qu'elles fussent aimables ou détestables. Et d'avoir toujours souhaité connaître le fin mot d'une histoire si, d'aventure, j'avais commencé à la chroniquer. Survenue à la fin de l'été 1982, alors que je commençais juste à me familiariser avec les questions de police, l'affaire des Irlandais de Vincennes fut la première étape d'une pérégrination qui, au rythme des événements et de leurs surprises, me conduisit ensuite aux autres mésaventures de la cellule de l'Élysée, à l'affaire du Rainbow Warrior, le navire amiral du mouvement Greenpeace coulé par les services secrets français en 1985, au drame de la grotte d'Ouvéa en Nouvelle-Calédonie en 1988, aux multiples affaires politico-financières enfin, d'Urba à Péchiney – et j'oublie certainement d'autres épisodes.

Quand en 1992, après dix années d'étonnement, j'ai voulu réfléchir à cette part de réalité que j'avais été amené à découvrir ou à côtoyer, je l'ai appelée La part d'ombre. Ce fut un livre, et c'est devenu depuis une expression assez courante pour dire la part maudite d'une politique. C'était le prolongement de mon travail de journaliste et, cependant, ce n'était pas de même nature. Tout en rendant compte de faits, qui ne seront jamais contestés, je livrais mes réflexions de citoyen confronté à ce que nous disaient ces faits – sur notre pays, ses institutions, ses mœurs politiques ou économiques et, bien sûr, son Président. De ce point de vue, c'est évidemment un livre engagé dont je ne retire rien, et certainement pas ses dernières lignes qu'hélas, notre époque s'est acharnée à confirmer.

«Inscrire l'exigence du passé dans l'inquiétude du présent» : ce sont les ultimes mots du livre. Lors de sa parution, il fut peu remarqué qu'ils étaient illustrés, dans le corps de l'ouvrage, par un chapitre consacré aux engagements de jeunesse de François Mitterrand à l'extrême droite et, surtout, à ses liens personnels avec René Bousquet, le patron de la police française sous le régime de Vichy. Sur le plan factuel, c'était sans doute la principale nouveauté de La part d'ombre par rapport à ce que j'avais déjà révélé dans les colonnes du Monde. Mais, curieusement, cet aspect-là passa pratiquement inaperçu. Du moins publiquement. Sans doute était-ce encore trop tôt. Deux ans plus tard, à l'automne 1994, la polémique faisait rage après la publication, par Pierre Péan, des confidences de François Mitterrand lui-même sur sa «jeunesse française», qui confirmaient au-delà du raisonnable ce que j'avais approché.

Entre-temps, le paysage avait grandement changé. Quand, à l'automne 1992, je publie La part d'ombre, j'imagine tourner une page, en aucun cas en feuilleter mille. L'ironie, qui transforma une expérience professionnelle en mésaventure personnelle, fut que ce livre du présent se mit à fabriquer du futur, sans que j 'y puisse mais. Décrivant les activités méconnues de la cellule de l'Élysée, j'avais écrit que, selon mes informations, elle exploitait un contingent d'écoutes téléphoniques administratives. Quelques mois plus tard, en mars 1993, les obscurs règlements de compte entre protagonistes de ce nouveau Secret du Roi conduisaient aux premières révélations de l'affaire des écoutes, suivies par d'autres en 1995, puis en 1997, confirmant à n'en plus finir ce que j'avais écrit et décrit en 1992. Et donnant la matière des Mots volés où j'ai tenté de raconter cette histoire comme si ce n'était pas, aussi, la mienne.

Dès lors, le climat devint délétère. Le règne n'en finissait pas de finir. Fort bien gardé jusque-là – j'en témoigne –, le secret sur le cancer était levé. Des proches prenaient leurs distances. D'autres se barricadaient dans une fidélité aveugle. D'autres encore choisissaient de s'éloigner dans un silence fracassant, en se donnant la mort. Ces suicides, celui de Pierre Bérégovoy en 1993, puis celui de François de Grossouvre en 1994, à l'Élysée même, furent le point de départ d'Un temps de chien, essai sur l'époque qui est en fait une réflexion sur le journalisme, ses nécessités et ses hasards. Puis, je suis passé à autre chose dans mon métier, mais en étant poursuivi par une histoire dont, par la faute de François Mitterrand, j'étais devenu un acteur, et non plus un témoin. C'est un paradoxe, mais il n'est pas contestable: ce ne sont pas mes enquêtes ni mes livres qui m'ont valu l'acharnement d'une partie de la postérité mitterrandienne; c'est d'avoir porté plainte, pour le principe – le droit de la presse, la liberté du journaliste –, dans l'affaire des écoutes qui m'a valu d'inutiles polémiques animées par ceux que ce dossier menaçait.

En 1992, nous n'en étions pas là. Au début de l'été, quelques mois avant la parution de La part d'ombre, je me suis retrouvé au Palais de l'Élysée, sans doute pour la seule réception à laquelle j'aie jamais été invité sous la présidence de François Mitterrand. Il s'agissait de fêter le départ de deux proches collaborateurs du Président, son directeur de cabinet, Gilles Ménage, et sa conseillère pour la culture, Laure Adler. J'avais appris à connaître le premier dans ses fonctions. Je connaissais fort bien la seconde – c'est une amie de longue date. Ce fut la deuxième fois que j'eus l'occasion de croiser de près François Mitterrand. De près et de loin – nous n'avons pas été présentés. La première, c'était avant 1986 dans une école de formation de la police nationale que le ministre d'alors, Pierre Joxe, faisait découvrir au Président. Un confrère m'a offert une photo qui en garde la trace: je suis juste derrière Mitterrand, stylo et calepin en mains, journaliste tout simplement.

Laure Adler et Pierre Joxe sont, avec le syndicaliste policier Bernard Deleplace, les trois proches de François Mitterrand qui ont espéré qu'un jour, je le rencontrerais. Ils lui ont toujours été fidèles et je les tiens pour des amis. Si je les mentionne, c'est pour faire comprendre que les mondes de Mitterrand ne se résument pas à la coterie qui, aujourd'hui, se prétend seule détentrice de l'héritage. C'est aussi pour souligner qu'il y eut, dans son entourage, des femmes et des hommes de principes, mus par la conviction plutôt que par l'intérêt. Loin d'épouser les haines et les détestations nourries par la part d'ombre d'un Président qui, à m'écouter en secret, me connaissait mieux que je ne l'ai jamais connu, ces personnes-là, et elles ne sont pas les seules, ont gardé leur liberté, leur indépendance et leur franc-parler.

C'est donc le comique de cette histoire: je n'ai jamais connu cet homme dont j'ai chroniqué la présidence, mais il m'a longtemps fréquenté en privé, dans ce confessionnal moderne qu'est le téléphone. Or cette transgression de la frontière entre public et privé, qu'il s'est autorisée au gré de ses méfiances et de ses humeurs, a continué de produire une réalité au-delà de sa mort, telle une ombre portée. Je l'ai dit: sa vie privée ne m'intéressait pas. J'ai tu le secret de sa fille, Mazarine Pingeot, estimant que son ascendance n'était pas une raison suffisante pour livrer une adolescente à la curiosité publique. J'ai scellé sa double vie de famille qui, si l'État l'a certes abritée, ne m'a jamais paru un scandale d'État. J'ai respecté ses amitiés, sauf quand elles servirent d'arguments à des privilèges ou des passe-droits, et ce fut le cas avec Roger-Patrice Pelat. Et je n'ai rien dit de sa maladie, tout simplement parce que je n'en savais rien.

Bref, dérangeantes parce que politiques, nos curiosités de l'époque ne pénétraient pas sa sphère d'intimité. Celles d'après sa mort sont à l'inverse, intimes et familières, sentimentales et familiales. Telle est la postérité de cette aventure personnelle qui, finalement, a tourné à la débâcle collective: des histoires privées, un roman familial, des énigmes psychologiques, des anecdotes amoureuses ... Peu d'ouvrages depuis 1996 sur la politique de Mitterrand, son œuvre, son bilan, ses ressorts méconnus, et tant de libelles, confessions ou révélations, qui tournent autour de ces secrets d'un autre ordre. Comme si, dix ans après, il ne restait plus que l'homme, et non pas le Président. Comme si le souvenir du personnage, héros de sa propre vie, recouvrait la mémoire du politique, pour la rehausser en l'humanisant.

«Son personnage vaut mieux que son œuvre» : au début de La part d'ombre, je citais à son propre propos ce jugement de François Mitterrand sur Charles de Gaulle. C'était ma façon de dire que je tenais l'homme, le personnage, en estime, même si j'étais sévère pour ses actes, son œuvre. Mais l'aventure d'un homme ne suffit à fonder l'espoir d'un peuple. Je n'ai pas changé de conviction, et la suite posthume me conforterait plutôt. Dominé par la famille et la maladie – le bal d'éros et thanatos, en somme la mort et le sexe –, le roman posthume de François Mitterrand est la dépolitisation même. À l'image de l'évolution télévisuelle, devenue réceptacle de mises en scène indiscrètes, de confessions et de déballages, il témoigne d'une forme de déréalisation. Car s'il n'y a plus de vie privée, c'est la fin de l'espace public. S'il n'y a plus que du privé, de l'intime et du familial, c'en est fini du public, du politique et du collectif. Si nous ne sommes plus curieux que de nous-mêmes, de nos vies privées, de nos amours et de nos familles, nous délaissons les curiosités qui importent vraiment pour l'avenir, qui nous élèvent et nous emportent, au-delà de nos égoïsmes et de nos particularismes.

En ce sens, le Président Mitterrand ne nous est pas d'un grand secours pour affronter les défis qu'il a laissés derrière lui. Il nous reste l'autre Mitterrand, celui d'opposition, tout comme il faisait lui-même la différence entre le gaullisme de Résistance et le gaullisme d'État. Le Mitterrand acharné à défendre l'entièreté des libertés, l'exigence de la morale, l'évidence de la solidarité, l'urgence des réformes, la fidélité des engagements, etc. On s'en apercevra à la lecture des livres ici rassemblés: c'est ce Mitterrand-là que je n'ai cessé de rappeler au Mitterrand devenu Président. Les rois, on le sait, ont besoin de fous qui puissent leur dire qu'ils sont nus, qu'ils ont oublié ou qu'ils se sont oubliés. S'ils ne cèdent pas aux tentations de la connivence et de la respectabilité, les journalistes sont ces fous de la politique moderne. Ils ont beau déplaire, ils n'en sauvent pas moins un peu de la mémoire de ces rois, en montrant qu'ils n'ont pas toujours été les rois qu'ils sont devenus.

C'est l'ultime paradoxe de cette histoire qui s'est saisie de moi plutôt que je ne me suis saisi d'elle: je suis resté longtemps fidèle à la mémoire du François Mitterrand pour lequel j'avais voté en 1981.

Paris, le 2 décembre 2005.

P.S. (janvier 2010): ici, la date du 2 décembre ne doit rien au hasard. Elle est comme un signe discret entre complices d'une même exigence, radicalement démocratique, profondément anti-présidentialiste (ou bonapartiste, ou césariste, au choix). Deux ans plus tard, avec François Bonnet, Gérard Desportes, Laurent Mauduit et Marie-Hélène Smiéjan, nous annoncions, précisément le 2 décembre 2007, la naissance de ce qui n'était encore que "le projet Mediapart" et qui donnera naissance, le 16 mars 2008, au Mediapart que vous connaissez.

Illustration 2

Le livre Le journaliste et le Président est disponible soit en version imprimée, par exemple ici (prix 23,76 €), soit en version numérique, à cette adresse (prix 18,99 €).