Le 27 février 2020, la lettre hebdomadaire du Club de Mediapart, rédigée par Livia Garrigue, l’une des journalistes qui animent cet espace participatif unique dans la presse, racontait combien, dans les contributions de nos abonné·es, l’histoire est un champ de bataille, entre dénis et oublis. Parmi les exemples cités, on trouvait celui-ci :
« Par ailleurs, les dynamiques d’invisibilisation ne sont pas l’apanage des gouvernants en pouvoir de réécrire l’histoire officielle. Processus structurel, il peut exister même chez les plus érudits et les plus engagés sur ces sujets. En témoigne l’invisibilisation du travail de Zaka Toto, auteur d’une série d’articles dans la revue Zist sur l’histoire coloniale et la politique du sucre en Martinique, par l’historienne Laurence De Cock dans un article de vulgarisation dans Politis, suivi d’une mise au point exempte d’excuses. Le professeur des écoles Rpgsquare06 raconte l'épisode. Loin d’être une querelle purement anecdotique, il y a là une reconduction de la “violence symbolique” qui confirme l’utilité des disciplines décoloniales. On peut lire ici une autre mise au point sur ces mécanismes par Mehdi Derfoufi. »
Un peu plus de trois ans après, cette polémique intellectuelle, entre protagonistes se réclamant des mêmes idéaux d’émancipation, est devenue un conflit judiciaire. La cause en est le procès en diffamation intenté par l’historienne Laurence De Cock à l’historien Zaka Toto, qui s’était ému de l’invisibilisation de son travail. La direction éditoriale de Mediapart a décidé de couvrir ce procès, tenu vendredi 9 juin au tribunal de Paris, et sollicité pour ce faire Antoine Perraud, dont les terrains de prédilection sont plus souvent la critique littéraire ou les débats intellectuels que la chronique judiciaire. Bien qu’il n’ait pu assister à toute l’audience, qui fut fort longue, et n’ait pu entendre les réquisitions du procureur – qui s’en est remis au tribunal en invoquant la « bonne foi » de Zaka Toto –, son compte-rendu, forcément incomplet, est paru dans nos éditions du 10 juin.
Outre les protestations de l’historien poursuivi et de son avocat, Me Henri Braun, cet article a suscité de nombreuses réactions indignées parmi celles et ceux de nos lectrices et lecteurs qui, comme nous l’expliquions dans le Club dès 2020, sont sensibles, à juste titre, à la charge symbolique, de violence et d’humiliation, que charrie toute histoire coloniale. Une charge qui ne peut être que redoublée quand le récit qu’en font les premiers concernés, ici les Antillais eux-mêmes, leur semble confisqué par des voix incarnant, fût-ce à leur corps défendant, la domination coloniale.
Martiniquais comme Zaka Toto, Aimé Césaire, l’auteur du célèbre Discours sur le colonialisme, a écrit des pages définitives sur ce « fraternalisme » qui recycle à gauche le préjugé colonial habillé de paternalisme, en imposant sa parole supposée autorisée à la place de l’expression autonome des dominé·es qui, en l’espèce, sont aussi des racisé·es. C’était en 1956 dans sa Lettre à Maurice Thorez, de rupture avec le Parti communiste français, où il proclame « l’heure de nous-mêmes a sonné » avant de participer au premier Congrès des écrivains noirs, organisé par Présence Africaine, événement qui serait aujourd’hui vilipendé en scandale « wokiste » par tous les réactionnaires.
Que Laurence De Cock ait été blessée par les virulentes critiques, accrues par les réseaux sociaux, que lui ont valu son article de Politis, écrit lors d’un court séjour à la Martinique, n’est pas niable. Mais qu’elle ait choisi d’y répliquer par une contre-attaque judiciaire, alors même que, sur le point d’histoire en cause, elle défendait la même lecture du passé que Zaka Toto, relève à tout le moins d’une sous-estimation de ce contexte qui pèse lourd dans des sociétés héritées de l’esclavagisme – d’un poids de souffrance inapaisée et de dignité révoltée dont témoigne toute l’œuvre d’un autre Martiniquais, Frantz Fanon, l’auteur des Damnés de la terre. Faire un procès ne pouvait qu’aviver cette blessure.
Dès lors, en rendre compte était un exercice périlleux : tenter de résumer la complexité d’un conflit à l’occasion d’une audience dont l’enjeu était sa simplification – plagiat ou non, diffamation ou non –, c’était forcément prendre le risque d’incompréhensions et de malentendus. Tout article sur un sujet délicat ou difficile affronte le piège redoutable du conflit entre son émission et sa réception. Le compte-rendu d’audience écrit par Antoine Perraud entendait décrire la tension douloureuse provoquée par ce procès malvenu. Au final, il a été reçu, les réactions des intéressé·es nous le confirment, comme le décuplement de cette tension. Et ceci alors même que son auteur voulait s’en détacher, comme en atteste cette phrase, à l’attention de Laurence De Cock : « Tout ceci eût pu être évité avec un peu plus de tact et un peu moins d’ego. »
Aussi, après échanges entre toutes celles et tous ceux qui sont responsables de cette publication – certes l’auteur de l’article, mais aussi ses commanditaires comme ses éditeurs, dans la chaîne collective de production d’un journal, sans oublier le directeur de publication, qui en est ultimement comptable –, sommes-nous arrivés à la conclusion que nous avons commis une triple erreur.
D’abord, celle de ne pas avoir pris le temps, en amont du procès, de traiter sur le fond cette douloureuse dispute devenue bataille judiciaire, d’autant qu’elle concerne des enjeux politiques auxquels notre journal est attaché et qu’elle implique une historienne qui a collaboré par le passé à Mediapart (dans l’émission « Les Détricoteuses » avec Mathilde Larrère). En nous réveillant seulement le jour de l’audience, nous prenions le risque, selon la réception de notre compte-rendu, d’alimenter un soupçon de parti pris, même si Antoine Perraud prit soin de signaler en « Boîte noire » cette ancienne collaboration, à propos d’une émission et d’une invitée en résonance avec le litige en question.
Ensuite, l’erreur de nous être laissés aller, notamment dans la titraille de l’article mais aussi parfois dans son contenu, à une essentialisation qui, non seulement, n’a pas lieu d’être mais qui, de plus, pouvait induire une hiérarchie entre l’historienne légitime et le Martiniquais secondaire (voici notre titre : « Le procès qui voit se dresser une historienne de gauche contre un auteur martiniquais »). C’est d’autant plus dommageable que Laurence De Cock poursuivait aussi en diffamation le magazine d’extrême droite Valeurs actuelles, avec cette conséquence tristement symbolique que propagandistes et victimes du racisme se retrouvaient sur les mêmes bancs d’un tribunal.
Enfin, l’erreur d’avoir mis en ligne ce compte-rendu d’audience alors que, en raison de contraintes objectives qu’il n’a pas cachées, son auteur n’avait pu assister à toute l’audience, et notamment aux réquisitions du procureur de la République et aux plaidoiries des avocats – moments qui, dans un procès en diffamation, en sont les instants décisifs.
Cette erreur est collective mais elle est, au premier chef, la mienne, en tant que directeur de la publication. Je prie donc nos lectrices et lecteurs de bien vouloir accepter mes excuses.