En écho avec l'actualité française et européenne, entre obsession des origines et fermeture des frontières, je publie ici un entretien accordé à la revue Page des Libraires. Discussion autour du Président de trop, il en approfondit les inquiétudes et les alarmes.
Dirigé et fondé par Sidney Habib, Page des Libraires recense des livres lus et conseillés par les libraires (pour trouver cet excellent magazine, précieux à tous les amoureux des livres, ou bien s'y abonner, voir les précisions sur son site ici). Avec son accord, je publie ici l'entretien réalisé pour le numéro d'avril-mai (n° 145, 12 euros) par Pauline Colonna d'Istria que je remercie pour sa lecture aussi généreuse que pertinente. Cet échange actualise l'alerte inquiète portée par Le Président de trop (voir ici la présentation du livre), que me semble confirmer et transformer en alarme l'actualité récente, aussi bien française qu'européenne. En écho et en préambule, un entretien accordé récemment à l'association Réveil 2012 (voir leur site ici).
Là où croît le danger
Propos recueillis par Pauline Colonna d'Istria
Le Président de trop est un ensemble de chroniques qu'Edwy Plenel, patron de Mediapart, a rédigé sur la présidence de Nicolas Sarkozy. La préoccupation, s'il en est, n'est pas anti-sarkozyste, mais démocratique, et cherche à éveiller la conscience au danger du présidentialisme. Étant entendu que notre liberté est d'abord, essentiellement, notre affaire.
PAGE: Votre ouvrage se présente comme un recueil d'articles, mais pourrait finalement constituer un essai de théorie politique puisque vous posez, au-delà de cette présidence en particulier, le problème du présidentialisme et notamment de l'hyper présidentialisme français. Vous expliquez qu'un Président « de trop » est en réalité « un Président dont les mensonges disent la vérité du présidentialisme français ». Aussi, comment définiriez-vous ce livre ?
EDWY PLENEL: Pour la plupart des lecteurs, les textes rassemblés sont des inédits : d'abord, parce que les articles de 2006-2007 ont été publiés en Belgique, et ensuite parce que les autres textes ont accompagné Mediapart, qui ne se trouvait pas encore au cœur du débat public. En organisant la construction du livre, ma surprise a été de découvrir la cohérence de l'entêtement et de m'apercevoir, non seulement que cela tenait debout, mais qu'il y avait une progression. Je n'ai modifié aucun des textes et il me semble qu'on peut les lire aujourd'hui les uns après les autres sans les sentir datés, tant l'alerte que je n'ai cessé de lancer s'est vérifiée et s'est intensifiée avec le temps. S'il s'agissait d'un livre sur Nicolas Sarkozy, sur sa personne, ses excès, c'est-à-dire au fond une critique « people » – fût-elle engagée – de sa présidence, tout cela serait resté anecdotique, superficiel. La cohérence du livre vient de ce qu'il est traversé par une conviction, qui n'est pas simplement idéologique, mais qui se trouve liée à mon itinéraire professionnel de journaliste, et à la façon dont je l'ai mise à l'épreuve sous cette présidence, aussi bien que sous les précédentes. Ce qui fait tenir le livre, c'est précisément la formule que vous rappelez: ces mensonges qui disent une vérité. Cela renvoie à mon engagement personnel dans la critique démocratique, radicalement démocratique, du présidentialisme français. Il faut bien voir que ce n'est pas simplement un système présidentiel : c'est une pathologie du système, un débordement, une transgression qui dévitalise ce qui nous appartient, à savoir l'espace public, ce bien commun qu'est supposé être la démocratie. Mon propos s'adresse donc au citoyen-lecteur en lui disant, au fond, qu'il est le premier responsable, que nous tous avons laissé filer quelque chose qui nous appartenait.
PAGE: À la suite du discours de Grenoble dans lequel Nicolas Sarkozy proposait de déchoir de leur nationalité certains criminels d'origine étrangère, vous l'aviez qualifié de « délinquant constitutionnel ». La lecture du Président de trop apporte un éclairage intéressant à ce qui aurait pu apparaître comme une simple provocation langagière. Vous montrez non seulement que Nicolas Sarkozy multiplie les « coups d'État », mais que notre système institutionnel dans son entier est un « pousse-au-crime ». Pourriez-vous nous en dire plus ?
E.P.: Je donnerai un exemple qui n'est pas dans le livre et que reprend en détail Pierre Abramovici dans son dernier ouvrage (Le Putsch des Généraux. De Gaulle contre l'Armée 1958-1961, Fayard) . Nous « fêtons » en avril le 50e anniversaire de l'application de l'article 16 de la Constitution. À l'occasion du Putsch des Généraux, De Gaulle décrète ou plutôt met en pratique un coup d'État constitutionnel qui lui permettra par la suite d'imposer l'élection du Président au suffrage universel. L'article 16, qui n'a jamais été supprimé, ni par la Gauche ni par la Droite, légalise, au fond, le coup d'État. Il stipule que le Président de la République, au vu d'événements dramatiques, peut, sur simple consultation du gouvernement et du Conseil constitutionnel, s'arroger les pleins pouvoirs et décider de suspendre la vie politique normale. L'état d'exception est donc garanti par la Constitution. Aussi, lorsque j'affirme que Nicolas Sarkozy est l'auteur de plusieurs coups d'État à froid, je ne dis pas simplement qu'il s'est autorisé cela, mais je veux montrer que ce sont bien nos institutions qui l'autorisent. Elles n'ont pas de feux rouges, pas de contre-pouvoirs, ni de barrières qui empêchent les hommes, et freinent leur démesure. Nous avons finalement remis notre destin à la modération de celui qui est Président ; prenant comme unique garantie le caractère de celui qui occupe le pouvoir. C'est une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes, et chaque jour un peu plus cette pratique institutionnelle nous habitue à la transgression. Nicolas Sarkozy ne cesse de brutaliser l'idéal d'une République démocratique et sociale, et lorsqu'il prononce le discours de Grenoble, il rompt le pacte sacré qui interdit la sélection entre Français selon l'origine. Je n'aurais pas dû être le seul à dénoncer ce crime contre la Constitution et à m'en inquiéter. Nous savons, d'expérience, que les catastrophes n'arrivent jamais comme des surprises ; les surprises, ce serait plutôt les irruptions démocratiques comme on le voit aujourd'hui dans les pays arabes. Les catastrophes, en revanche, arrivent par renoncements successifs. En fin de compte, ce n'est pas tant Nicolas Sarkozy que le portrait qu'il nous renvoie qui fait problème. Comme Le portrait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde, Nicolas Sarkozy nous renvoie la décomposition, l'épuisement, la décadence de notre système politique, qui est un système de dévitalisation, d'affaiblissement de la démocratie que confortent l'abstention, le rejet par le vote aux extrêmes. Si je tape un peu fort, c'est qu'il y a une alerte et des crimes.
PAGE: Mais Le Président de trop peut se lire également comme une critique de la Gauche, dont les candidats concourent pour un poste « qu'en toute logique démocratique » dites-vous « ils devraient récuser ». Est-ce que vous iriez jusqu'à dire que le Parti socialiste n'est pas, en ce sens, un parti d'opposition ?
E.P.: Ce système corrompt, annexe, piège l'opposition. Nous l'avons bien vu pendant ces quatre années, le Parti socialiste n'a pas été à la hauteur d'une opposition forte. Au contraire, il s'est ancré encore davantage dans le localisme, avec tous les clientélismes et les corruptions qui s'ensuivent. Ce livre est aussi, en effet, une « lettre à ces socialistes qui nous désespèrent » comme je le dis à un moment, qui n'arrivent pas à renoncer à la tentation du raccourci présidentiel. Je reviens sans cesse sur ce que l'on a appelé, à tort, « l'ouverture », et qui a été bien plutôt le débauchage d'une grande partie de la Gauche. Mouvement sans mode d'emploi pour l'électeur, sans explication, et dont n'ont rendu compte ni Bernard Kouchner, ni Eric Besson, ni Martin Hirsch, ni Jean-Pierre Jouyet, ni Claude Allègre, ni Max Gallo. Quand on les énumère, on s'aperçoit surtout, au-delà de leur grand nombre, qu'ils représentent toute l'histoire du Parti socialiste, du mitterrandisme au chevènementisme en passant par la deuxième Gauche. Comment cela a-t-il été possible ? Précisément par le présidentialisme, qui est corrupteur de l'indépendance des hommes, qui incite à la courtisanerie et au clientélisme. Les politiques d'ailleurs ne sont pas seuls en cause ; les journalistes aussi sont concernés. Et lorsque l'on accepte ce système, alors on laisse corrompre ce dont on est le gardien, ce dont on est porteur soi-même.
PAGE: Et vous concluez que « Nous n'en aurons donc jamais fini avec ce Président de trop si nous nous contentons de le remplacer par un autre » et que les impasses actuelles réclament, plus qu'un bulletin de vote, une véritable « insurrection ». La révolution institutionnelle que vous appelez de vos vœux doit-elle servir à limiter le pouvoir ou viser l'invention de nouvelles formes d'expression démocratique ?
E.P.: Je pense qu'elle doit tendre aux deux. Notre système institutionnel doit être rééquilibré tant, en l'état, il l'emporte sur les hommes. Nous devons renforcer les contre-pouvoirs, avoir des cadres, des garanties d'une culture démocratique qui obligent le Président, le contraignent et le limitent. Le meilleur exemple en est l'information. Nous n'avons pas de Freedom of Information Act comme aux Etats-Unis, nous avons un mélange des genres impensable dans une démocratie, entre des intérêts industriels et des entreprises de médias. Et les exemples sont innombrables. Les hommes peuvent être fragiles, les tentations existent, la démocratie n'est pas la pureté, elle n'est pas un absolu moral, donc il nous faut des contraintes. C'est le minimum.
PAGE: En même temps vous rappelez avoir appuyé Ségolène Royal lorsqu'elle défendait l'idée d'une démocratie participative.
E.P.: Cela rejoint en effet l'insurrection civique que j'appelle de mes vœux. Contre le raccourci présidentiel, choisi par tous, y compris par Ségolène Royal en 2007, il faut opposer une dynamique d'invention démocratique. Personne ne peut la déclencher, la décréter. Il faut cependant prendre conscience du fait que nous sommes, en France, dans une préhistoire démocratique, dans une représentation de la démocratie qui, comme le dit Pierre Rosanvallon, est « illibérale ». Ont été délaissées toutes sortes de potentialités, que je rappelle dans ces articles, et il faut montrer que la vitalité démocratique ne peut se réduire au vote et à la délégation du pouvoir. J'appelle donc plutôt à une invention sans avant-gardes, sans programme préétabli. Certes, nous vivons un moment de grande incertitude, de grande peur et l'usurpation s'aggrave. Mais j'ai tendance à croire, comme le dit Edgar Morin en reprenant une formule du poète Hölderlin, que « Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve ». Ce moment de grande dépression pourrait donc être aussi le rendez-vous d'une grande invention politique.
PAGE: En croisant une réflexion sur le système institutionnel et un questionnement sur la fonction du journalisme, ce livre veut raviver le « devoir d'opposition », vital à l'exercice démocratique, et devenu, à de nombreux égards, quasiment impossible. Pensez-vous que la liberté, « l'indocilité » d'Internet soit le seul espoir face au pessimisme de ce diagnostic ?
E.P.: Aucune technique n'est libératrice en soi. La révolution numérique est une immense opportunité si les usages sociaux qui s'en emparent, l'attirent vers une extension des droits et des libertés. Il y a un risque que ce monde d'Internet soit contrôlé par des entreprises en situation de monopole qui prennent le pas sur nos libertés individuelles, ou par des puissances gouvernementales qui essaient de limiter son bouillonnement démocratique. Mais nous voyons bien, avec les révolutions du monde arabe, que cette bataille n'est pas perdue. Internet est le premier media sans frontières. C'est un media du lien (link) et de la fuite (leak) qui se diffuse et qui échappe. En même temps, il marque l'avènement du media personnel en permettant aux individus de s'affirmer, sans l'intermédiaire du journaliste, du gardien professionnel de l'information. Nous avons là deux leviers extraordinaires qui représentent l'idéal démocratique au sens où le définit Jacques Rancière : la démocratie est un scandale car elle est le régime de n'importe qui. Sans privilège de diplôme, de naissance, de fortune, j'ai le droit de m'exprimer, de m'engager, de protester, de voter, et mieux encore, de gouverner ! En conséquence, toutes les oligarchies auront la tentation, qui n'est pas forcément perverse, d'affirmer qu'elles savent mieux que nous, qu'elles peuvent mieux garantir notre avenir que nous-mêmes. Ce scandale que peut représenter Internet retrouve alors essentiellement la question démocratique. Question fondamentale et trop peu considérée, y compris par une certaine gauche, qui privilégie (et c'est légitime) la question sociale, mais en oubliant combien la garantie de la question sociale est la question démocratique.
PAGE: Si vous insistez avec Stéphane Hessel pour dire que « résister c'est créer », vous montrez, paradoxalement, que l'évidence de l'usurpation ne suffit pas à exacerber l'indignation, ni même la défiance (dont Pierre Rosanvallon rappelle qu'elle est une « vertu démocratique »). « Tout cela est public, tout cela est évident, mais tout cela passe ». Aussi avez-vous conçu ce livre, au-delà d'une dénonciation, comme une apostrophe voire un avertissement ?
E.P.: Bien sûr. Il y a une alerte qui appelle le journaliste à remplir son rôle de « crieur », qui est le symbole de Mediapart. Je joue ainsi mon rôle d'avertisseur d'incendie, pour employer une formule de Walter Benjamin, mais en dehors de toute prédiction. Je répète souvent qu'un journaliste ne doit jamais prédire l'avenir. C'est une vieille sagesse inscrite dans l'Ancien Testament que Walter Benjamin justement interprète ainsi : prédire, c'est empêcher la venue du Messie. Notre Messie laïque, dans nos sociétés modernes, c'est l'événement, l'improbable et l'imprévu. L'avertissement n'est pas la vision du voyant ; en créant cette alerte, j'espère qu'elle rencontrera un jour l'improbable et l'imprévu.
Mais je conçois avant tout ce livre comme un argumentaire. Il faut insister sur ce point : je ne pars que de faits, et tous les raisonnements sont appuyés sur des réalités. Je conçois que l'on puisse être en désaccord avec mes conclusions, mais l'important pour moi, est de lancer cette question: peut-on réfuter les faits sur lesquels je m'appuie ? Je crois que non.
PAGE: En ouvrant ce recueil par une réflexion sur la notion de « servitude volontaire » thématisée par La Boétie, vous mettez d'emblée le lecteur face à sa désaffection. Est-ce à dire que l'hyper présidence Sarkozy n'a été possible que parce que nous sommes des « volontaires en servitude » ?
E.P.: La référence à La Boétie rappelle que le désir de l'Un s'inscrit dans une très longue histoire française, jalonnée par le bonapartisme, le césarisme et même avec les aventures du boulangisme et de Vichy qui ont été des tentations, au même titre que le présidentialisme aujourd'hui. Cette tentation a agi en 2007, car, encore une fois, nous vivons un moment de très grande crise, et notamment un moment de décentrement du monde. Il est urgent de réinventer notre rapport au monde, ce qui veut dire nous réinventer nous-mêmes, car il n'est pas possible de faire l'un sans l'autre. Je suis de ceux qui pensent que la France est, en Europe, le pays qui a le plus de potentialités pour inventer une nouvelle réponse au monde. Car la France est une Amérique de l'Europe : pays carrefour, en permanence tissé d'immigrations extérieures et intérieures y compris dans son histoire spirituelle. C'est un pays qui a une richesse unique : nous sommes à la fois la fille aînée de l'Eglise, le pays de l'Edit de Nantes et, donc, du protestantisme, le pays européen de la plus forte communauté juive de rescapés du génocide, le premier pays musulman d'Europe, le pays de la créolisation chère à Edouard Glissant, et le pays de la laïcité. Nous devrions réinventer, à partir de cela même: le tous-ensemble. Ce n'est pas le grand Un, mais ce que la pluralité crée de commun. En un sens, je remercie Nicolas Sarkozy pour sa démonstration : la tentation du Grand Un et du Grand Même qu'est l'identité nationale nous met au bord des catastrophes : sociale, économique, démocratique. Peut-être cette pédagogie de la catastrophe nous amènera-t-elle au sursaut. Mais ce sursaut dépend de nous. Personne ne le décrètera à notre place. Notre liberté est notre affaire.