Prix Nobel d'économie 2008, le professeur Paul Krugman est aussi journaliste. Il l'est devenu en 1999 grâce à Howell Raines, qui fut ensuite un éphémère mais formidable directeur de la rédaction du New York Times, alors responsable des pages «Opinions» du célèbre quotidien.Raines fit appel à Krugman pour élargir les commentaires, encore limités à la politique intérieure ou internationale, aux questions économiques. Il avait compris avant d'autres, un peu comme nous l'assumons à Mediapart par notre insistance éditoriale sur ces questions, que, dans notre époque de transition, plus que jamais, «l'affaire de l'Amérique, ce sont les affaires». Or le constat vaut pour la France d'aujourd'hui…
Dans la préface de son troisième livre traduit en français, L'Amérique dérape (Flammarion, 2004), Krugman cite cette phrase du président Calvin Coolidge pour raconter comment s'est naturellement développée la dimension politique de ses chroniques dont la matière était la macro-économie ou le monde des affaires. Tout simplement, écrit-il, parce que « j'ai été de plus en plus amené à dire des vérités gênantes aux détenteurs du pouvoir ». Et c'est alors que, dans cette même introduction, cet universitaire très pédagogue nous propose, à la lumière de son expérience, une formidable leçon de journalisme.
Ces lignes furent écrites en 2004, à la veille d'une campagne électorale qui vit, pour le malheur du monde, la réélection de George W. Bush dont le mandat présidentiel s'achève aujourd'hui de façon aussi pitoyable (l'incompétence et l'imprévoyance) qu'indigne (la guerre et la torture). Mais, en les relisant après l'annonce du Nobel, lundi 13 octobre, je les ai trouvées d'une vive actualité, ici même en France, bien au-delà du contexte temporel et géographique qui les avait motivées.
Tout le propos de Krugman est de réfléchir à l'attitude du journalisme face à un pouvoir qui refuse « les règles que le reste de la population tient pour acquises ». Dans une provocation à la pensée, il nomme ce pouvoir d'une formule choc : « un pouvoir révolutionnaire », façon de dire qu'il est prêt à tout renverser sur son passage pour atteindre ses objectifs ou servir ses intérêts. Rien à voir avec l'idéologie, et George W. Bush, pas plus que Nicolas Sarkozy aujourd'hui, n'est un révolutionnaire, au sens où l'entendent les avant-gardes militantes. Ce que Krugman entend derrière cet adjectif, c'est la mécanique de domination qui est à l'œuvre. On s'en apercevra encore plus quand les archives parleront : la présidence Bush aura signifié, pour la démocratie américaine, une accentuation du présidentialisme dans sa privatisation du pouvoir, de son exercice comme de ses buts. En ce sens, le propos de Krugman entre en évidente résonance avec l'actuelle situation politique française qui connaît, depuis l'élection de Nicolas Sarkozy, une accélération de la privatisation présidentialiste de la vie publique.
Extrêmement moderne dans ses techniques et ses rouages, très « orwellien » en somme, ce « pouvoir révolutionnaire » que décrit Krugman est sans vergogne et sans scrupules. Il ne connaît pas ses limites et n'a d'autre fin que lui-même. Pour des journalistes, qui font métier de saisir des vérités factuelles ou des arguments sincères, un tel pouvoir est un défi permanent. C'est alors qu'intervient l'exceptionnelle leçon du professeur Krugman. Elle s'intitule « Les règles du métier de journaliste », tient sur dix pages (pp. 33-43) d'une grande clarté et, en ces temps d'Etats généraux (présidentiels) de la presse, pourrait être utilement diffusée dans toutes les rédactions de notre pays et dans toutes les écoles ou formations qui préparent à les rejoindre.
Paul Krugman énonce cinq principes qu'il développe et illustre ensuite :
1. Ne jugez pas les propositions politiques en fonction des objectifs qu'elles affichent,
2. Faites travailler vos méninges et découvrez les intentions véritables,
3. N'allez pas imaginer que les règles en vigueur sont celles que vous avez toujours connues,
4. Attendez-vous à ce qu'un pouvoir révolutionnaire réagisse à la critique par l'attaque,
5. N'imaginez pas qu'il existe des limites à ce qu'un pouvoir révolutionnaire veut.
Le premier point rappelle qu'un tel pouvoir ne se contente pas du mensonge politicien traditionnel. Il ment naturellement, fonctionnellement, ordinairement : ce qu'il dit apparemment n'est jamais ce qu'il fait vraiment. Car il se vit sans interdit moral, tant il se pense assuré de vouloir le juste ou le bien : « Quand on ne respecte pas les règle du jeu, insiste Krugman, on n'a aucun scrupule à présenter ses objectifs sous un faux jour ».
Or, ajoute-t-il, rien n'est plus difficile à contrer pour le journalisme politique quotidien : « Les journalistes sont gênés face à des arguments mensongers. Leur formation et leur disposition naturelle les incitent à envisager systématiquement tous les points de vue en présence, et ils ont même du mal à imaginer qu'une figure politique de premier plan puisse mentir ouvertement sur le contenu de son programme. Une boutade lancée dans un de mes articles aurait, paraît-il, sérieusement vexé plusieurs journalistes ; si M. Bush affirmait que la Terre était plate, ai-je écrit, on aurait droit le lendemain à des gros titres du style : "Des vues divergents sur la forme de la Terre ". Evidemment, les journalistes vexés sont ceux qui s'étaient sentis visés ».
Les évidentes similitudes avec certains titres de la presse française, y compris la presse dite de qualité, sous le sarkozysme triomphant ne sont pas accidentelles. En lisant ces lignes quatre ans après, nous avons l'avantage de connaître l'épilogue : la fin indigne de la présidence Bush. Mais, en 2004, rien ne semblait arrêter sa marche victorieuse. Nous verrons bien ce qu'il en sera, en France, quand on lira ce blog, dans quatre ans, en 2012...
Après la mise en garde contre les mensonges récurrents, le deuxième point invite les journalistes à « enquêter sur les intentions véritables ». « Là encore, écrit Krugman, les journalistes se trouvent dans une position inconfortable : ils ne tiennent pas à passer pour des cinglés qui voient des complots partout. Mais il n'y a rien de cinglé à vouloir percer à jour les vraies visées de la droite radicale : au contraire, faire comme s'il n'existait aucune sorte de complot dans la vie politique américaine serait d'autant plus irréaliste que les organisations et les hommes s'expriment et agissent en grande partie à visage découvert ».
Un constat à mettre en rapport avec l'évidence des liens incestueux de notre actuel pouvoir présidentiel avec des intérêts privés, tout comme de ses conseillers aussi médiatiques dans leur expression qu'occultes dans leurs manœuvres qui en sont les messagers, les intermédiaires et les défenseurs. Là encore, toute ressemblance hexagonale et actuelle ne serait pas fortuite, comme l'illustre, par exemple, en vidéo un récent épisode déjà abondamment commenté sur Mediapart.
Je m'arrête là, car le mieux est quand même de lire le livre de Paul Krugman, qui contient mille autres richesses. Mais je ne résiste pas, toujours en résonance complice, à citer ces autres passages, ô combien prophétiques : « Un pouvoir révolutionnaire ne reconnaît pas aux citoyens le droit de le critiquer. Quiconque soulève des questions embarrassantes doit s'attendre à une contre-offensive où tous les coups sont permis. [...] [Il] ne tolère plus le moindre désaccord et n'épargne même plus son propre camp. [...] Son projet prévoit aussi des dispositions de contrôle et d'intimidation de la presse ».
« Jusqu'où cette volonté d'hégémonie ira-t-elle ? », finit par demander Paul Krugman. Ma réponse : jusqu'à ce que nous laissions faire, sans réagir.