Ainsi que le savent tous nos lecteurs, qui suivent ce feuilleton commencé fin 2013 comme une vengeance venue de Bercy après nos révélations dans l’affaire Cahuzac, nous contestons entièrement ces redressements parce qu’ils nous appliquent, de façon rétroactive, un taux de TVA dit normal (19,6 %, puis 20 %) qui est en réalité anormal pour la presse (laquelle bénéficie d’un taux réduit de 2,1 %). Soutenus par notre syndicat professionnel, le SPIIL (lire ici son communiqué), et en association avec les deux autres sociétés de presse en ligne frappées par des redressements similaires – Arrêt sur images et Indigo Publications –, nous engageons maintenant la bataille sur le terrain judiciaire.
Entretemps, nous avons dû payer au fisc plus de 2,4 millions d’euros (lire notre article ici) et, en prenant en compte les pénalités et intérêts de retard qui nous sont aussi réclamés, provisionner dans nos comptes un total de 4,7 millions d’euros (lire notre billet là). Car si elle nous a permis de suspendre le paiement des intérêts et des pénalités, notre contestation formelle de ce redressement fiscal n’est pas suspensive de l’obligation de payer le différentiel de taux réclamé. L’administration avait six mois pour répondre à notre « réclamation préalable », ultime contestation dans la procédure fiscale.
Ce délai est désormais écoulé, le silence du fisc valant rejet. La voie est donc libre pour un combat sur le terrain du droit auprès de la justice administrative. Il sera long, tant les étapes procédurales sont nombreuses. Mais nous avons espoir de le gagner tant nos arguments portent sur des questions de droits fondamentaux et de libertés constitutionnelles. Pionnier par son modèle éditorial et commercial alors que l’invention numérique révolutionnait la presse, Mediapart entend ainsi jouer jusqu’au bout son rôle d’aiguillon pour un nouvel écosystème, y compris juridique, garantissant la liberté et le pluralisme de l’information.
Nos avocats, Mes Jean-Pierre Mignard et Benoît Huet du cabinet Lysias, viennent donc de déposer une requête devant le tribunal administratif de Paris aux fins de censure de la décision prise par l’administration fiscale à notre encontre. Elle est accompagnée d’un mémoire portant une Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) qu’il reviendra au tribunal administratif transmettre au Conseil d’Etat. Ces deux documents de référence, réflexion approfondie sur le droit la presse à l’heure de la révolution numérique, peuvent être librement téléchargés. La requête est ici :
Notre requête devant le Tribunal administratif (pdf, 4.0 MB). Le mémoire est là :
La QPC déposée par Mediapart (pdf, 202.9 kB).
D’abord, la QPC vise à faire reconnaître la non-conformité aux droits et libertés constitutionnellement garantis de l’article 298 septies du Code général des impôts invoqué par l’administration fiscale pour justifier l’application à des journaux en ligne du taux normal de TVA, et non pas du taux réduit prévu pour la presse :
« Ce choix du législateur d’exclure certains supports de presse de l’avantage d’être soumis à un taux de TVA réduit soulève cinq séries de difficultés d’un point de vue constitutionnel. Il emporte une méconnaissance :
- de la liberté de communication et d’expression consacrée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ;
- du pluralisme en tant qu’objectif de valeur constitutionnelle découlant de l’article 11 de la même Déclaration et en tant que principe constitutionnel autonome reconnu par l’article 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 ;
- de l’égalité devant la loi fiscale rattachée à l’article 6 de la Déclaration de 1789 ;
- de l’égalité devant les charges publiques consacrée par l’article 13 de la Déclaration de 1789 ;
- de la liberté d’entreprendre dégagée de l’article 4 de la Déclaration de 1789. »
Après avoir développé chacun de ces points, le mémoire souligne que la censure demandée doit bénéficier à « tous les services de presse en ligne qui ont, au moment de leur création, décidé, comme l’a fait la société Mediapart, de payer de manière unilatérale un taux réduit de TVA pour pouvoir lancer leur activité et contribuer ainsi au développement du pluralisme de la presse ».
Ensuite, la requête devant le tribunal administratif, après avoir soulevé deux moyens de légalité externe visant l’irrégularité de la procédure de vérification brusquement déclenchée fin décembre 2013 – ni délai raisonnable pour préparer notre défense, ni débat oral et contradictoire –, conteste la légalité interne de la décision qu’elle juge « entachée de plusieurs erreurs de droit et violations de la loi ».
D’abord, la non-application d’un taux réduit de TVA à Mediapart, expliquent Mes Mignard et Huet, est une violation manifeste du droit de l’Union européenne, précisément du principe de neutralité fiscale qui interdit d’appliquer un traitement fiscal différent à des activités identiques et en concurrence – en l’espèce la presse papier et la presse numérique.
Ensuite, décidée unilatéralement après plusieurs années durant lesquelles l’administration fiscale, dûment informée de notre situation à l’égard de la TVA, n’avait émis aucune contestation ni diligenté de vérification, elle viole de plus le principe de confiance légitime, corollaire du principe de sécurité juridique selon lequel « une réglementation doit être claire et précise, afin que les justiciables puissent connaître sans ambiguïtés leurs droits et obligations ».
De plus, elle viole manifestement les articles 11 et 20 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : le premier concerne la liberté de recevoir des informations et le pluralisme des médias ; le second énonce le principe d’égalité en droit. Pour Mes Mignard et Huet, la « discrimination fiscale » dont a été victime Mediapart, « journal d’information sans publicité, garant d’une qualité éditoriale et d’une indépendance véritable », revient « à nuire à l’indépendance de la presse et à son pluralisme ».
De surcroît, l’application d’une majoration de 40% pour « manquement délibéré » (les pénalités) constitue une seconde « violation du principe de confiance légitime ». Enumérant les nombreux rendez-vous, menés toute transparence, de Mediapart avec des autorités administratives et gouvernementales sur la question de l’égalité fiscale pour la presse en ligne, nos avocats soulignent en effet qu’il n’y a jamais eu, de notre part, volonté d’éluder l’impôt ni dissimulation de recettes. « Par ailleurs, écrivent-ils non sans ironie, le fait de ne pas partager l’analyse juridique de l’administration fiscale ne permet pas d’accuser un contribuable d’être de mauvaise foi et ainsi appliquer une majoration de 40% aux montants notifiés ».
Rapidement résumés ici, tous ces moyens de légalité introduisent donc notre demande, à titre principal, que la justice administrative censure la décision de l’administration fiscale, qu’elle lui enjoigne de nous rembourser les sommes déjà versées en y ajoutant les intérêts moratoires prévus par le Code général des impôts. En d’autres termes qu’elle juge que l’administration fiscale a violé la loi.
A titre subsidiaire, nos avocats soumettent au tribunal administratif une « question préjudicielle » s’il estimait « nécessaire, avant toute décision au fond, d’interroger la Cour de justice sur l’interprétation du droit de l’Union européenne ». Dans cette hypothèse, il y aurait sursis à statuer et saisie de la Cour de justice de l’Union européenne sur le fait que « l’application d’un taux différencié à la presse en ligne par rapport à la presse papier méconnaît le principe de neutralité fiscale inhérent au système commun de la TVA ».
Au fil des prochains épisodes, nous informerons régulièrement nos lecteurs de ce feuilleton judiciaire. Cette transparence est de principe mais s’y ajoute la reconnaissance pour toutes celles et tous ceux qui nous ont aidé par leurs dons sur la plateforme J’aime l’info face à ce mauvais coup fiscal.