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Billet de blog 1 avril 2025

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L'importance de savoir qui on laisse mourir (et pourquoi)

Le 14 mars dernier, Vanesa Jiménez a publié dans la revue espagnole « Contexto » un article intitulé « L'importance de (comment) mourir » dans lequel elle faisait référence au documentaire 7291 de Juanjo Castro, qui analyse les protocoles de la honte.

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Le 14 mars dernier, Vanesa Jiménez a publié dans la revue espagnole Contexto un article intitulé La importancia de (cómo) morirse (L'importance de (comment) mourir), dans lequel elle faisait référence au documentaire 7291 de Juanjo Castro, qui analyse les  protocoles de la honte.

Ces protocoles, explique la journaliste, sont un combo d'âgisme et d'aporophobie » qui a conduit au refus de soins médicaux pour les personnes âgées des EHPAD madrilènes.

Selon Vanessa Jiménez, cette mort indigne réservée aux personnes âgées doit nous inciter à revendiquer la mort digne et, pour l'illustrer, elle évoque le cas d'une jeune paraplégique de 24 ans, Noelia, qui a demandé à être euthanasiée et dont la demande a été suspendue à la suite de l'intervention de son père.

Angle mort sur le validisme.

Si cette journaliste peut faire le lien entre le cas des personnes âgées et celui de la jeune Noelia et arriver à la conclusion mentionnée ci-dessus, c'est parce qu'elle n'a pas pris en compte un élément essentiel du pack : le validisme. Si elle l'avait fait, peut-être que les morts indignes dans les EHPAD  l'auraient amenée à faire une analyse différente et à réfléchir plutôt sur ce que nous considérons comme des vies dignes et ce que nous considérons comme vie indignes et pourquoi.

Il convient de préciser, tout d'abord, que les personnes âgées qui n’ont pas été transférées à l'hôpital étaient handicapées. Alberto Reyero Zubiri, conseiller en politiques sociales de la Communauté de Madrid au moment de la rédaction des protocoles, l'indique clairement dans son livre Morirán de forma indigna. Il y analyse les circonstances dans lesquelles des milliers de personnes âgées sont mortes dans les EHPAD de la Communauté de Madrid et les décisions politiques qui ont été prises cette année-là. Dans le livre, on peut lire :

Les différentes versions du protocole affirmaient qu'il y avait des vies dignes d'être vécues et d'autres qui ne l’étaient t pas. C'était aussi clair que cela. La terminologie médicale cachait une discrimination inacceptable : si vous vivez dans une maison de retraite, vous n'avez pas le droit d'aller à l'hôpital. Si vous avez un handicap, non plus. Il y a d'autres vies qui méritent d'être sauvées avant la vôtre. Et ce protocole a été appliqué. Bien sûr qu'il a été appliqué.

Des protocoles de la honte dans toute l'Europe.

Les protocoles dits de la honte ne sont pas un cas isolé dans le contexte de la pandémie. Dans de nombreux pays, des protocoles validistes ont été appliqués, hiérarchisant la valeur des vies.

Si nous nous limitons au cas de l'Europe, nous pouvons souligner ce qui s'est passé au Royaume-Uni. The Guardian, entre autres, a rapporté l'existence d'ordres de ne pas réanimer les personnes avec de handicaps cognitifs pendant la première et la deuxième vague de COVID 19.

En France, des militants anti-validisme ont dénoncé dès avril 2020 le fait que les protocoles d'accès aux soins intensifs étaient fondés sur des critères qui n'étaient pas liés aux chances  de survie mais qui s'inscrivaient dans la conception de l'autonomie, de la dépendance et de la qualité de vie selon l'approche du modèle médical du handicap .

En France également, le journal Mediapart a révélé la même année un document interne préconisant de limiter l'admission en réanimation des patients dépendants et des patients déments et considérant que leur mort  était acceptable, mais pas nécessairement inévitable.

Enfin, un article de Florence Aubenas publié dans Le Monde en avril 2020 relate l'expérience de Pierrick Bouchon, directeur de l'association Marie Pire, qui gère différents établissements médico-sociaux où résident 330 adultes avec de handicaps physiques et mentaux. Face au refus du SAMU de se rendre aux établissements pour transporter les résidents malades à l'hôpital, Pierrick Bouchon a contacté l’ARS et, selon ses propres termes, voici la réponse qu'il a reçue :

Ils me le font comprendre très clairement : les personnes handicapées ne seront pas prises en charge. Vous vous les gardez. Nous vous aiderons à mettre en place un service d’accompagnement de fin de vie et une cellule psychologique pour le personnel.

Si les morts de personnes âgées ont suscité une certaine émotion et ont même donné lieu à des poursuites judiciaires en Espagne, les morts de personnes handicapées ont généralement été invisibilisés, tout comme l'a été le biais validiste dans le choix des personnes âgées non orientées vers les hôpitaux depuis les EHPAD de Madrid.

L'institutionnalisation et le COVID

Nous, les militants anti-validisme avons pensé dans un premier temps,  avec beaucoup de naïveté, que le confinement permettrait à la société de mieux comprendre le handicap en tant que construction sociale. Nous avons également cru que le modèle institutionnel comme option de lieu de vie pour les personnes handicapées, contraire à l'article 19 de la Convention internationale des droits des personnes handicapées que l'Espagne, la France et le Royaume-Uni ont ratifiée, serait remis en question étant donné que les EHPAD et les établissements médico-sociaux, loin d'être des lieux de protection, se sont avérées être des pièges mortels pour les personnes qui y résidaient.

Mais l'institutionnalisation, inspirée du modèle médical du handicap et contraire à celui des droits humains, n'a pas été remise en question. Et non seulement le modèle social du handicap n'a pas été compris, ni l'institutionnalisation remise en question mais en plus, comme quelqu'un l'a dit sur Twitter, avec le Covid, la bioéthique nous a explosé à la figure. En fait, les lois sur l'euthanasie adoptées en 2021 en Espagne, récemment approuvées au Royaume-Uni et sur le point d'être débattues en France en mai, ne sont peut-être que le résultat de cette explosion et l’aboutissement logique du validisme et de l'eugénisme que la crise du COVID a exacerbés.

En réalité, la société a beau légiférer pour que notre mort biologique se fasse dans la dignité, la réalité est que si elle l'accepte si facilement et même la facilite, c'est parce qu'elle a déjà accepté notre mort sociale, matérialisée par la ségrégation et la privation de liberté dans les établissements médico-sociaux en tout genre.

Les personnes en « contexte euthanasique ».

Mais revenons au cas de Noelia, à l'analyse duquel il est également nécessaire d'ajouter la perspective anti-validiste qui lui manque.

Dans l'article de Contexto mentionné ci-dessus, Vanessa Jiménez avoue son désespoir face au fait que « Noelia, paraplégique » n'est pas morte le 2 août 2024 comme elle le souhaitait parce que son père, représenté par le collectif Abogados Cristianos (Avocats chrétiens), a réussi à arrêter l'euthanasie.

Noelia, dont le nom de famille n'a pas été révélé publiquement, a été violée par plusieurs hommes, après quoi elle a tenté de se suicider en se jetant dans le vide depuis un cinquième étage. Sa tentative a échoué mais Noelia est devenue paraplégique à la suite de celle-ci. Apparemment, elle a très vite exprimé son désir de mettre fin à ses jours en recourant à l'euthanasie, ce qui n'est pas très surprenant étant donné qu'elle avait déjà tenté de se suicider auparavant.

Sans aucun doute, des mesures de prévention du suicide auraient été mises en place avant sa tentative si ses intentions avaient été connues mais une fois paraplégique, la loi espagnole la laisse sans protection face à sa pulsion suicidaire et prévoit de faciliter sa mort.

La loi sur l'euthanasie en Espagne a décidé que cela soit ainsi.

En effet, Noelia, devenue paraplégique, a été intégrée à la catégorie des individus que la loi considère comme étant en « contexte euthanasique ». Mais si sa catégorisation a changé, la nature et l'origine de la souffrance qui l'a amenée à se jeter du cinquième étage ont-elles également changé avec elle ? Si ce n'est pas le cas, comment expliquer que la pulsion de mort de Noelia, paraplégique, lui permette d'accéder à l'euthanasie ?

Le modèle de la tragédie individuelle

Le sociologue et activiste britannique Mike Oliver affirme que le modèle médical du handicap se matérialise par la production de messages qui valorisent la capacité physique et qui présentent le handicap comme une tragédie qui ne permet pas d'avoir une vie pleine.

Ainsi, les films, les séries télévisées, les campagnes de sécurité routière,  les livres et les émissions de toutes sortes contribuent à alimenter une culture validiste hégémonique qui fait du handicap un synonyme de souffrance pour la personne handicapée et pour ses proches et le présentent comme un fardeau pour la société. Les limitations fonctionnelles (absence de mobilité, dépendance pour les actes essentiels de la vie) sont également associées à la perte de dignité. La mort apparaît alors comme une libération, une issue digne pour une vie considérée comme indigne.

La voix des personnes handicapées

Dans le documentaire Better off Dead de Liz Carr, diffusé par la BBC en mai 2024, les militants du collectif Not dead Yet, tous atteints de handicaps et/ou de maladies graves et incurables, dénoncent cette vision validiste du handicap et de la dépendance. Ils rejettent également le projet de loi sur le suicide assisté et l'euthanasie en Grande-Bretagne- loi tout fraîchement adoptée-, et réclament les moyens qui leur permettraient d'avoir des conditions de vie dignes dans un pays où les mesures d'austérité ont gravement affecté le collectif. Ils revendiquent également la dignité intrinsèque de leur vie. La vision des militants de Not dead Yet coïncide avec celle de l'ensemble des mouvements anti-validistes.

Si nous examinons les données que nous avons sur les conditions de vie de Noelia, nous pourrons peut-être évaluer son contexte « euthanasique » au-delà de ses limitations fonctionnelles.

 Choix de vie vs choix de mort.

Noelia vit dans un établissement médico-social, l'hôpital résidentiel Sant Camil, à Sant Pere de Ribes. Comme je l'ai déjà indiqué, l'institutionnalisation est contraire à l'article 19 de la Convention des Nations unies relative aux droits des personnes handicapées. En outre, le Sous-comité pour la prévention de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants de cette même organisation a récemment indiqué que les actes de torture et de privation de liberté s'étendent aux institutions pour personnes handicapées.

Noelia a-t-elle besoin de vivre dans un établissement médico-social ? La paraplégie n'empêche pas, en principe, d'être indépendant, dans un environnement adapté, pour les actes essentiels de la vie : se doucher, s’habiller, manger. Elle n’empêche pas non plus de conduire son propre véhicule, d’avoir un travail, d’avoir une vie sexuelle ou des enfants... Mais si Noelia avait besoin d'une aide humaine pour les actes essentiels de la vie ou pour se déplacer, cela ne devrait pas non plus être un prétexte pour qu'elle vive dans un centre médico-social. La présence d'un assistant personnel devrait également lui permettre de mener une vie autonome.

Mais Noelia, qui avait un taux de handicap de 67 % due à son handicap psychique ayant passée à 74 % après la tentative de suicide qui l'a laissée paraplégique, est apparemment pauvre, comme la grande majorité des personnes handicapées. L’allocation qu'elle reçoit de l'État ne lui permet donc pas de vivre dignement, ni de mener la vie qu’elle aurait décidé. 

Les limites de la conscience des oppressions

Dans son article, Vanessa Jiménez dit qu'elle envie les personnes qui n'ont pas eu à faire face à une mort proche, lente et pleine d'incertitudes. De nombreuses personnes handicapées envient certainement celles qui n'ont pas à se battre pour une vie digne : pour un logement accessible, pour les aides nécessaires en termes de soins, pour l'accès à l'éducation, à la santé... Elles envient certainement ceux à qui la société a quelque chose de plus à offrir qu'une mort digne.

Et si Vanesa Jiménez, journaliste de gauche, se désespère parce que Noelia ne peut pas mourir, nous, militants anti-validisme, qui sommes aussi de gauche,  désespérons de voir que la gauche s'obstine à défendre une mort « digne » pour nous  mais nous laisse bien en plan lorsqu'il s'agit de défendre une vie digne.

Que faut-il apporter au débat public ?

Il faut amener la mort dans le débat public pour empêcher les ultras et les réactionnaires de s'en emparer. Il faut parler de la mort et de la façon dont nous mourons, car la mort digne est aussi une obligation de l'État, dit Vanesa Jiménez.

Il faut surtout amener la vie digne dans le débat public, car c'est une obligation que l'État ne respecte pas. Il faut que la gauche inclue l'oppression validistes dans ses combats et dans ses analyses.

Si c'était le cas, Vanesa Jiménez aurait remarqué que l'aporophobie, l'âgisme mais aussi le validisme se combinaient dans les protocoles de la honte et que la pauvreté et le validisme- sans oublier la violence sexuelle avec peut-être un biais validiste avant sa tentative de suicide- se combinent dans le cas de Noelia.

Les victimes des protocoles de la honte n’ont pas choisi leur mort indigne. Noelia a le droit de choisir [1] sa mort, dont je ne sais pas ce qu'elle a de digne, mais les raisons pour lesquelles on a laissé mourir les personnes âgées à Madrid sont-elles bien différentes de celles qui permettent à Noelia de bénéficier de l'euthanasie ?  Je pose ça là.

*

[1] En ce qui concerne le concept de choix, le récent rapport du Comité des droits des personnes handicapées sur l'euthanasie au Canada précise : « Le concept de « choix » crée une fausse dichotomie en posant comme principe que si les personnes handicapées souffrent, il est légitime que l'État partie autorise leur mort, avec des sauvegardes qui ne garantissent pas qu’on leur apporte du soutien, et avec des préjugés validistes qui minimisent la myriade d'options de soutien permettant aux personnes handicapées de vivre une vie digne, et qui minimisent aussi les échecs systémiques de l'État » dans https://tbinternet.ohchr.org/_layouts/15/treatybodyexternal/Download.aspx?symbolno=CRPD%2FC%2FCAN%2FCO%2F2-3&Lang=en

Description d'image: un dessin au crayon montre un bâtiment. Sur la gauche, une pancarte indique « Suicide prevention program » (programme de prévention du suicide) et il y a des marches pour accéder au bâtiment. Sur la droite, on voit une rampe d'accès. Devant le bâtiment, de dos, on voit une personne en fauteuil roulant électrique. Une pancarte sur cette partie du bâtiment indique l'accès pour le « Assisted suicide » (suicide assisté). 

Illustration 1

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