En observant comment se décide la grève dans mon collectif de travail, j'en suis venue à me dire que certaines évidences méritaient d'être rappelées, tant elles semblent soit oubliées, soit méconnues, sans doute du fait de la diminution du taux de syndicalisation dans certains secteurs. Or il faut bien l'admettre : la grève, on la fait ou on la casse. Explications.
Faire la grève c'est faire cesser le travail d'un collectif. C'est un moyen de lutte qui empêche temporairement qu'un service soit rendu (le ramassage des poubelles, la distribution du courrier, la scolarisation des élèves...), ou qu'une production soit assurée (la production d'électricité, la fabrication de phares de voitures, la mise en conserve de produits alimentaires...). A la fin tout est bloqué. Ou pas. Car si le collectif ne se met pas en grève, le service est rendu, la production est assurée. Si le collectif se met partiellement en grève, le service est partiellement rendu, la production partiellement assurée. Et ça, c'est ce qui devient une situation de plus en plus normale aujourd'hui, au moins dans les services publics où le leitmotiv est la réduction du nombre de fonctionnaires, quand ce n'est pas la privatisation (voir l'hôpital, l'éducation nationale ou la RATP, par exemple).
Si trois trains sur quatre sont supprimés, tout n'est pas bloqué, et le gouvernement (voire les usagers) espère que bientôt deux trains sur quatre seront en service. Si tous les trains sont supprimés, le gouvernement comprend que la situation ne peut durer et qu'il doit céder.
Ainsi on ne peut pas aller travailler un jour de grève de façon neutre, en se disant éventuellement qu'on sera gréviste la prochaine fois. Aller travailler, ce n'est pas seulement ne pas soutenir la grève, c'est en amoindrir l'impact.
L'AG de grève devrait normalement décider de la grève collective ou de la reprise (collective) du travail. Une AG au terme de laquelle il est décidé que la moitié du collectif fait la grève alors que l'autre moitié reprend le travail est une AG ratée. Par contre l'AG peut décider de monter une caisse de grève pour soutenir financièrement les plus précaires et ainsi leur permettre de participer, ou décider une organisation tournante du travail si elle considère cela pertinent pour que la grève s'inscrive dans la durée.
Aujourd'hui beaucoup de collectifs se retrouvent concernés par la grève sans qu'il n'y ait eu aucune AG. Cela signifie que des individus se sentent concernés par la grève sans que le collectif n'ait été mobilisé. Mais une grève d'individus, cela ne peut pas aller bien loin. Dans le contexte de l'attaque faite aux conditions permettant toucher une pension de retraite, cela n'a d'ailleurs pas beaucoup de sens.
Car quoi de plus collectif que le système de retraites par répartition ? C'est le collectif d'actifs (les salariés) qui est mobilisé pour le collectif d'ex-actifs (les retraités). Or le report de l'âge du départ à la retraite pour financer ce système a été décidé par un gouvernement soutenu par une très petite minorité du corps électoral (a fortiori, une très petite minorité des cotisants, et même des retraités).
Cependant la grève ne se vote pas dans le silence de l'isoloir. Il faut d'abord évaluer la finalité de la grève. Aujourd'hui, il s'agit de faire renoncer le gouvernement à sa réforme, pour qu'une solution plus acceptable soit mise en place, qui pourrait être, par exemple, une augmentation du montant des cotisations sociales. Cette augmentation des cotisations peut avoir pour conséquence l'exigence d'une augmentation des salaires, des cotisations patronales, ou l'exigence d'une augmentation des embauches. Je parle des vraies embauches, qui proposent des conditions de travail et de salaire décentes. Elles pourraient déjà concerner tous les sans-papiers, ceux que le gouvernement préfère laisser dans leur situation de surexploitation en ce moment et pour l'avenir, comme le montre son nouveau projet de loi sur l'immigration.
Il faut ensuite évaluer le rapport de forces. Aujourd'hui, il s'agit de sonder le nombre de collectifs sur lequel on peut compter pour cesser le travail et bloquer1 les services et la production pendant un temps donné. Si ce nombre semble suffisant (cela semble le cas en ce moment), le collectif peut décider la grève. C'est une grève collective, puisque c'est la grève d'un collectif.
Au contraire, choisir seul de faire ou ne pas faire la grève, c'est s'inscrire dans une logique référendaire. Finalement, serons-nous majoritairement pour ou contre la réforme ? Mais être nombreux dans la rue, ce n'est pas la même chose que créer le rapport de forces qui passe par la capacité à suspendre le fonctionnement de l'économie pendant un (ou plusieurs) jour2.
Dès lors, choisir seul de ne pas faire la grève dans un collectif concerné par la grève, c'est nuire à l'action (ou à la grève) des autres qui pourtant se mobilisent, et perdent une journée de salaire, pour le bien-être social collectif. Bien-être social collectif, on peut assumer le pléonasme, car de quoi s'agit-il ? De préserver l'exigence d'une diminution du temps de travail dans un État riche. D'exiger que les cotisations sociales financent les pensions de retraites. Et de dire que les employeurs doivent contribuer à l'augmentation nécessaire des cotisations. Il s'agit donc du bien-être des salariés comme de celui des retraités.
Que les employeurs qui ne pourraient assumer l'augmentation des cotisations soient aidés par l’État semble de l'ordre du possible, quand on a vu à quel point l’État a pu aider des entreprises qui n'en avaient pas besoin durant la période épidémique. Et si on nous dit que les caisses sont vides, eh bien qu'on les remplisse en faisant cesser les crédits d'impôt indus et l'évasion fiscale, pour commencer !
1Contrairement à ce qu'a pu affirmer Aurore Bergé, le droit de grève est bien un droit de blocage, car faire la grève c'est autre chose que manifester sa liberté d'expression. Vouloir que la grève ne se traduise pas par un blocage, c'est vouloir qu'elle ne serve à rien, et feindre de croire que les salariés grévistes perdent leur salaire pour leur bon plaisir d'une journée de congé ou de manifestation.
2Je renvoie au billet de Guillaume Goutte : Retraites : la rue seule ne peut rien https://blogs.mediapart.fr/guillaume-goutte/blog/220123/retraites-la-rue-seule-ne-peut-rien