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Billet de blog 10 octobre 2020

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♦ Hésitations sur le genre (littéraire)

Le bLog et moi, épisode 8 : En route...

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Hésitations sur le genre (littéraire)

L’inspecteur continuait à le fixer.
 « Nous ne trouvons pas le Signor Ripley,
sur aucun registre d’hôtel après le 25 novembre. »

Patricia Highsmith, The talented Mr Ripley, 1955

Je crois avoir répondu qu’on risquait d’être déçus, lui aussi bien que moi, mais qu’au pire on allait bien s’amuser.

Se rencontrer sur un site de rencontres, c’est normal et c’est banal, c’est ce qui arrive tous les jours sur la terre, mais se rencontrer sur l’espace de blog d’un journal aussi politisé, et sans que ni l’un, ni l’autre, n’ait jamais eu l’idée d’y rencontrer quelqu’un, c’était beaucoup plus surprenant. Extraordinaire, au sens très littéral du terme, comme un extra qui échappe à l’ordinaire, le truc qu’on a envie de vivre pour que la vie soit un roman et pas seulement la succession de la routine. Ou encore mon point faible, ma névrose de navigatrice à vue qui n’a rien à dire, et comme c’est dommage. J’ai toujours pensé que je saurais bien l’écrire, si seulement j’avais quelque chose à raconter.

Lui, comment dire, il était sans doute plus fragile. Est-ce ainsi que les hommes vivent, mais je ne l’ai pas vu tout de suite.

La première fois qu’il m’a présentée à des voisins, il a dit « Je vous présente Emma », au moment où j’ouvrais la bouche pour dire « Je m’appelle Louise » et la sensation a été très ambivalente : d’un côté j’avais l’impression de jouer un rôle, de mentir sur mon identité ; de l’autre, le personnage d’Emma Rougegorge m’avait tellement imprégnée qu’on ne voyait pas comment faire autrement. On s’était parlé pendant des mois, par films et musiques interposés, et je postais souvent le refrain de la chanson de Renaud et d’Axelle Red, Manhattan-Kaboul, deux étrangers au bout du monde si différents, deux inconnus, deux anonymes, mais pourtant, à tel point que je me le figurais un peu comme Renaud (dans sa version d’âge mûr mais encore un peu sobre) et que, le voyant intervenir à n’importe quelle heure de la journée, je me disais qu’il devait être prof et qu’il faisait ça tout en corrigeant des copies, un peu comme Alberteins qui mettait toujours à profit ses heures de surveillance de devoirs ou de colles pour nous envoyer des commentaires ou des vidéos, notamment le samedi matin. C’est aussi une drôle de caractéristique de ces espaces de blog que d’avoir la possibilité de suivre quelqu’un au fil de la journée à l’occasion de ses divers commentaires, c’est-à-dire de savoir ce qu’il fait au moment où il le fait, d’augurer qu’il est sans doute chez lui (même si, bien évidemment, on peut bloguer d’un smartphone mais c’est plus compliqué) et de le surveiller, en quelque sorte, tout en n’ayant qu’une vision très partielle de qui il est réellement et de ses activités. Quant à l’apparence physique, il faut nécessairement l’inventer. J’ai longtemps pensé que Saladin devait être, sinon un petit gros, tout au moins un type avec un peu le physique de Jean Yanne, caustique et débonnaire, mais quand il a publié son dernier profil assorti d’une photo de lui, même masqué on voyait bien que non, que c’était encore un grand mince aux cheveux de couleur indéterminée, ce dont j’ai d’ailleurs eu la confirmation :

– Alors, il est comment ?
– Euh, je ne sais pas. Comme moi, je crois.

Pareil pour lui et tous les autres, je ne fais que les imaginer à travers le peu qu’ils ont livré. Il ne m’a envoyé de photographie que le jour où j’ai commencé à dire que j’allais venir, et c’est bien aussi la grande différence avec un site de rencontres, que de se croiser sur un journal, par hasard et par affinité. Je n’ai jamais fréquenté Meetic ou ses équivalents mais ce que j’en sais, ou crois en savoir, c’est qu’on commence par envoyer sa photo et ses mensurations, quelle rigolade. Sur Tender, il paraît que c’est encore pire, mais comme le dit ma copine Gabrielle, ça se donne pour ce que c’est, à savoir un plan-cul.

– Tu sais, je vis seul depuis des années, dans une maison genre cabane de bûcheron où il n’y a qu’une seule pièce et une bête du Gévaudan.
– Pas grave, j’irai à l’hôtel trois ou quatre étoiles le plus proche, avec piscine et jacuzzi. Je le ferai à la parisienne, en traînant des valises pleines de robes, de chaussures et de pulls décolletés.

En l’occurrence, il n’y avait pas d’hôtel quatre étoiles, ni de piscine ou de jacuzzi, mais quand même un petit hôtel de randonneurs, plutôt charmant et avec un excellent restaurant, ouvert d’avril à octobre. Quant à la photo, c’était un selfie du matin et il avait vraiment l’air d’un repris de justice.

Pour y aller, c’était au moins aussi difficile que de faire Paris-Villeneuve-la-Salle avec les enfants, en passant par Briançon. On peut le faire par l’Italie, Paris-Oulx en TGV, trois heures, puis on prend une navette pour Briançon, puis on attend celle qui dessert les différentes stations de Serre-Chevalier, pour découvrir au bout d’un moment que non, que le service est désormais interrompu, même si c’est la dernière semaine des vacances parisiennes et qu’il y a encore de la neige. Ou alors on prend le tortillard, au moins cinq ou six heures jusqu’à Briançon à partir de Lyon, et rebelote avec la navette. À la fin, on faisait aussi Paris-Grenoble et, quand le col du Lautaret est ouvert, on peut prendre le car à la gare routière, jusqu’à Villeneuve. Tu me diras que c’est grandiose, comme paysage, n’empêche que c’était toujours aussi problématique, vu que Paul a le mal des transports et que tout ce qui s’appelle navette, bus ou car lui donne la nausée, et tant pis pour le paysage, ça le fait dégueuler.

L’avantage des causses, en revanche, c’est que c’est plat, on est d’accord, mais l’ennui c’est que c’est plat en hauteur, comme tout le Massif central, et qu’il faut quand même sérieusement tournicoter pour y arriver. En train, on ne parvient jamais jusqu’au bout, qu’il s’agisse de passer par Alès et La Grand-Combe ou de choisir de rallier Mende par un autre tortillard, qui met encore trois heures et quart à partir de Nîmes et dessert plus d’une douzaine de gares, dont certaines tiennent plus de l’abribus enchâssé dans la montagne que d’une véritable gare. Il y a quatre liaisons par jour, dont deux avec correspondance, sur le tronçon d’une ligne Paris-Clermont-Ferrand qu’on appelait autrefois Le Cévenol.

– Tu tiens vraiment à prendre la navette ?
– Non, mais c’est toi qui m’as dit que c’était le seul moyen d’y arriver, à moins de disposer d’un âne ou de marcher, comme Stevenson.
– Je peux aussi venir te chercher, je conduis vraiment à la cool.
– Ah bon, mais tu as une voiture ? Je croyais que…
– Tu croyais quoi ? Ici, sans bagnole, même vieille, on ne peut aller nulle part.

En définitive, ça faisait tellement équipée fantastique, de lui demander de m’attendre sur le parking ou à proximité de l’une de ces gares tellement vides et isolées, que j’ai beaucoup hésité sur le genre littéraire qui conviendrait le mieux : une grande histoire d’amour (désespérée) ou un roman policier ? Dans beaucoup de séries policières ou de romans du même genre, la police (ou la gendarmerie) débarque et demande à celui ou celle dont le conjoint ou la conjointe a disparu :

– Vous aviez des problèmes de couple ?
– Non, non, pas du tout, on s’entendait très bien. Il (ou elle) n’aurait jamais pu partir sans me donner des explications.

Puis la mécanique se met en marche, on remonte le fil d’une histoire très compliquée et l’on apprend des choses incroyables, comme des secrets de famille, des testaments holographes venus se substituer à d’autres testaments, des rancœurs, des passions… Alors, je partirais sans le dire à personne et je n’arriverais jamais. La police remonterait le fil de ma vie, mes études, mes enfants, mon ex-mari et ses prédécesseurs, tout le monde serait interrogé et il y aurait plein de fausses pistes et de rebondissements.

Je ne suis pas la seule à y avoir pensé, d’ailleurs. Quand je suis partie la première fois, munie de la photo du repris de justice et de quelques indications géographiques quant à un hameau, non loin de Florac mais pas tout près non plus, non loin de la route mais bien en contrebas ou plus en hauteur, situé sur la carte mais sans que j’arrive, aujourd’hui encore, à distinguer la maison sur Google Earth, tant les courbes de niveau zigzaguent et se chevauchent presque, Arnaud (mon fils) m’a beaucoup rassurée : « Non, mais il ne faut pas toujours penser au pire, un serial killer ou un psychopathe, par exemple. Je ne suis pas comme ça, je trouve, j’ai assez confiance dans les gens et encore plus en toi. Si tu le dis, c’est que c’est vrai. Bon, tu me donneras quand même le nom et l’adresse avant de partir ? » Quant aux amis chez lesquels j’avais fait escale, à Nîmes, et qui recevaient ce jour-là d’autres amies, bien familières de Meetic à ce que j’ai compris, ils avaient tous l’air de penser que c’était du grand n’importe quoi et qu’on ne fait pas ces choses-là. L’une d’elle a même raconté une ancienne expérience et elle a dit : « Avant même d’avoir posé le pied sur le marchepied du train pour en sortir, tandis qu’il m’attendait sur le quai, j’ai su que ça ne le ferait pas. Excuse–moi de dire ça, Louise, mais ton truc me paraît tout de même un peu hasardeux. »

Deux ans plus tard avec les mêmes, et en route pour Mende car la nationale qui va de La Grand-Combe à Florac s’est effondrée pour cause d’inondations (un camping-car a même fini dans le Tarn et un camion polonais conduit par un chauffeur russe, ou l’inverse, s’est encastré dans la roche), j’étais donc assez fière de déclarer d’un ton négligent :

– J’ai acheté une petite maison, là-bas, un peu plus bas dans les Gorges du Tarn. Je lui ai louée, parce que, tu comprends, ce sera plus facile pour moi d’y séjourner. Le hameau était tout en escaliers et en pierres qui roulent, alors ce n’était pas pratique, j’ai trop de problèmes d’équilibre. Et pour lui… eh bien, de trouver du boulot s’il veut rester dans le coin. Vu que du boulot, il n’y en a pas, et que même s’il a dû faire une demande de RSA, ce n’est pas avec ça qu’il va aller très loin.

Les prolégomènes étaient donc posés et tout le monde avait compris le topo, grand silence.

À suivre...

Prochain épisode : Les riches des autres

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