Les affaires reprennent
Prologue
II

Et quand le coupable est enfin désigné, la litanie des familles se déroule, et il était tellement charmant, si patient, si calme, si doux, si discret, je l’aimais tellement, je croyais tellement bien le connaître, jamais, jamais je n’aurais imaginé qu’il était le genre d’homme à fréquenter les bars à champagne avec des demi-mondaines ou des prostituées, encore moins à voler, à violer, à tuer, et quand les gendarmes sont venus me dire, un matin, qu’il avait fracassé le crâne de son père à coups de marteau, violé sa fille et jeté le bébé dans le vide-ordures, alors là, non, je ne pouvais pas le croire… Et encore moins que c’était prémédité, ça non. Et d’ailleurs, je ne sais toujours pas si je le crois. C’est comme le maire, vous savez¹, d’accord, il a peut-être piqué dans la caisse, d’accord, même si ça reste à prouver, mais il a fait tellement de bien à la ville, cet homme-là, dans la commune, c’est tout transformé : le palais des sports, la salle polyvalente, la piscine couverte, la piscine ouverte, le parc, le jardin avec les nains, et je me souviens aussi qu’avant, il fallait la traverser d’une traite, la route nationale, alors que maintenant, il y a un terre-plein… Ailleurs, ils font pareil, ils piquent dans la caisse aussi, mais ils ne pensent pas toujours aux terre-pleins et aux passages protégés pour les personnes âgées, alors, c’est bien la preuve, d’abord…
Louise pouvait toujours s’en moquer, se dire qu’aucune connexion entre elle et la dame en tablier qui parlait à la télé, encore moins avec la gouvernante, ou plutôt la lingère, expliquant jusqu’à la nausée que Madame était tellement bonne, si délicate, exigeante bien sûr, elle en avait le droit et à la moindre négligence... Comme la fois où elle était venue en personne lui faire remarquer, à elle, Corinne, que la serviette de table qu’elle avait pliée pour le service du soir était un peu cornée, voyez-vous, le coin n’était pas bien repassé. C’était adorable, n’est-ce pas ?² En personne ! Mais qu’elle avait tellement de charme, Madame, qu’elle était tellement particulière, exceptionnelle, pas du tout comme une personne lambda, pas du tout, et son très joli sourire, si vous auriez vu son joli sourire, si merveilleux, elle avait tellement d’allure, Madame, l’élégance à la française, comme on disait... Et d’une simplicité, d’une simplicité, vous voyez, à tel point que lorsque la femme de chambre n’était pas là et qu’elle était sortie de son bain, elle me parlait, à moi, Corinne, à moi ! Elle me disait que, elle aussi, elle avait été élevée à la dure, en quelque sorte, et que même, une fois, on lui avait demandé de laver par terre, et que cette expérience de laver par terre, elle l’avait vécue, réellement vécu pour de vrai, une fois, quelle simplicité… Et tellement importante, dans ma vie à moi, comme une personne de ma famille, vous comprenez : à Noël, si vous aviez vu ça, Noël, c'était une enveloppe pour tout le monde, près du sapin, et des présents, mais alors, tellement, tellement délicats, les présents, tellement... Un sac en cuir de grand bottier, surpiqué, une montre de prix, un foulard de soie, un vrai foulard de vraie soie, roulotté à la main, quelle délicatesse, quelle simplicité, quelle générosité…
Elle avait beau s’en moquer, Louise, elle savait que contre ça, on ne peut pas lutter. Pas plus qu’un barrage contre le Pacifique. Le clientélisme, quand tu nous tiens, on n’y peut rien. C’est impossible de lutter, inaudible, inatteignable, comme l’Himalaya… Comment je peux leur dire que, maintenant, on va appliquer les textes, les lois, les décrets, que d’accord il y aura moins d’argent à la clé, moins de présents et de salles polyvalentes mais qu’au moins, ce sera juste ? Honnête ? Sérieux ? Moral ? C’est inaudible, c’est impossible, ça ne vaudra jamais un trois pièces à Neuilly. Alors, ce huis-clos, ce vaudeville feutré qui dégénère en bling-bling, il n’aurait jamais dû me percuter, s’était dit Louise, il est trop loin de moi, comme dans un autre monde… Et pourtant, est-ce que je ne suis pas victime d’une sorte d’ensorcellement, moi aussi ? Est-ce que la réalité ne vient pas de se déformer, tout d’un coup ? Est-ce que l’histoire ne recommence pas dans un ordre différent ?
Je démens catégoriquement ces allégations. Je n’ai pas, monsieur le député, je n’ai pas, je n’ai jamais eu de compte à l’étranger, ni maintenant, ni avant. Les yeux dans les yeux, je démens catégoriquement. Et j’ai saisi la justice, d’ailleurs, car ce n’est que devant la justice, hélas, que je pourrai prouver la fausseté de ces allégations.
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(1) On me parle d'un certain Patrick, dans une commune des Balkans bizarrement située à l'ouest, dans l'ouest parisien, plus précisément... Ou alors Didier Chou-fleur ? Je vérifierai mais je n'ai pas eu le temps de recouper mes sources concordantes.
(2) On croit rêver, je te la ferais bosser en usine, moi, la madame... Aux usines Wonder, tiens, pourquoi pas...
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Si vous avez manqué le début, ce n'est vraiment pas grave : https://blogs.mediapart.fr/emma-rougegorge/blog/020518/un-diner-rue-de-solferino-10