Les affaires reprennent
Transition
Alors, c’était ça ! Ils étaient acoquinés, en fait, liés par un pacte, en douce… Ce qui expliquerait cet attachement inexplicable, et ce silence… inexcusable. Mais comment j’ai pu gober ça ? Comment j’ai pu ? Chaque fois que j’entendais un truc un peu négatif, sur Marco, qu’il était pleutre et ça faisait rigoler tout le monde, ou alors qu’il n’était pas toujours franc du collier, à faire des coups tordus, par-ci, par-là, je ne les croyais pas, les médisants, les envieux, je pensais que c’était parce qu’ils étaient jaloux, c’est tout, je ne voulais pas entendre, pas voir, pas penser à ça, et aussi qu’il ne travaillait sans doute pas vraiment, ne s’escrimait pas beaucoup dans la vie, toujours à naviguer, à surfer, toujours un peu sur le fil du rasoir, avec des raisonnements un peu spécieux, un peu moralisateurs aussi, et politiquement bien corrects... Qu’il fallait donner aux œuvres, manger bio, faire soi-même son pain et ne pas sacrifier à la mode, vivre libre, profiter de la vie et du temps qui passe, faire dans l’associatif, également, et monter des dispositifs, pour la bonne cause…
J’entendais parfois quelques critiques, par exemple que ça ne tenait pas debout et que si l’on voulait résumer son credo, à Marco, ça donnait un peu quelque chose comme « Ça n’existe pas d’accord, chica, mais ce n’est pas parce que ça n’existe pas que les pauvres n’y auraient pas droit, non ? C’est bien pour cela que yo vais la monter, cette fondation, avec lé père de Lissa, il veut investir et quoi dé mieux, qué d’investir dans la fondaciόn, chica ? En plouss, ça rapporte et c’est gagnant-gagnant, como sé dicé, au service dé tout lé monde, tou vois ?
- Non, je ne vois rien, mais si tu le dis, c’est que c’est bien. On fait quoi, ce soir ? On va à l’exposition de Pauline ou alors on reste tous les deux à la maison ?
...
C’est quoi, le mensonge ? C’est de dire, ou de ne pas dire ? Est-ce que c’est pieux ? Dans le film de Steven Soderbergh, jusqu’alors, je ne comprenais rien, vraiment rien… Sexe, mensonges et vidéo, comment tu te mens à toi-même, d’accord, mais que voulais dire cette phrase, qu’avant j’étais un menteur ? Il est tellement jeune, quand il le dit, tellement blond, tellement sucré… Depuis, il a perdu ses cheveux, d’accord, mais à l’époque, il était tellement blond… Presque un peu décadent, dans sa mollesse, sa paresse, son impuissance, un peu comme dans Orange mécanique… Est-ce que j’aurais utilisé trois cassettes, ou trois minutes ?
Et les exemples abondent, de leurs double-vies… Comment Jean-Claude Romand a pu errer des années, dans les sombres forêts du Jura, dans le Genevois français, sur les autoroutes, à s’arrêter sur les aires de stationnement, à attendre des heures et des heures, à lire des périodiques sans intérêt concret, juste pour se forger une identité et faire croire qu’il y était arrivé, lui, lui tout seul, à son identité de médecin à l’OMS qui connaissait Bernard Kouchner… Et quand tout s’effondrerait, leur mettre une balle dans la tête à tous, à sa femme et à ses enfants, à sa fille, à son fils, à tous et sauf à lui… Ou comment Bernard Madoff a pu vivre avec la conscience de sa pyramide de Ponzi, mentir si longtemps, mentir tout le temps, tous les jours et à tout le monde, si longtemps… Sauf qu’il n’a jamais atteint la pyramide de Maslow, cet Icare, brûlé sur l’autel de l’argent et des stocks options, et que ses deux enfants sont morts… Comment peut-il résister, dans sa prison, à capter le marché du chocolat ? Et comment Al Pacino, dans Le Parrain, a pu s’accommoder de l’abandon de ses rêves de jeunesse, de ses principes et de ses scrupules, et autant composer puis pactiser avec le diable, avec la violence et le crime, le sang, et par la Grâce de son père, encore, et sous le regard anxieux de Diane Keaton qui ne voyait rien, jamais rien, ou alors un tout petit peu, avant que l’expiation n’intervienne, redoutable et définitive, dans l’acte III, à l’Opéra…
La vraie ironie c’est que je ne fais pas semblant, pas semblant d’être un autre, alors que toi… lui dit Tom Ripley au moment où il assassine Dickie Greenleaf, sur le bateau, et juste au moment où l’autre lui assène qu’il est "d’un ennui mortel", ce mec, d’un ennui mortel… D’accord, ce n’est pas moral, Patricia Highsmith, mais qu’est-ce que c’est bien foutu…
Et cet ancien ministre n’était sans doute pas le roi des menteurs, puisqu’il s’est fait prendre, mais il n’empêche que tout en s’étant fait prendre aussi, bien pincer, bien ferrer, le Marco, il était tout de même beaucoup plus fort, beaucoup plus fort, parce qu’il ne mentait jamais, ce menteur… Jamais. Seulement par omission. Seulement en ne disant rien, mi amor, c’était tellement complicado, il valait mieux ne pas en parler, qué te parece ? Verdad ?
Et c’est sans doute cela, qui travaillait Louise, l’omission, comme quand j’oublie. L’omission, comme quand mon cerveau ne voit pas… J’ai péché, en pensée, en parole, par action et par omission, disait la prière au petit Jésus qu’elle ne comprenait pas mais qu’il fallait répéter tous les soirs, dans le noir et avec contrition, avec le sentiment de sa finitude et de sa soumission. Qu’en penses-tu, petit Jésus, de cette omission ? Alors je supplie la Vierge Marie… Et vous aussi, mes frères… Oui, j’ai vraiment péché, fauté. Et finalement, je me suis bien gamellée, carrément ramassée, pauvre de moi… En définitive, tant pis pour moi, vieille baleine, et tant pis pour toi, vieille charogne…
...
Comment se relever de ça, sortir de ce cul-de sac ? Comment se relever de ce que vous aviez cru et qui n’est plus ? Quand vous avez perdu les élections, encore, vous pouvez annoncer que vous abandonnez la politique et qu’on ne vous reverra plus… Qu’on ne vous y reprendra plus… Et dix ans plus tard, vingt ans après, le comte de Monte-Christo sort de la traversée du désert et renaît de vos cendres… Ce n’est pas de la magie, ça ? Ou alors peut-être de la dialectique ? Qu’est-ce que j’aimais ça, autrefois, la dialectique… Après l’idéalisme kantien, c’est vraiment un truc qui me plaît, la dialectique, ou alors les trois métamorphoses : quand l’esprit devient le chameau, quand je prends sur moi tout le malheur du monde, puis le lion, que je rugis et que je rue dans les brancards, puis je deviens l’enfant, quand je renais, quand j’ouvre les yeux et qu’enfin je regarde le monde, de mes grands yeux, dessillés²…
Alors, Très Honorés, Magnifiques et Souverains Seigneurs¹, en route pour la suite !
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(1) Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
(2) Tous mes copains profs de philo m'ont déjà expliqué que je faisais un contresens sur Nietzsche, alors ce n'est pas la peine de me l'écrire. C'est de la dialectique bien imagée, alors moi, j'aime bien.
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Prochain épisode : En route !
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