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Billet de blog 7 avril 2021

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4- Le souvenir d'Anaïs Nin

"Donnez-moi tout ce qu’elle écrit. Je veux tout. J’aime tout. Je vais lui envoyer un beau cadeau, un gros chèque pour tout ce qu’elle a écrit."

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Il fallait qu’Henry aille consulter un médecin.
Gonzalo avait besoin de lunettes.
Robert était passé avec B… et il lui avait demandé de l’argent pour aller au cinéma.

Le vieux était-il fatigué de la pornographie ? Un miracle n’allait-il pas se produire ?
Je commençais à l’imaginer disant :
« Donnez-moi tout ce qu’elle écrit. Je veux tout. J’aime tout.
Je vais lui envoyer un beau cadeau, un gros chèque pour tout ce qu’elle a écrit. »

Anaïs Nin, extrait du Journal, décembre 1940

Quand je dis que Nelly n’en avait jamais parlé, de ce livre, ce n’est pas tout à fait exact. Elle en avait un peu parlé à son copain Luc, le prof de français, qui en était resté interloqué.

– Ce qui m’intrigue, c’est comment t’est venue l’idée d’écrire ce… enfin, ce scénario ?
– C’est à cause de mon article d’histoire économique. Tu sais, celui sur l’idée que selon Stuart Mill, « le capital limite l’industrie ».
– ?
– Il était très bien ficelé, et même brillant, d’ailleurs, de l’avis général, sinon qu’il était un peu trop… provocateur, cet article. C’est ce qu’ils ont dit, provocateur. Pourtant le directeur de la revue avait invité un économiste très distingué, et d’ailleurs assez sympa, avec lequel je me suis bien entendue et on a passé un agréable moment à en discuter tous les trois, de mon article, en convenant que je n’avais fait aucun contresens et qu’il n’y avait pas de désaccord majeur, non plus, sauf que d’après eux, il était hors de question que je puisse le publier es qualités, sous mon vrai nom, et qu’il allait falloir, soit que je le reprenne sérieusement (sans la provocation), soit que je le publie sous un pseudonyme.
– Ah.
– Oui, ah. C’est bien ce que je me suis dit, et ça m’a énervée. Je suis rentrée au bureau assez découragée, je me suis laissée tomber sur une chaise et j’ai dit à Muriel (une de mes collègues) : j’en ai marre, je crois que je vais finir par écrire du porno, sous un pseudonyme ! Et tu sais ce qu’elle m’a répondu ? Elle m’a répondu : « Tu as bien raison et, déjà, ça te rapportera plus. » Alors j’ai commencé à y réfléchir sérieusement. Et comme j’étais encore sous l’effet des antidépresseurs, j’ai fini par trouver un éditeur…

Ce qui était encore un demi-mensonge ou une semi-vérité. À dire vrai, il n’y avait aucun rapport entre les antidépresseurs et la trouvaille d’un éditeur (pas plus que l’éditeur n’avait été trouvé, d’ailleurs). En revanche, il s’était passé à peu près la même chose entre Nelly et le professeur de philosophie du siècle dernier qu’entre Anaïs Nin et le collectionneur. À cette différence près que le professeur s’était contenté de lire, alors que le collectionneur, en avril 1940, avait réellement offert à Henry Miller cent dollars par mois pour écrire des histoires érotiques, soi-disant au profit d’un mécène, chose qui l’avait de prime abord révolté (Miller) car il voyait dans cette entreprise – de l’érotisme à un dollar la page – une castration. De sa plume et de son écriture, sans doute. Puis il se mit au travail, à titre d’expérience, dit-il, mais surtout par besoin d’argent, me semble-t-il, à tel point qu’ayant dû s’absenter, il suggéra à Anaïs Nin d’assurer l’intérim vis-à-vis du mécène. Ce qu’elle fit avec beaucoup de talent, malgré les coups de téléphone réguliers du collectionneur, toujours très pressant (« Laissez tomber la poésie et les descriptions autres que celles du sexe. Concentrez-vous sur le sexe ») et dont l’intérêt se limitait apparemment à la description clinique de l’acte, sans fioritures. On y a gagné Vénus Érotica ainsi que Les petits oiseaux et, du temps que Nelly était jeune, dans les années soixante-dix, c’était une bonne idée que d’aller les acheter à la Librairie des femmes. Je ne suis pas certaine qu’ils puissent passer la rampe du vingt-et-unième siècle, ces livres, d’autant qu’ils ne sont pas exempts de souvenirs remontés à la surface, comme de la pédophilie et de l’inceste. À l’époque, Nelly n’y avait pas trop prêté attention car elle-même étant très jeune, elle ne voyait pas en quoi sa jeunesse méritait d’être préservée et, à partir du moment où ce genre de lecture correspondait à une transgression, à du fantasme, un peu plus ou un peu moins ne faisait pas une grande différence. Quant à dire qu’Anaïs Nin avait sans doute refoulé une partie de son passé, elle n’en prendrait conscience que bien plus tard, quand elle aurait elle-même refoulé pas mal de trucs qu’il serait bienséant de ne pas écrire. Foin des bouderies féministes, cela dit (pour lesquelles on n’est jamais assez comme ci, ou trop comme ça), il y a quand même beaucoup de délicatesse, dans l’écriture d’Anaïs Nin. Beaucoup plus, par exemple, que dans La vie d’Adèle, d’Abdellatif Kechiche, parce que c’est un regard d’homme, quand il filme Adèle et son amie, c’est très voyeur, en définitive. On ne me fera pas croire qu’il faudrait braire à ce point et pousser autant de petits cris en gigotant, parce que ce serait vraiment à désespérer de l’homosexualité féminine, si elle se mettait à singer toutes les babouineries de l’hétérosexualité. Dans les livres d’Anaïs Nin, c’est le toucher, qui compte, pas les beuglements ou les va-et-vient. Qu’on se le dise, le toucher beaucoup plus que le visuel, l’effleurement que le tohu-bohu, même si cela demande aussi de la technique, comme de ne pas appuyer, surtout pas, mais plutôt de contourner (le clitoris).

Voilà, c’était le souvenir d’Anaïs Nin (qui avait osé le faire à l’époque où l’on n’osait pas) et la caution du professeur, qui expliquaient le passage à l’acte de Nelly, pas les antidépresseurs. Pas l’argent non plus. Le compte en banque de Nelly était suffisamment garni et elle se félicitait d’être née au bon moment, puisqu’il faut bien rappeler que les femmes n’eurent l’autorisation d’ouvrir un compte en banque sans l’accord de leur mari qu’en… Au secours Wikipédia ? Le 13 juillet 1965, les députés français adoptaient la loi sur la réforme des régimes matrimoniaux, rendant effective la capacité juridique de la femme mariée. Depuis, celle-ci peut ouvrir un compte en banque et signer un contrat de travail sans avoir besoin du consentement marital.

On en pensera ce qu’on voudra mais le reste n’est que littérature.

« La soirée se poursuivit sur le même registre, alternance de sous-entendus vaseux et d’infâmes platitudes, sans qu’elle en retînt rien d’essentiel, sinon qu’il faudrait peut-être glisser à Maryse l’idée de revendre les actions de Team Partners, la boîte des deux asticots, et qu’une remontée des taux d’intérêt en fin d’année n’était pas exclue. Lorsque Maryse et Amaury revinrent la chercher, elle était épuisée.
– J’avais pensé, dit Amaury, que les deux convives que je t’ai présentés pourraient revenir te voir, ce soir, et que tu apprécierais un tel cadeau d’anniversaire, mais tout bien réfléchi, j’ai décidé de reporter, à demain ou un autre jour, pour que tu aies le temps de peser toute l’exaltante possibilité de ce nouveau rendez-vous.
– Ah, tant mieux, dit Priscilla, et elle les laissa sur leur faim, reprenant l’escalier à toute vitesse pour regagner sa chambre.
Dans le corridor, elle eut tout de même la peur de sa vie, butant sur un corps dur qui, tel un Quasimodo, l’attendait accroupi devant la porte, les poings serrés et la bouche amère.
– Georges, qu’est-ce que tu fous là ? murmura-t-elle en reconnaissant le fils de la gouvernante.

[…]

À bout de forces [compte tenu de ce qui venait de se passer, NDLR], elle ne put que se traîner, enfin, vers le lit qui l’attendait. Tout en plongeant la tête sous l’oreiller, elle farfouilla un moment vers la table de nuit et finit par récupérer le livre :

« I. De la différence de la connaissance pure et de la connaissance empirique. Il n’est pas douteux que toutes nos connaissances ne commencent avec l’expérience, car par quoi notre faculté de connaître serait-elle éveillée [et appelée à s’exercer] si elle ne l’était point par des objets qui frappent nos sens et qui, d’un côté, produisent par eux-mêmes des représentations, et de l’autre, mettent en mouvement notre activité intellectuelle [et l’excitent] à les comparer, à les unir ou à les séparer et à mettre ainsi en œuvre la matière brute des impressions sensibles pour [en former] cette connaissance des objets ? Ainsi, dans le temps, aucune connaissance ne précède en nous l’expérience, et toutes commencent avec elle.
Mais si toute notre connaissance commence avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elle dérive toute de l’expérience. »

CQFD, il était quand même fortiche, ce Kant, pensa Priscilla avant de sombrer dans le sommeil. »

À suivre…

Prochain épisode : La mémoire de l'O

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