En route !
Et en vrille
À partir de là, Pauline avait eu des scrupules et des doutes. Des insomnies, aussi… C’est fou comme une petite phrase peut susciter en vous des tonnes d’autres questions et le virus du doute, quand il s’installe, le virus du doute, on a du mal à en sortir.
Égalité, identité… Mes enfants ne m’ont jamais vue que comme une mère… Et moi ? En quoi me voient-ils, mes enfants ?
Louise disait que l’histoire ça ne finit pas et que ça ne bégaye pas, Louise disait qu’on ne peut jamais revenir en arrière, que toutes ces histoires de l’école des curés et d’apprendre à lire, à écrire et à compter, c’est de la foutaise, que l’éducation d’aujourd’hui, ça ne peut pas être l’éducation d’hier, et que si c’était ça, ça se saurait, parce que Louis XIV n’apprenait pas les mêmes choses que nous, parce que Louis XIV lisait les cartes d’une Europe d’autrefois, qu’il était nourri d’histoire de l’Antiquité grecque et latine, et ne parlons même pas de ceux d’avant Vasco de Gama, qui croyaient encore que la terre était plate, et plus près de nous, d’ailleurs, qu’avait-il appris François Mitterrand, chez les Jésuites ? C’était l’éducation du XIXe siècle, que celle du général de Gaulle et de François Mitterrand, ça ne pouvait pas marcher indéfiniment, qu’on le veuille ou non, le latin et le grec tout seuls… J’en ai fait, tu en as fait, ils en ont fait, que nous en eûmes fait si nous eussions su¹, c’est bien, mais cela n’aide quand même pas beaucoup à comprendre la mondialisation ou la fracture sociale, le latin, le grec ou l'imparfait du subjonctif… On peut en faire, encore, je crois qu’il est important d’en faire encore, ou que d’autres en fassent, que cela ne se perde pas, comme la culture, mais le cocktail doit être différent, sinon, on en resterait à Louis XIV… Et ensuite, il faut encore apprendre, apprendre et ne jamais s’arrêter…
Et c’était quoi, aussi, cette histoire de jésuites ? Ah oui, elle avait dit aussi que le pape François était un Jésuite qui avait réussi le tour de force de se faire passer pour un Franciscain… Qu’est-ce que ça voulait dire ? Firmin s’était mis en colère, à ce moment-là, presque autant que le jour où elle avait dit que son programme lui rappelait la politique de déflation de Laval en 1934 ou en 1935, et que les hommes politiques d’aujourd’hui, avec leurs vieux réflexes culturels d’avant, tous ceux qui n’ont jamais rien fait d’autre que de la politique, dans leur vie, ils sont complètement déconnectés… Que la story-telling de Jeanne d’Arc, ça ne pouvait plus marcher, pas plus que celle de Jules Ferry… Plus en phase, plus du tout en phase… Pendant qu’ils péroraient et que tout le monde leur passait de la brosse, le monde avait changé et ils ne s’en étaient même pas aperçu, que le monde a changé, et les journalistes non plus, entre nous… Ce qui fait que plus personne n’a de vision, et que même s’ils retournent dans leur circonscription de temps en temps, ça leur permet tout juste de constater que les gens sont paumés, d’accord, mais ce n’est pas non plus avec ça qu’ils vont se refaire une vision, parce que si les visionnaires n’avaient jamais suivi que les foules, ça se saurait…
C’était une drôle de charge, de la cavalerie, de l’artillerie lourde, comme elle en avait l’habitude, toujours excessive, et je me souviens même d’un Noël où tout le monde s’était engueulé. Louise parlait de l’accélération de l’histoire, elle disait que le délai entre l’invention et l’innovation s’était raccourci, au fil du temps… Qu’il avait fallu cent ans pour la photographie, beaucoup moins pour le télégraphe, et que ça n’avait cessé de s’accélérer, et que ça changeait les gens, forcément… Elle disait aussi qu’entre la génération de sa mère et la sienne, elle avait l’impression qu’il y avait sans doute plus de distance qu’entre elle et ses enfants. Que quand on y réfléchissait, même si le niveau de vie avait augmenté et que ses enfants ne sauraient jamais vraiment ce que c’est que le camping, le vrai, il n’empêche qu’elle partait en vacance, en voiture, avec les enfants, tous les étés, comme elle était partie en vacances tous les étés avec ses parents, sur la route, dans l’ami 6, puis la R16, alors que sa mère, sa propre mère, quand elle était petite, n’était jamais partie en vacances, que personne n’était motorisé, et que donc, ce n’était pas une question de degré (l’Ami 6 ou la Renault Espace, le camping ou le trois étoiles) mais une question de nature (les vacances ou ne jamais avoir vu la mer), que les Trente Glorieuses étaient passées par là et que Jean Fourastié l’avait bien montré : le même village en 1945 et en 1975, ce n’était plus le même village.
N’importe quoi, lui avait dit Firmin, n’importe quoi, c’est toujours la même chose, et la nature humaine est toujours la même.
Et à la fin, Louise s’était énervée, carrément lâchée : j’en ai marre, j’en ai marre, qu’ils soient tous là à me dire qu’ils ne sont pas d’accord ! Et à me dire que je n’écoute pas et que je suis intolérante, j’en ai marre ! Il y a des trucs qui relèvent de l’opinion, là je suis d’accord et je veux bien faire un effort, mais il y en a d’autres qui relèvent de la connaissance, non ? Et la connaissance, ça ne se négocie pas, il n’y a que Donald Trump pour croire aux vérités alternatives… C’est la terre, qui tourne autour du soleil, c’est la terre ! La terre !!! Et vous me faites tous chier, avec vos curés, vos synagogues et vos mosquées… Pensez ce que vous voulez, croyez ce que vous voulez, mais arrêtez de bassiner les autres avec ça… Ce sont vos credo, les vôtres, pas autre chose… Si ça vous aide à vivre, tant mieux, mais arrêtez de me faire chier…
C’est pour cela qu’il faut bien faire attention, avec Louise, qu’il faut se méfier... Elle est toujours excessive et elle part en vrille, parfois.
_______________________________________________________________________________________
(1) Pour un dyslexique, c'est aussi difficile à lire, à écrire, voire à entendre ou à concevoir, que : "Si tant est que ma tante eût tenté de plier la tente en catimini ou que les poules couvent souvent dans le couvent."
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
Épisode précédent : https://blogs.mediapart.fr/emma-rougegorge/blog/030518/un-diner-rue-de-solferino-15