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Billet de blog 8 janvier 2021

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♠ Secrets et mensonges, Thomas sur la photo...

11. Thomas. Est-ce que vieillir fait que vous devenez quelqu'un d'autre ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Thomas

Hello darkness my old friend
I've come to talk with you again…

J’ai gardé la photo du premier mariage d’Emma (dans sa version la mairie), au début des années quatre-vingts. Elle pose avec les parents de Thomas, devant la maison : il y a son père, ce sosie de Jean-Pierre Marielle, sa mère, la vieille sorcière à lunettes, et entre les deux le grand Thomas, souriant d’une drôle de grimace, comme toujours un peu décalé, un peu ailleurs...

Un type assez doué, tout de même, ce Thomas, qui termina premier à l’agrégation de géographie, après l’avoir ratée une première fois, à cause d’elle, sûrement, et de tous les trajets qu’il faisait pour aller la voir, la première année. Totalement inhibé, à part ça, le professeur, un genre d’alien, et je crois bien que c’est ce qui lui avait plu, d’ailleurs, parce qu’à cette époque, à mon avis, elle était encore trop sensible à l’indéfinissable charme des timides.

Elle l’avait rencontré chez des copains de deuxième année qui avaient réussi, dans une thurne de l’École normale supérieure, là où l’on refaisait le monde, et c’était tellement bien, de refaire le monde, qu’on aurait volontiers fait ça toute la journée.

Quand on ne refaisait pas le monde, on partait à moto rejoindre les autres au Quartier latin, pour aller voir Dustin Hoffmann dans Le Lauréat frapper les portes de l’église au grand dam de Mrs Robinson et au son de la guitare, et même si tout ça faisait un peu réchauffé et n’avait sans doute pas la saveur des caves de Saint-Germain-des-Prés au temps de Jean-Paul Sartre, c’était tout de même l’ivresse d’être jeunes, et là où il fallait être : sur le Pont Neuf, rue des Écoles, ou même derrière le Panthéon, chez le fils Derrida dont la soirée se termina un matin sur le tempo de Jacques Dutronc, quand Paris s’éveille, très loin, vraiment très loin de la dernière cluse du Jura et du grenier de ma grand-mère. Il n’y avait pas de contreplaqué, chez Derrida, mais quand même un divan, parce que sa mère était psychanalyste.

Emma n’avait pas encore passé le concours, à cette époque de l’année, et elle était arrivée sans prévenir, avec un gars de Haute-Saône, un type avec qui elle sortait, mais ça se voyait aussi clairement qu’ils en avaient marre tous les deux, de sortir ensemble, et que ça n’allait pas durer.

Dans la thurne, il y avait presque tout le monde ce jour-là : les deux philosophes, les trois historiens, les trois futurs agrégés de lettres, la future agrégée d’anglais, plus l’allemand, le russe et l’espagnol, de quoi nous meubler tout un collège de banlieue ou un lycée polyvalent, plus Thomas, plus Emma : elle qui traînait encore un peu le gars de Haute-Saône, et Thomas qui traînait son air d’alien ou de tintin désabusé, dans un pull-over informe et beaucoup trop long des manches, élevant parfois le sourcil dans une posture comique du visage, car il avait cette particularité, Thomas, de savoir lever très haut un seul de ses sourcils, en accent circonflexe, et sans quasiment bouger l’autre (sourcil).

Il était donc toujours un peu grimaçant et je crois d’ailleurs qu’il l’est encore, car j’ai pu voir son blog, l’autre jour, et regarder la vidéo où il joue dans une pièce de théâtre amateur le rôle d’un général à monocle, apparemment tout perclus de rictus, de faux mouvements et de tics… À cette époque-là, il n’avait pas plus de vingt-deux ans, Thomas, mais son allure était déjà la même : la haute stature et le visage mince, les yeux bleus délavés, les cheveux blond filasse et le nez de travers. Un personnage de bande dessinée à lui tout seul, une sorte de grand Duduche, animé d’ailleurs d’une réelle passion pour la bande dessinée (il était abonné à peu près à tout : Pilote, Fluide glacial, Métal hurlant…) et d’une non moins grande passion pour sa moto, une Yamaha 750.

Il avait aussi une incroyable capacité à se trouver en décalage sur tout, qu’il s’agisse de passe-temps, de vêtements ou d’options idéologiques. Le cuir qu’il s’était dégotté pour circuler à moto, par exemple, était d’un vert (pomme) tellement surprenant que lorsqu’il en descendait, équipé de cette chose verte, c’était comme si le géant vert soi-même était sorti de sa boîte de maïs.

Surtout, dans un univers politiquement assez tranché qui opposait, à cette époque, d’un côté les réacs (parmi lesquels le futur conseiller spécial du président Sarkozy) et, de l’autre, la gauche prolétarienne éclairée (parmi lesquels, d’ailleurs, plein d’autres futurs conseillers du même président), lui demander pour qui il avait voté au premier tour de l’élection présidentielle de 1981 ne manquait pas de déclencher l’hilarité générale :

– Eh bien, pour Jacques Chirac.

En fait, c’était vrai, mais personne ne le croyait jamais : sans blague, quel comique, ce Thomas !

Son nez de travers était aussi toute une affaire :

– C’est parce que mon père est instituteur, et même, directeur d’école.
– ?
– Oui, tu comprends, c’est assez souvent que les gamins se font mal, à la récré. Alors, les autres, lorsqu’ils tombaient sur le nez, mon père savait très bien leur redresser l’os : ne bouge plus, crac, c’est fait. Sauf que quand je suis tombé, moi, son fils, et que j’avais cinq ans, il n’a pas osé le faire, il a eu peur… Alors je suis resté comme ça, voilà.
– N’importe quoi ! Et il ne pouvait pas t’envoyer chez le médecin ?
– Il n’a pas dû y penser. Tu ne le connais pas encore, mon paternel, mais tu verras…

Dans l’imagerie personnelle d’Emma, un père directeur d’école, ce hussard noir, ça fleurait bon la Troisième République… D’un autre côté, puisque ce n’était pas seulement le père, mais carrément le couple (d’instituteurs), et qu’on sortait des années soixante-dix, tout de même, elle avait du mal à les imaginer autrement que lui en Georges Brassens (avec un collier de barbe, fumant la pipe dans un bien-être sûr…) et, elle, en Joan Baez, vêtue d’un genre de sarong à fleurs, circulant avec précaution sur des tongs et rejetant ses longs cheveux teints au henné dans quelques effluves légers de patchouli, tandis qu’elle lui tendait le bol de thé au jasmin ou, vous voyez, au moins quelque chose qui ressemblait un peu à ça…

– Hum (petit mouvement de sourcil), j’ai un peu peur que tu te fourvoies.
– Ah bon, ce ne sont pas des babas gauchistes, tes parents ?
– Gasp (immense mouvement de sourcil circonflexe), je te laisse la surprise…

...

De la maison de campagne du Vaucluse où ils vivaient avec le Papi, située en plein milieu d’un fief d’extrême droite de quelques milliers d’âmes et entourée de vignes, je n’ai gardé le souvenir que de la chaleur étouffante à l’heure de la sieste, de l’escalier trop sonore et du plan vraiment mal commode des lieux (elle l’avait dessiné elle-même, sa mère, car elle savait tout faire) et aussi de la salle à manger, surchargée de meubles Henri II version catalogue de la CAMIF et, plus que tout ça encore, de la souillarde.

La cuisine était, en effet, sa grande fierté de dessinatrice (sans compter qu’un vrai architecte, ça coûte cher) et elle avait donc pensé toute seule à y adosser une souillarde, une pièce entière dédiée au garde-manger, tellement pratique, cette souillarde, qu’elle ne cessait d’en parler.  Vous voyez, ma chère Emma, la souillarde est une idée de moi. Cela permet de ranger tous les produits sans encombrer la cuisine et c’est vraiment une excellente idée. J’ai beaucoup insisté, lorsque nous avons fait construire, pour avoir cette souillarde et je m’en félicite tous les jours.

Dans la cuisine, si pratique grâce à la souillarde, elle concoctait chaque jour (par la grâce du robot Magimix et du four à chaleur tournante, ma chère Emma, je vous recommande le système à pyrolyse, c’est ce qu’il y a de mieux) de merveilleux plats et de délicieuses surprises que nous étions sommés d’ingurgiter avec extase et dont elle commentait à n’en plus finir le miracle de la fabrication. Les miracles sortaient d’ailleurs tout droit des fiches cuisine du magazine Elle, qu’elle classait depuis des années avec dévotion, et répondaient à des noms aussi poétiques que « lapin en gelée », « œuf mimosa » ou « melon au jambon ».

La première phrase qu’elle avait adressée à Emma, lorsque cette dernière était descendue de la moto, souriante, et s’était avancée vers eux (aucun collier de barbe mais il ressemblait étonnamment à Jean-Pierre Marielle, son père, et avec la même moustache : grand, dégarni, voûté, légèrement ballot, aussi…) lui avait semblé tout un programme et, presque (ou peut-être n’était-ce qu’une illusion), résonner comme une forme de menace :

– Les asperges, je vous les sers avec une vinaigrette ou les préférez-vous à la crème, ma chère Emma ?

S’en était suivi un déluge de minauderies, de roucoulements de gorge, de petits cris extasiés et de sourires complices adressés à son fils, tandis qu’Emma, un peu penaude, ne savait trop sur quel ton annoncer qu’elle s’en foutait, vu que les asperges, chez elle, on les trempait dans la mayonnaise, et sans façon (de toutes les façons ou de toute façon…)

– Je, et bien, je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi, je…

Un froncement de nez annonciateur l’avait fait se raviser brusquement et ajouter, dans une inspiration :

–… ou alors, et bien, à la crème, s’il vous plaît, madame.

Penchée en avant, pliée en deux telle un valet de comédie, la duègne (elle ressemblait, quant à elle, étonnamment à Alice Sapritch, ou peut-être à la belle-mère de Blanche Neige, en plus vilaine, ou bien à la sorcière de tous les contes), l’avait remerciée d’une nouvelle roucoulade enchantée, doucereuse à souhait, tout en l’escortant vers le seuil, tout sucre tout miel. Pour qui a vu Rosemary’s baby, on y était presque, Dieu en plus, comme j’allais le découvrir par la suite,  et le Diable en moins.

– Très bien, très bien, je me disais bien… Alors à la crème… Puis se retournant soudain, dans une tentative de sourire mutin qui faisait ressortir son absence totale de maquillage, la broussaille de ses sourcils noirs et le dessin peu harmonieux de son nez (crochu) : « Ah, il faut dire, il faut dire, aussi, que Thomas vous ayant cachée si longtemps, nous ne pouvions pas savoir, non plus, que vous aimiez la crème, ma chère Emma, non, nous ne pouvions pas savoir, puisque vous n’êtes pas venue, n’est-ce pas, quand nous étions encore à Rouen ? Alors, voyez-vous, nous ne pouvions pas savoir. »

Voilà qui ressemblait à une pique, non ?

Ils venaient tout juste de prendre leur retraite et d’emménager dans la maison de campagne, avec le Papi. Thomas lui avait d’ailleurs raconté que ça l’avait un peu tourneboulé, le Papi, de déménager aussi vite et sans discussion, et que même le chat était paumé, on le perdait tout le temps, ce chat, mais tandis qu’ils se préparaient à déménager, ayant eu vent de l’existence d’une amie de Thomas, sans doute par une indiscrétion  de son frère, déjà marié et donc moins sujet aux cachotteries, ils n’avaient eu de cesse de rencontrer Emma, ce que Thomas s’était bien gardé de lui dire jusqu’au jour de la rencontre historique…

– Eh bien, c’est-à-dire, madame, que nous ne nous connaissons pas depuis très  longtemps, avec Thomas (à peine trois mois, le temps qu’elle rate le concours), ce qui fait que…
– Enfin, n’en parlons plus, c’est réparé. Je ne suis pas susceptible, allez... 

Et de soupirer, et de balancer du popotin, folâtre, moulée d’une jupe de flanelle surpiquée dont Emma entendrait parler plus tard, puisqu’elle l’avait faite elle-même, cette jupe, cousue de ses mains, et qu’il ne tiendrait qu’à elle de refaire la même, pour Emma, lorsque celle-ci se présenterait au concours de l’agrégation et qu’il n’y aurait, d’ailleurs, qu’à s’inspirer des patrons du magazine Burda

Puis, butant dans le couloir sur un vieux monsieur mal réveillé, l’air un peu ahuri, et qui portait les bretelles et le béret comme on n’imagine pas que ça existe encore, mais plutôt sympa, tout de même, le vieux, avec sa chemise pas propre et ses pantoufles avachies, son petit air égrillard, aussi, et son sourire sous-entendu de vieux roublard, elle entreprit de le présenter, d’une voix suraigüe : « Ah, tiens, je vous présente Papi, c’est mon père ! Essayez de lui parler fort, il est sourd, Papi. Papii ! Tu vois, Papii, c’est Emma ! Emma ! Et ouiii! Elle a fini par veniir, Emma… C’est la fiancée de Thomas, Papii ! Tu sais, c’est Emmaaa, la fiancée de Thomas… »

C’est donc exactement comme ça qu’Emma réalisa qu’elle allait se marier, sans autre forme de procès, pourrait-on dire, et sans discussion, il ne manquerait plus que ça. Ensuite, elle referait sans cesse l’exégèse de cette journée de fous, à n’en plus finir, à se demander, peut-être, s’il n’aurait pas mieux valu répondre qu’elle préférait les asperges à la vinaigrette.

...

De l’avalanche d’avanies qui en découla, il est impossible de tout dire. Le plus révélateur était sans doute déjà ce premier repas, celui des asperges, au cours duquel Emma fut également sommée de choisir entre un service de cinquante-six pièces de faïence rouge (hideux) ou un service de soixante-douze pièces de faïence jaune (tout aussi laid) pour s’entendre dire qu’il était bien désolant de la voir en pantalons, et que cela ne se concevait pas.

– Euh, oui, mais tout de même, pour la moto…

Le plus incroyable est aussi qu’en trois ans de mariage, il n’y eut pas de répit. À commencer par la nuit de noces, alors qu’ils venaient de se marier, le matin même (mais seulement à la mairie, pas devant Dieu) et qu’il fallut encore attendre la semaine suivante (après l’Église où, près de l’autel, la sorcière sanglota de toute son âme, dans sa robe noire de chauve-souris, tellement éplorée devant ce fils qui la quittait pour une gourgandine, et même pas capable de communier au temple des fiches cuisine de Elle, cette intrigante) pour avoir le droit de consommer ce qu’il y avait encore à consommer (peut-être) et que Thomas n’osa même pas franchir le Rubicon du couloir, trop sonore, et qu’ils terminèrent la nuit chacun de son côté, comme deux enfants sages qui auraient oublié leur nounours.

Et pour finir, peut-être, il importe de décrire ce tailleur emblématique de l’agrégation, encore une chose verte (ou verdâtre), sombre, surpiquée, dont le mot « ringard » ou tarte, ne suffirait pas à épuiser toute la puissance évocatrice : tarte au carré, tarte au cube, tarte exponentielle mais, bon, il ne s’agissait que de l’agrégation, après tout, et nous avions tous fait assaut de ringardise, ce jour-là, pour l’occasion (même si Emma avait remporté le pompon avec son tailleur vert peluche), parce qu’il ne fallait tout de même pas risquer de choquer l’assistance (le jury) par une subite élégance qui se serait trouvée sans rapport avec la finalité de nos affectations (le lycée polyvalent de Hirson ou de Bully-les-Mines) et risquer de paraître arrogants, ou trop à l’aise, quand il ne nous était demandé, finalement, que de produire une leçon.

Une leçon au cours de laquelle Emma fut confrontée à un texte sur la ville d’Orléans au XVIIème siècle et dont elle ne se dépatouilla pas trop mal, ma foi, jusqu’à ce que le petit professeur d’histoire moderne, un Alsacien, finisse par lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis le commencement :

– Quelle est la hauteur de la flèche de la cathédrale d’Orléans, fous le savez ?

– Non, je ne le sais pas,  monsieur, mais très certainement moins haute que celle de la cathédrale de Strasbourg (rires dans l’assistance.)

Comme quoi, même l’agrégation peut parfois ressembler au jeu des mille francs et, en tout cas, ça servirait bien lorsqu’il s’agirait d’aller évangéliser les classes de collège en souffrance.

Quant à la veste de Thomas, que ses parents tenaient à lui offrir, elle fut achetée au magasin de confection pour hommes de Vaison-la-Romaine, à côté du rayon sportswear, et je dois dire qu’elle ne dépareillait pas l’ensemble, tant la raideur et le gris fadasse qui avaient présidé à sa confection le faisait ressembler à une sorte d’épouvantail à moineaux vêtu de neuf. Il avait bien réussi, ce glorieux impétrant sanglé dans sa panoplie d’épouvantail, mais Emma ne pourrait désormais plus le regarder sans voir en lui comme une figure moderne de l’Enfant, celui de Vallès, ce pauvre Jacques affligé de sa mère, de cette madame Vingtras qui y mettait parfois de l’espièglerie, à lui façonner des redingotes de toile rêche qui écorchent les fesses, et dont les boutons, ceux de la redingote de la distribution des prix, tenaient de la même inspiration que la panoplie de son valeureux Thomas et du tailleur d’Emma : ovales comme des olives et verts comme des cornichons !

La suite du mariage, qui ne dura pas plus de quelques saisons, ne ferait que conforter cette impression. Et même son départ au service militaire, comme aspirant troufion de la Marine nationale, tout de même, et avec toute une nouvelle panoplie qui le réjouirait un temps, comme les gants blancs et la cravate, noire depuis Mers el-Kébir, viendrait encore accentuer l’impression, diffuse, informulée, qu’elle était devenue comme sa marraine de guerre, chargée de veiller sur lui, de lui envoyer des colis et de le dorloter de sa présence éphémère :

– Mais non, ne t’inquiète pas… Je sais bien que c’est triste, la mort de la maman de Bambi... Mais après, souviens-toi, il s’amuse bien, Bambi, avec tous ses copains… Il fait même du patin à glace avec le lapin…

...

Quand elle chercherait à en parler d’un ton léger, Emma dirait tout simplement qu’il s’agissait d’un transfert : « Tu comprends, il avait besoin de se libérer de sa mère. Alors, je l’ai aidé, voilà, et à la fin, j’étais devenue comme une mère de substitution, tu comprends. Mais, bon, une fois que le transfert a été fini, il fallait bien que je lui rende sa liberté, tu comprends ? Comme chez le psychanalyste, non ?

Tu ne comprends pas ?

Remarque, moi non plus.

...

Je n’ai pas revu Thomas depuis 1987. Il restera tout de même le seul qui ait jamais fait quelque chose pour m’obtenir et qui ait noué des stratagèmes bien réussis, à commencer par ce premier jour où il a déboulé à Fontenay-aux-Roses, puis navigué perdu au milieu du hall d’entrée, jusqu’à ce qu’Emma sorte inopinément par la porte du fond et que nous nous télescopions (elle ne l’avait alors pas revu depuis la soirée dans la thurne de Normale supérieure mais, en tout cas, elle ne traînait plus le gars de Haute-Saône, c’était déjà ça.)

– Bonjour, qu’est–ce que tu fais là ?
– Et bien, je suis venu aux nouvelles, pour savoir où en est le régional de l’étape : il y a un admissible, dans la khâgne de Rouen.
– Ah, bien…

Inutile de dire qu’on n’entendrait plus jamais parler de ce fameux admissible de la khâgne de Rouen, puisque le projet avait désormais évolué : faire en sorte qu’Emma, puisqu’elle était elle-même admissible (quelle bonne surprise !) révisât suffisamment sa géographie (avec l’aide de Thomas, bien sûr, donc on pourrait dîner ensemble ce soir et, demain, je viendrais te chercher pour aller à l’école, dont le labo de géo contient toutes les cartes au 25/000e  dont tu peux rêver…), ce qui l’aiderait à affronter l’épreuve de cartographie physique dont elle avait si peur.

Au final, l’épreuve de géographie ne s’était pas si mal passée, merci Thomas, mais en pure perte, puisque tout allait finalement se briser sur le foutu volet de Ponge.     

À un moment donné, comme d’autre fois dans la vie d’Emma (précédemment, puis postérieurement), il s’était passé un truc bizarre, c'est-à-dire qu’il avait dit, prenant son courage à deux mains et bien qu’aucun présage ou prémonition, c’est-à-dire aucune tentative vraiment concrète, n’ait pu le laisser supposer, comme tout d’un coup et sans respirer : « Je t’aime.» À partir de ce moment-là, elle était devenue dépositaire, incapable de résister, c’est en tout cas comme cela qu’elle finirait par l’analyser, à cette idée qu’on puisse l’aimer - ou tout au moins le dire.

Quant aux conséquences pratiques, puisqu’ Emma avait fini première sur la liste supplémentaire, elle allait présenter un dossier d’auditrice libre pour préparer l’agrégation à Normale Sup et pourrait ainsi rejoindre Thomas, à une seule condition toutefois, celle de se marier, et à l’Église. Dans le cas contraire, Dieu ne l’aurait pas supporté et la mère de Thomas encore moins.

À l’époque, Emma n’était finalement pas trop fixée, sur Dieu. Existe-t-il ? Ou pas ? Mystère et boule de gomme. N’en déplaise à Descartes et même si je pense donc je suis, là je suis d’accord, je n’ai jamais trop compris la suite. La seule chose, c’est que s’il existe vraiment, Dieu, il devrait me trouver sympathique, assurément, et je ne vois pas bien ce qu’il pourrait me reprocher, à part peut-être la sexualité mais, là, j’ai toujours pensé qu’il s’en foutait un peu, de ma sexualité. C’était sans doute encore l’époque qui voulait ça, faites l’amour pas la guerre, Mrs Robinson, et quand on pense à la suite, à tous ces fous de Dieu et à leurs obsessions, on en reste songeur et un peu renversé, de ce XXIe siècle commençant. En route pour l’église, en conséquence.

De ce temps-là, il ne reste que quelques photos. Celles du mariage… Celles du temps où sa mère le regardait, minaude, et où la mienne contemplait l’objectif, attentive à la pose, inquiète de son visage et de l’effet que ça ferait. Celles du temps où nous étions jeunes, ou grandis trop vite. Quand je les regarde, ces photos, je me dis que ce n’était pas possible, que c’était un autre monde. Est-ce que vieillir fait que vous devenez quelqu’un d’autre ?

Lie, lie, lie... After changes, we are more or less the same...

Simon and Garfunkel, 1964

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