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Billet de blog 9 mai 2018

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Un dîner rue de Solférino (19)

Que faire ? Digression de Louise autour d'un canular littéraire.

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Que faire ?

 Digression de Louise

On se défait d’une névrose, on ne guérit pas de soi. Pour trouver, il faudrait sans doute remonter à la racine des mots… Comme Jean-Paul dans Les Mots, mais en plus modeste, on va dire, parce que je n’oublie pas Jeannine et sa petite phrase : « Non, je n’ai jamais été sa maîtresse mais il restera le grand homme de ma vie » et pourquoi ne pas le dire, alors, puisque que tout le monde peut le dire ?

En ce qui me concerne, j’ai souffert d’une inflammation du talon, il n’y a pas si longtemps, ou plutôt d’une inflammation de l’enveloppe du talon, comme les marathoniens, et figurez-vous que l’enveloppe du talon s’appelle l’aponévrose ! J’ai mis du temps à m’en apercevoir, vu mes faibles dispositions pour les sciences naturelles, mais quelle joie ! J’allais pouvoir me répandre et proclamer partout que je suis aponévrosée, en ce moment, tu sais... Et en le disant, en le répétant, j’ai fini par me demander si ce n’était pas le cas… Bon, c’est un truc de bobos, la névrose, surtout la névrose littéraire ou cinématographique, comme dans les films de Woody Allen où ils sont tous névrosés, de Manhattan à Match Point en passant par Intérieurs et Anny Hall, mais il n’empêche que c’était une bonne idée, je crois, que de se pencher sur la névrose, dans mon propre cas comme dans celui de Louise ou de Pauline. Encore que, dans le cas de Pauline, je me demande s’il ne s’agirait pas plutôt d’aliénation, on verra.

Pour en revenir à Jean-Paul Sartre, est-ce que j’ai vraiment envie, besoin d’écrire ou est-ce que je suis dans la posture de l’écrivain ? Il y a des années, la réponse aurait été différente, et j’étais sans doute dans la posture. J’avais écrit une collection de nouvelles assez désopilantes, je dois le dire, mais qui ne se terminaient jamais, ainsi qu'un roman pornographique (assez nul), ce dont je ne pouvais pas être fière (du roman pornographique) mais, en y réfléchissant, je m’étais dit que j’avais dû avoir une forme de prescience, que c’était tendance, parce qu’après tout, les nuances de gris, les cinquante shades of grey, s’étaient très bien vendues. J’y avais passé du temps et, à la fin, ayant rassemblé toutes ces nouvelles inachevées, décousues, en un simulacre de roman, j’avais envoyé le tout à une maison d’édition dont je tairai le nom, sous un pseudonyme, bien entendu, et comme je n’ai pas d’imagination, le pseudonyme, c’était Catherine Martin.

Quelque temps après, quelle aventure, la maison d’édition m’avait répondu (rien que pour cela, ça vaut quand même la peine d’écrire, même si c’est du boulot) mais la réponse s’était avérée décevante : la fille disait votre roman est peu passionnant et il est difficile pour le lecteur de s’imprégner de votre univers. Elle ajoutait qu’elle ne comprenait rien aux réflexions de l’héroïne sur son mari, Jean-Pierre (remarque, moi non plus, vu que je n'avais pas l'impression d'en avoir parlé tant que ça), sur la politique et sur la dépression, jugeant finalement que la trame narrative était insuffisante : le lecteur n’est pas encouragé à entrer dans votre jeu fictionnel et son esprit s’égare. Le seul truc drôle, dans cette affaire, était que la fille avait signé de son nom, et qu’elle avait même indiqué en toutes lettres Signé : Catherine Martin. Alors, là, quelle salade ! Fallait-il y voir un complot de la maison d’édition, une plaisanterie ou une coïncidence, mystère, sauf à dire que je m’étais vraiment dégotté un pseudonyme à la con. Cela dit, ce n’était pas agréable et je m’en étais ouvert à mon cher René, comme d’habitude, le spécialiste mondial des classes moyennes et du Tour de France (disait-il de lui-même lorsqu’il avait un peu de vague à l’âme), un spécialiste mondial toujours plongé en milieu hostile, et depuis l’enfance. Et c’est vrai qu’il me faisait un peu penser à ce Franck, l’oncle homosexuel d’Olive dans Little Miss Sunshine, le (deuxième) spécialiste mondial de Proust égaré au Nouveau Mexique, pas seulement à cause du Tour de France, d’Albuquerque et du road-movie, mais aussi un peu à cause de sa dégaine et de son regard sur le monde.

- Ils m’ont répondu, René, ils m’ont répondu !

- C’est bien, ça, déjà, c’est une bonne nouvelle, non ?

- Oui mais la fille, elle dit que c’est peu passionnant !

- Ah bon, c’est bizarre, ça, moi je trouve plutôt que c’est drôle… J’aurais préféré que tu me passes le roman pornographique, d’accord, celui-là tu ne l’as montré à personne, je sais, ça j’aurais bien aimé mais les nouvelles, en ce qui me concerne, je les trouve plutôt tordantes et bien déjantées…

- Elle dit que je parle de Vincent (Jean-Pierre, dans la nouvelle), ce qui n’est même pas vrai, et que mes réflexions sur la dépression ou la politique n’apportent pas grand-chose. À mon avis, elle n’a lu que la table des matières… Je dois la changer, la table des matières, à ton avis ?

- Cela, c’est parfaitement faux… Il faut tout de même lire bien mal pour ne pas comprendre que la dépression est, dès le premier chapitre, un prétexte ontologique pour regarder le monde en face, loin de la sublimation à laquelle procède la grande Marguerite… Toi, tu refuses de sublimer le village de nulle part, que ce soit Saint-Robert-des-Bois, Hirson ou Bully-les-Mines…

- Ah ouais, tu crois ?

- Juré-craché.

- Et c’est bien, ça ?

- Quoi ?

- De refuser de sublimer ?

- Là, je ne sais pas, Louise. C’est à toi qu’il revient de le déterminer. En ce qui me concerne, je suis assez mal placé pour dire ce qui est bien ou pas. Pour moi, c’est forcément relatif et situé dans le temps…

- Bon, et bien, si tu le crois, que c’est ontologique, je vais continuer et ça m’encourage, parce que c’est tout de même du boulot, ontologique ou pas…

- Je crois que tu devrais continuer, en effet. D’ailleurs, je serais assez preneur de ta première nouvelle… Tu sais, celle que j’aimais bien. Ça cadre pas mal avec mon sujet et, si tu es d’accord, je la ferais bien lire à l’un de mes collègues. Il travaille sur Marguerite Duras et moi sur les classes moyennes et il semble me souvenir… Comment ça s’appelait, déjà ?

- Que faire ?

- Que faire ?

- Oui, tu sais, il y avait une citation de Lénine. Mais bon, s’il s’intéresse à Duras, je peux peut-être la « durassiser », ma nouvelle, au moins le titre ?

- C’est ça, passe-la moi.

...

Je lui avais donc passé la nouvelle mais, en surfant sur le Net quelques années plus tard, j'ai compris que je n'étais pas la seule à avoir éprouvé la même déconvenue, non seulement concernant les maisons d'édition qui ne répondent pas mais, surtout, concernant celle qui répond un peu n'importe quoi. Et mon copain de galère, dans cette histoire, c'était Claude Simon, prix Nobel de littérature 1985. Quel bonheur et quelle incroyable révélation, vous ne trouvez pas ?

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*Avertissement au lecteur : lire cette nouvelle est totalement optionnel. Ne pas la lire est, en effet, sans aucune incidence sur la compréhension de la suite. https://blogs.mediapart.fr/emma-rougegorge/blog/160118/et-si-elle-venait-pour-quon-en-parle

** Sur le canular littéraire concernant Claude Simon, lire par exemple : Claude Simon est-il vraiment impubliable ?

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