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Billet de blog 14 juin 2018

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Un dîner rue de Solférino (30)

Ce maudit esprit de 1968.

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Ce maudit esprit de Soixante-huit

Donc, je reviens vers vous, sans la solution. Parce qu’on n’en sait rien et que l’Histoire ne dit jamais rien du futur. L’Histoire nous dit ce que l’on est (qu’on n’est jamais moyen mais toujours à la croisée des chemins) et elle nous aide à comprendre ce que l’on ne veut pas, ce que l’on veut ne jamais revoir.

Ma génération, ou la précédente, pensait s’en tirer avec la dialectique, avec l’idée que la lutte des classes fait avancer l’Histoire, sinon que Tonton Marx pensait que la classe moyenne n’existe pas, avec le succès que l’on sait. Et les générations suivantes se demandent encore par quoi il faudrait remplacer l’opium du peuple, par quoi ? Le retour de la France des cathédrales ? La dépénalisation du cannabis ? (Notez que je ne suis pas contre, je réserve ma réponse.) La fermeture des frontières ? Un sauveur ? Vous croyez que ça va vraiment changer votre vie, un sauveur ou une sauveuse ?

Alors, là, vous m’étonnez. Ou alors, vous êtes comme moi, vous n’avez pas de fille. Parce que si vous aviez une fille, je sais très bien ce que vous lui auriez dit, en lui lisant l’histoire, juste avant le baiser du soir (avec ou sans la prière) vous lui auriez dit, comme ça :

- Le Prince Charmant n’existe pas.

- Ah bon ?

- Non, ma chérie, non, pas plus que le Chat botté.

Donc, forcément, vous vous retrouverez un jour dans la contradiction, forcément. C’est pour cela, qu’il n’y a pas de solution, à horizon de cinq ans tout au moins, il n’y a pas de solution, il n’y a que des palliatifs.

Vous savez combien il faut de temps, pour construire un immeuble ? Trois ans au minimum. Et si l’on compte les études préalables, les recours contre le projet (Ils ne vont tout de même pas nous coller une tour de douze étages, ces enflures, ou alors des logements sociaux avec que des Noirs et des Arabes ?) si l’on tient compte, également, du fait qu’il fallait bien y penser avant de construire, au plan d’urbanisme, qu’il fallait bien réfléchir, cela prend beaucoup plus que cinq ans et même que sept ans. Ce qui fait que c’est un peu un dialogue de sourds, non, quand on interpelle le ministre du Logement sur ce qu’il a fait ou n’a pas fait, en matière de relance de la  construction ? Sans compter que ce n’est même pas lui qui décide, le ministre, ce sont les maires bâtisseurs. Et que s’ils bâtissent trop, les maires bâtisseurs, à tous les coups ils se font virer à l’élection d’après. Lui, le ministre, il fait plutôt les normes, celles qui encombrent tout le monde, ou alors il décide des impôts, ceux que personne ne veut plus payer.

C’est bien pour cela qu’on est dans le théâtre de la grande illusion, le théâtre baroque ou la caverne de Platon.

En économie, c’est le temps, qui compte, c’est le temps. C’est déjà ce que disait John Maynard Keynes, celui qui connaissait Virginia Woolf et sa sœur Vanessa, qui avait épousé une danseuse russe des ballets Diaghilev et qui se désolait, à la fin de sa vie, de n’avoir pas bu assez de champagne. Celui qu’on a tellement caricaturé, à lui faire porter tout le poids de l’échec des relances, alors qu’il avait pensé le monde des années trente, pas le nôtre, et que si vous relisiez la Théorie générale, vous sauriez qu’une révolution conceptuelle, ça ne s’improvise pas sur un coup de tête.

J’aime beaucoup ce qu’il dit à la fin :

La domination incontestée des conditions qui précèdent est un fait d’observation relatif au monde tel qu’il est et qu’il a été, mais non un principe nécessaire qu’il n’est pas en notre pouvoir de modifier.

Et je ne sais pas si vous avez remarqué, mais si je change la virgule de place, il n’est pas certain que la phrase, placée là, veuille dire la même chose :

La domination incontestée des conditions qui précèdent est un fait d’observation relatif au monde tel qu’il est et qu’il a été mais non un principe nécessaire, qu’il n’est pas en notre pouvoir de modifier.

C’est peut-être pour cela, qu’on leur fait dire n’importe quoi, aux grands penseurs… Et qu’à la fin, on a jeté les Keynésiens avec l’eau du bain.

La grande leçon de Keynes, à mon avis, c’est le temps. Et c’est aussi que le temps qu’on élabore une politique, qu’on vote les lois, qu’on sorte les décrets, la conjoncture a changé et qu’il aurait mieux valu faire le contraire. Et comme le temps d’aujourd’hui va de plus en plus vite, que la finance se joue en millièmes de secondes, comment peut-on faire la liste des commissions, la liste détaillée de tout ce que je devrais faire en cinq ans ? Dans cinq ans, le monde aura changé, c’est inévitable, et vous aussi, moi aussi, on aura changé.

Donc, la seule solution, c’est comment vous regardez l’avenir, non ? Comment vous l’abordez ? Si vous êtes fort ou si vous êtes heureuse, profitez-en pour aider un peu les autres ; si vous êtes faible ou malheureuse, courage, essayez de vous accrocher à la ligne. Parce qu’il n’y a pas de solution toute faite, il n’y a que les grandes lignes de ce que vous pensez. C’est ça, qu’il faut regarder, c’est bien ça l’essentiel.

Ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas de réformes, au contraire, mais aussi qu’il faut  faire attention aux pots cassés. C’est toujours très difficile, de construire sur des pots cassés ou des clivages, ça ne fait pas de fondations bien solides et ça fait fi de tellement de laissés-pour-compte, de tellement de gueules-cassés relégués dans les oubliettes de l’Histoire, qu’on ne s’en remettra jamais…

Donc, je ne vous donnerai que les grandes lignes, dans mes dernières lignes.

Pauline, je n’ai pas le courage de lui demander de quitter Firmin. Je ne suis pas certaine qu’elle soit si heureuse et encore moins qu’il soit si fort, son glorieux époux si plein de certitudes, mais après tout… Pourquoi lâcher la proie pour l’ombre ? Comme elle le dit, elle-même, l’important c’est de ne pas le laisser aller trop loin, de le remettre sur les rails, vaille que vaille. Un petit coup sur le nez, et ça repart… En tous les cas, c’est à elle décider, pas à nous.

Louise, c’est plus compliqué. Elle me touche de plus près, Louise, je ne sais pas si vous avez remarqué. Et je crois qu’elle déraille souvent, quant à elle. C’est quoi, cette obsession des vertiges de la classe moyenne ?

La meilleure définition que je puisse en donner, elle sort de ce film de Claude Miller, L’effrontée, quand Charlotte est prise d’un vertige et qu’elle tombe au bord de la piscine, et pas seulement parce qu’elle n’a pas mangé… C’est le vertige qui la prend lorsqu’elle découvre tout le brillant des autres vies que la sienne, et pas seulement pour le fric… Qu’elle entre dans l’immensité du living-room noyé de lumière, qu’elle enregistre les canapés de cuir blanc, les objets d’art, la baie vitrée, qu’elle perçoit les sons, les rires de ceux qui s’amusent, la vision des trois hors-bords, parce que non contente d’être une prodige du piano, cette Clara Bauman, l’autre petite fille de treize ans, est capable de conduire des hors-bords et de gagner la course, alors elle se sent nulle, Charlotte. Très moyenne, en vérité. Et quand il lui parle, que Jean-Claude Brialy lui parle de ce ton si léger, si allusif, et qu’elle se rend compte qu’elle n’a pas les codes, Charlotte, qu’elle perçoit le contraste avec la maison de son père, le papier peint à fleur, les commodes branlantes et le lino, elle doit bien le digérer, le contraste, comme Louise avait dû le gérer, la première fois qu’elle avait été invitée chez les parents de Pauline, pour l’anniversaire de Pauline, les 200 m2 en terrasse qui dominaient la ville, les hautes portes, les allusions à la femme de ménage qui était si brave mais qui ne nettoyait pas bien dans les coins... Et il était si beau, le cadeau que l’amie de sa mère avait rapporté d’Afghanistan, un bracelet en argent tellement bien ciselé, comme tous les autres présents, d’ailleurs, le recueil de partitions, le roman dédicacé de Marguerite Yourcenar, le stylo de laque… Quand je pense que pour les treize ans de Louise, on était allé à Carrefour, et qu’elle avait eu le droit d’emporter L’Éducation sentimentale de Flaubert, dans une édition expurgée qui coûtait dix francs, mais elle le réclamait depuis si longtemps, Louise, on peut bien lui faire ce plaisir, si ça lui fait plaisir…

Non, ce n’est pas seulement une question de moyens. Si j’étais invitée chez Donald Trump, je serais peut-être impressionnée par les robinets en or, mais je pourrais toujours me consoler en me disant quel goût de chiottes ! Dans certains arrondissements de Paris, en revanche, c’est le vertige : la richesse, l’élégance et le bon goût, la culture aussi, et même, parfois, les bons sentiments…

Le beurre, l’argent du beurre et le cul de la crémière.

Et c’est cela, qui fait monter les populismes de tout poil. Quand tous ceux qui n’ont pas les codes se disent qu’on les laisse au bord de la route, en spectateurs… Bien au bord du chemin, tous les deux, à tenir la main du petit cousin qui louche un peu et dont les lunettes tiennent avec du sparadrap.

Ses rêves et ses premières désillusions, c’était les miens, se disait Louise. C’était les miens, dans le grenier, quand je me prenais pour Pauline, mais quelle conclusion en tirer, de cette dissertation ? Que Firmin avait raison ? Que je ferais mieux de renoncer à mes illusions ? Qu’il faudrait acheter des uniformes pour refonder l’école de la République ?

Uniformes, uniformes… Moi je croyais que c’était d’abord la pensée critique, l’école de la République, la raison, le raisonnement. D’abord le raisonnement, le discernement, le jugement, pour qu’on ne fasse pas prendre des vessies pour des lanternes…

On pourrait leur expliquer, aux gens ?

Comme dans le Petit cours d’autodéfense intellectuelle de ce Canadien, Romand Baillargeon, où l’on apprend qu’en appeler à la foule (tout le monde le fait, tout le monde le pense, tout le monde le dit et Coca-cola est la boisson la plus vendue au monde, c’est bien la preuve…) est un paralogisme, ou que dix ans de croissance à plus 1%, ça ne fait pas plus 10%, et qu’en conséquence, moins 50% sur un pull en mohair et 20% de réduction supplémentaire sur le même pull, ça ne fait pas 70% de réduction, même si vous préférez l’angora.

Ou encore faudrait-il décrypter les pièges du langage, les pétitions de principe, les stratégies de la pente glissante, de la fausse analogie ou de la suppression des données pertinentes, pour en revenir à Confucius et à l’idée que lorsque les mots perdent leur sens, les gens perdent leur liberté.

C’est bien pour cela, qu’il faudrait refonder la pensée critique, vous ne croyez pas ? Renouer avec la passion du débat, comme sur l’agora. Parcourir le monde, regarder l’avenir avec confiance, se donner pour mission d’irriguer les écoles, d’éveiller les consciences, d’œuvrer sans relâche pour que tous les enfants puissent apprendre à penser librement, à construire des arguments, à trouver leurs repères et devenus plus grands, croire à la réalité de leurs désirs, danser sous les étoiles ou mettre au monde une étoile filante, partir en vacances, dormir sur la plage et finalement jouir sans entraves et qu’il soit interdit d’interd...

En définitive, c’est Firmin qui avait raison : ce maudit esprit de 68, on croit s’en débarrasser mais toujours il revient.

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AOC : https://blogs.mediapart.fr/emma-rougegorge/blog/270518/miscellaneous

L'intégrale des trois saisons de Un dîner rue de Solférino est parue et ne manquez pas La passante des Batignolles

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