Un idiot. Voilà tout. Et rien d’autre. Et tout ce qu’on a pu raconter ou inventer, ou essayer de déduire ou d’expliquer, ça ne fait encore que confirmer ce que n’importe qui pouvait voir au premier coup d’œil. Rien qu’un simple idiot.
Claude Simon, Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque.
(1er alinéa, incipit.)
Même au plus fort de mes larmes, j’avais pensé au roman. Le choc a été bien réel, parce que j’avais acheté la maison, investi dans cette relation, voyagé dans l’imaginaire de cet amour incompréhensible et pourtant si fort, si attirant, addictif à tel point que pendant des mois je me suis réveillée tous les matins dans le désir de toi, songeant à la répétition de combien ton désir de moi n’avait paru exister que fugitivement, comme un souffle passager ou une irruption éphémère, et qu’après la Covid et son lot de confinement, d’isolation complète, de fièvre et de peur de sortir, et aussi de trop d’inquiétudes informulées, à la fois pour ma santé et celle de ma mère mais également de ne pas savoir quoi penser de toute cette hystérie mondiale et de cette privation de liberté, après tous ces discours insensés, toutes ces incohérences, non seulement des politiques mais pareillement des conseils scientifiques, les pauvres impuissants, ainsi que cette colère sourde que nous sentions monter dans le pays depuis longtemps déjà, profonde et qui partait d’encore plus loin que les Gilets jaunes, à mon avis, cette angoisse que je ressentais tellement fort, même parmi mes proches pourtant protégés de la misère et du déclassement, de la peur de l’avenir et des lendemains difficiles par un statut social que je ne pourrais pas non plus renier (de toutes les façons), puisqu’à tout prendre il est le mien et qu’il n’est pas facile de se mettre à la place de l’autre, même de façon approximative, eh bien, après toutes ces avanies et aussi ma dépendance qui viendrait, d’une dent en moins, d’une ride en plus et de la déliquescence de mes nerfs qui allait s’accentuant (par la faute de la démyélinisation, ça je le voyais bien), après tous ces renoncements quotidiens, comme les bouteilles de vin et les mégots qui s’accumulaient, les sondes médicales qui s’entassaient elles aussi dans la poubelle car impossibles à recycler, ou encore l’ingurgitation des médocs qui me donnaient parfois la nausée, après avoir enduré, composé, souffert, après avoir voulu composter toute seule toute cette chienlit, avoir cru la réduire en cendres mais finalement l’avoir stockée, bien emmagasinée dans le fond de mon ventre et dans la chaleur feutrée mais pourtant difficile à supporter de l’appartement (son désordre intérieur à elle, aussi suspect que le tien), le voyage s’annonçait comme une délivrance et même si c’était long, ce trajet vers toi qui commençait par un Paris-Nîmes et une pause chez Denis, puis par le tortillard vers Mende qui circulait dans le sillon, entre les arbres, à ne rien voir du tout pendant les deux premières heures (sauf à regarder un film et j’avais choisi Le loup de Wall Street parce que ça durait trois heures) puis à goûter la lente avancée du train qui louvoyait sur le causse, circulant doucement sur la pelouse verte à peine un peu râpée qui annonçait le paysage que tu m’avais fait découvrir la première fois, comme un merveilleux jardin d’enfants si plein de surprises, alors même si c’était long et sans doute inconsidéré, de te prêter autant d’attention ou de vertus, d’en avoir fait un espoir de douceurs sucrées, de câlins et de fous-rires mêlés, cette traversée devenait quand même la promesse d’une trêve, d’un moment de halte, tranquille, en attendant tous ces petits bonheurs que nous allions partager, dans la maison où j’allais me poser, au calme, enfin, avec toi et le chien.
Donc, c’est sûr que le lendemain matin, le coup de ma présence insupportable, ça n’est pas bien passé, c’est le moins qu’on puisse dire.
Pour autant, et comme je le disais un peu avant, au plus fort de mes larmes, je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que je tenais le roman. J’avais commencé par pleurer, puis par m’agiter, surtout, comme le goéland bien englué, mais toute engluée que j’étais dans mon torrent de larmes, la petite voix, la persifleuse, encore une fois la petite voix avait glissé son grain de sel dans ma désolation : Alors là, si ça se trouve, tu la tiens, la trame narrative ! Enfin une trame narrative à te mettre sous la dent, ma belle… c’était géant.
Je ne voudrais pas qu’on y voie du cynisme, j’en serais bien navrée. J’étais réellement dévastée, éplorée, presqu’à ne plus pourvoir respirer, à ne souhaiter qu’à m’effondrer. Une incompréhension totale, la grande dévastation de l’être, la nausée, le néant. Pourtant, le fait est que… Le fait est que tout au milieu de la dévastation et du champ de ruine, le petit germe de la résilience était déjà là, et – ça m’y faisait vraiment penser –, un peu comme celui que j’avais repéré chez mon fils, perplexe, le jour où il avait lâché les vannes et commencé à marteler son matelas de coups de poings désespérés… Quand on a divorcé, avec Patrick, plus précisément le jour où je suis partie, Arnaud s’était jeté sur son lit et avait commencé à pleurer, de plus en plus fort, si bien qu’à la fin, il avait sonorisé l’immeuble entier de ses sanglots. Tout le monde avait l’air compatissant, après, vu que tout le monde était au courant... De la gardienne de l’immeuble, au rez-de-chaussée, jusqu’au couple de vieux schnocks qui logeaient au sixième étage, en passant par la fille du troisième, celle qui, peut-être, allait se proposer pour le consoler, ce cher monsieur Leforestier, si grand, si beau et qui paraissait tellement classe. N’empêche qu’Arnaud hurlait et que ça résonnait : non, trop horrible, trop salaud, je ne peux pas le supporter, je ne peux pas, je ne peux pas, je ne veux pas… J’étais atterrée, piteuse, et je venais de prendre en pleine figure le regard de haine de Patrick, le seul de haine qu’il m’ait jamais lancé, de sa vie et de la mienne, mais là, c’était violent et perceptible. Comment peux-tu ? Comment peux-tu nous faire ça, à moi, à nous, à lui surtout, tu le vois bien, immonde égoïste ? Que tu vas faire trois malheureux, comment peux-tu ? Arnaud continuait de sangloter et à battre le matelas de ses poings, sinon qu’à un moment, au milieu de sa crise de nerf, il a soudain lancé une phrase intrigante, dont on voyait bien qu’il voulait qu’on l’entende, un peu surjouée, d’ailleurs, et que je n’ai pas oubliée :
– J’ai le droit, moi, j’ai le droit d’avoir une enfance normale !!
Il avait onze ans, mon petit garçon, et il était très malheureux, mais le coup de son « enfance normale », ça m’avait rassurée d’un coup : c’était déjà de la résilience. Peut-être même de l’humour inconscient, et il est vrai que sa colère contre moi allait le soutenir pendant encore quelques années, avant le grand pardon. La psychologue l’avait dit, d’ailleurs : le seul truc qui serait inquiétant, c’est si les enfants devenaient tout raides et qu’ils ne parlent plus. Dans ce cas-là, vous m’appelez d’urgence, mais tant qu’ils s’expriment, vous verrez bien… Et je venais de l’entendre, mon fils, car il avait mis en place sa petite barrière personnelle, son barrage contre le Pacifique et son petit sursaut d’égoïsme, alors tout irait bien…
Moi c’est pareil : un sursaut d’égoïsme pour chaque blessure, un rire pour chaque dommage. Quelquefois les gens vous disent : « Ah quel humour ! C’est déconcertant, ce sens de l’humour, cette permanente ironie, comme si rien n’était jamais sérieux ». Ce qu’ils ne voient pas toujours, n’empêche, c’est que c’est une défense, tout ça. Une défense d’éléphant, ne citadelle imprenable, construite depuis l’enfance et sans doute à l’insu de mon plein gré. Ce n’est pas volontaire, c’est inhérent, aucun mérite là-dedans, mais ça carapace tout. Et j’ai peut-être bien raison, d’ailleurs, parce que dès qu’elle se fendille, la carapace, dès que la faille s’agrandit et qu’on peut se reposer, enfin dans la joie, le bonheur, la certitude d’être aimée ou l’incroyable légèreté que fait naître en vous le sentiment amoureux, comme si vous deveniez Cendrillon ou la Reine des neiges, il y a toujours un moment où, paf, tout explose et il faut la recoller d’urgence, la carapace, lui mettre un sparadrap dessus, sinon, ouille, ça fait trop mal…
Alors dès qu’il l’a prononcée, la phrase de la présence insupportable, j’ai cherché tous les sparadraps, à toute vitesse et à en dérouler des kilomètres… Un, je ne l’aime pas tant que ça. Deux, il n’est pas si beau que ça. Trois, il a les oreilles décollées et sa coupe de cheveux est naze, trop long sur le cou, ça fait campagne ou banlieue, ou alors un peu comme un clodo sans dents. Quatre, il a pris un coup de vieux, avec sa main, son dos, son ostéoporose et en plus il ronfle. Au moins un peu. Cinq, il est nul au pieu, la plupart du temps. Six, la gauche ça va bien, mais, là, c’est carrément un dangereux anarchiste, ce mec, et sa relation avec son chien, le pompon. Quand les autres disaient le punk à chien, il y a du vrai… Au début je ne le voyais pas mais quand on a traversé ce village, près de Montauban, l’air qu’il avait, à tenir la laisse de haut… Tout fier de sa hauteur et comme si rien ne comptait plus que l’admiration des autres pour son chien... Et à Paris, avec ses chaussures éculées et son visage marqué, on aurait dit que les clodos le reconnaissaient, savaient qu’il était des leurs... Moi, ils me demandaient tout le temps une pièce, mais à lui jamais, aucun de ces gars qui traînent à la Villette, les camés, les paumés… Sept, d’accord, d’accord, le travail ne compte pas tant que ça mais l’oisiveté, c’est quand même bien louche, non, et mine de rien, ça ne nous explique pas ce qu’il fait de toutes ses journées… Huit, ce qui compte, c’est le bail, après tout, l’investissement locatif, et peut-être que j’arriverais à la revendre, la maison ? Neuf… et si je repeignais le couloir avec de la peinture Farrow and Balls, ce serait la grande classe, non ? Ammonite, Purbeck Stone ou Mole’s Breath (les gris gustaviens, comme chez les Scandinaves), très à la mode, et avec des meubles vintage, qu’est-ce qui irait le mieux ? Ou alors… Dix, un roman !! Oui, c’est ça, un roman. J’écris toujours des trucs trop courts et qui ne s’enchaînent pas, alors que là, à moi la trame narrative… On ne s’en occupe pas pour l’instant, trop tôt, il faut d’abord le vivre, c’est important, mais on va essayer d’en profiter et dès que tu reviendras à Paris, c’est ça, tu te mettras au roman… En plus, ça te fera de l’occupation, parce que les rapports administratifs, qu’est-ce c’est chiant… Moi, ce que j’aimais bien, dans le boulot, c’était les gens, le management, le vivant, mais alors les rapports… En attendant, téléphone vite à tout le monde, ils vont t’aider, ça te fera un bien fou que tout le monde soit gentil avec toi… Ensuite, concentre-toi bien sur les enduits de la cheminée, les trous dans les murs, les portes, les fenêtres… Avec les pierres qui manquent, cela dit, le mieux ce serait un trompe-l’œil, pourquoi pas ? Les pierres, hi, hi, bonne idée… Un trompe-l’œil, bonne idée… Et le rosier, aussi… Diantre, j’allais oublier le rosier… Tu prends le sécateur et tu le tailles, tu le tailles bien, et clac, sans hésiter et sans pleurer. Tu vas voir, Louise, ça va aller… Après le déni et la colère, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait s’arrêter là… La vengeance, finalement, ce n’est pas fait pour les chiens.
En gros, je l’ai fait et suis très heureuse de l’avoir fait, ça m’a bien aidée. Sinon que ce n’est pas anodin non plus, l’écriture, que parfois ça vous joue des tours et ça dérape. Quand ça sort de vous, on ne peut plus s’arrêter, alors il faut finir, faire en sorte que le dérapage soit contrôlé ou sortir de la voiture en flammes avant que tout explose.
Par exemple, j’ai ôté les sparadraps, un à un, chaque fois que j’arrivais à l’avoir au téléphone… Il fallait insister, mais parfois il répondait. Un, j’aime bien comme il parle, j’aime bien sa voix. Au début, je la trouvais un peu trop aigüe, pas assez grave, j’étais surprise, un peu fragile aussi, mais c’est ça, le charme, la fragilité, on se laisse bercer, on aimerait que ça continue… Deux, c’est bien, ce qu’il dit, j’aime bien comme il explique… La fac expérimentale de Vincennes, celle de Soixante-huit et qu’ils ont fait raser au début des années quatre-vingts, je n’y aurais jamais pensé. Il aurait voulu y aller, c’est ça qu’il lui aurait fallu, disait-il, ou alors berger. Trois, ça m’enrichit, cette relation avec lui, de plein de choses que je ne savais pas, ou plus… Comme les arbres, les rivières, le ciel par-dessus nos têtes, à nous prélasser dans l’herbe et à nous effleurer… Et léger, le pique-nique, seulement deux pommes, une tomate, des noisettes et du fromage… De l’eau fraîche, c’est si bon, de l’eau fraîche… Enfin, c’est bon quand on a soif… Quand on a moins soif, rien ne vaut le champagne ou le vin rouge, d’accord, mais quand on a soif, l’eau c’est délicieux… Quatre, quand il veut, il fait quand même bien la cuisine, qu’est-ce que j’aime bien ça, les hommes qui font la cuisine… Cinq, et le café du matin, dans le hameau, quand il faisait le café sur la vieille gazinière et que je le voyais, de dos, en descendant l’escalier ? De belles jambes et de jolies fesses, tout de même. À cette époque des débuts, il circulait souvent à moitié à poil, faut dire… Et ce geste, là, qui soulevait le tee-shirt ou la chemise ouverte ? Pourquoi il ne le fait plus ? Pas musclé, mais il est tout fin, son ventre, j’aime bien ce coin-là, chez les hommes, je trouve ça émouvant, c’est ça, émouvant… Six, c’est pour ça que son charme, il venait de là, et de temps en temps, il le disait lui aussi, pas souvent, mais quand même, tu as de très jolis seins, ça m’impressionne, on dirait qu’ils sont tout jeunes. Tout petits, et intacts dans leur douceur et leur blancheur, comme du blanc-manger, pas comme ceux des peroxydées… Alors, sept, pourquoi ça n’était pas possible, pourquoi pas le sexe, non, pourquoi pas de sexe, comme il l’avait dit la première fois, avant de se raviser. Un peu, un tout petit peu, comme un mirage, comme un effleurement… Si léger, c’est ça, il est si léger… Comme l’amant sans domicile fixe du roman de Fruttero et Lucentini, exactement pareil ou je rêve ? Et huit, j’aime bien sa main. Une patte forte, avec une drôle d’attache sur le poignet, un angle très rond, oui, c’est ça, un drôle d’angle très rond… Alors, neuf, j’aimais bien cette légèreté, cette disponibilité, tout le temps, parce qu’au début, il me répondait tout le temps, ouiiii ! Il ne disait jamais allô, il disait ouiiii ! Et sur les vidéos il me regardait, on aurait dit très heureux, et avec le geste qui soulevait sa chemise, ça se voyait… Alors, pourquoi l’amour… S’éteint toujours, au fond du cœur, comme le susurre si bien Henri Salvador ? C’est sûrement pour ça que j’ai tant rêvé mais je craque vraiment sur les petits matins qui n’ont ni rime ni raison… Et aussi que j’aurais tant voulu le connaître, le pourquoi, le comment… Et, pareil, je n’ai jamais compris non plus pourquoi il faut… Grimper si haut… Pour voir, sa vie… Vous me direz que ça fait un peu midinette, comme le jardin d’hiver, les dentelles et les théières, mais j’aurais pu faire pire, bien pire… Quand je suis sortie du village d’à côté, cet été sous une chaleur de plomb, je ne mens pas… De la maison délabrée qui faisait le coin de la sortie du village, avec le linge qui pendouillait comme une caricature qu’on dirait le sud et dont les fenêtres ouvertes laissaient échapper le son d’un disque qui braillait, littéralement ça braillait, à la sortie du village et toutes voiles dehors, j’ai failli m’évanouir : Fai-sons l’a-mourr, avant de nous dirradieu !!! Fai-sons l’a-mourr… Comme si c’était la dernière fois, la dernière fouâ, toi et mouâh… Alors là, je sanglote ou j’éclate de rire, et voilà dix, on est rendu… Dix, c’est ça, dix…
Donc, je vais m’arrêter, sinon ça va me faire du mal à nouveau. L’idée du lendemain qui ne veut pas dire son nom, toujours lui, ça me dévaste... Brisons-là, fermons les écoutilles et let’s go... En route, comme dirait Huysmans, en route pour le grand dérapage...