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Billet de blog 26 septembre 2020

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♦ Confessions de la pigiste

Le bLog et moi 6 : Coming out.

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Confessions de la pigiste

Maxwell sauva la situation en proposant l’habituelle solution de paresse,
à savoir « la constitution d’un groupe de travail qui explorerait la situation
 et en présenterait,
 à une commission ad hoc,
 à constituer ultérieurement et composée des délégués des gouvernements,
 un avant-projet spécifique de propositions concrètes constituant les grandes lignes d’un programme à long-terme d’actions systématiques et coordonnées
en faveur des buts et idéaux de la Société des Nations ».

Albert Cohen, Belle du Seigneur

S’il faut donner quelques détails sur mon pedigree, et pour qu’on comprenne bien toute la magie ou le sel de l’histoire, disons que je me prénomme Louise, et croyez-bien que je mens, que je suis haut-fonctionnaire ou, pour sacrifier à la tendance, haute-fonctionnaire, ancienne élève de l’ENA et accessoirement décorée de la Légion d’Honneur et de l’Ordre national du Mérite. Me faire embaucher comme pigiste à Cake News était donc une sérieuse opportunité pour moi.

En 2018, j’étais en route pour le placard. Un article de journal avait bien suggéré qu’il ait pu s’agir d’un règlement de compte orchestré par le directeur du cabinet du ministre des comptes publics, mais il n’en était rien et je crois que c’était plutôt un effet de l’incurie administrative ou, sans doute plus justement, du sur-encadrement de la fonction publique et de ses conséquences. Les gens peuvent gravir assez vite les échelons, chef de bureau, sous-directeur, adjoint au directeur, parfois même directeur général et, à la fin, comme il n’est pas question de les envoyer à la retraite sous peine de plomber les comptes de la Nation, on ne sait plus quoi en faire. Bon, s’ils ont été ministre ou s’ils ont suffisamment grenouillé dans les cabinets ministériels, on pourra aisément les faire passer allègrement de la Santé à la Culture ou de la Défense à l’Agriculture, sans même regarder leur CV (comme s’ils savaient tout faire, en quelque sorte) mais, pour tous les autres, on ne sait plus quoi en faire et le CV n’est d’aucun secours, pas plus que le parcours réussi, vu qu’il n’y a plus de postes. Un peu comme dans le privé à partir d’un certain âge, d’ailleurs, la plupart de mes amis étant également au placard, en voie de licenciement ou au chômage, chacun n’ayant plus qu’à compter le nombre d’années qui lui reste avant d’atteindre l’âge de la retraite, joli paradoxe au moment où ce dernier recule. Dans le public, pas de transaction en tous les cas, et le placard est très souvent un endroit où l’on rédige des rapports qui n’intéressent pas grand monde (ou alors seulement pour caler le pied de la chaise, comme le font régulièrement observer quelques plaisantins). Et l’on y reste le plus longtemps possible, parce que le tragique de l’histoire est que, plus on reste longtemps, plus les droits à pension augmentent.

Cela dit, ne vous y trompez pas, ça demande une énergie considérable : somme colossale d’entretiens et de rendez-vous à organiser, pléthore de documentation, collègues irascibles et injonctions paradoxales de la part de tous les cabinets ministériels, informatique qui plante et il faut tout recommencer, tout ça dans des délais contraints, bien évidemment. C’est juste le sens, ou l’utilité sociale, qui fait douter, alors forcément c’est déprimant.

Début 2018, je n’y étais pas encore, j’étais juste sur un siège éjectable, mais quand on dirige une quelconque structure posée sur ledit siège, il ne reste plus guère qu’à expédier les affaires courantes, ce qui fait que l’on récupère quelque chose qu’on avait oublié depuis des lustres et qui s’appelle… du temps. Or, le temps s’est dilaté, cette année-là, il m’a laissée seule et démunie, plombée par un sentiment de vide que je ne savais plus comment combler, et c’est pour ça que j’ai repensé à cet abonnement et à ses implications. J’avais vu qu’il y avait un espace de blog et qu’on pouvait apprendre « pas à pas ». Je m’étais dit, ah, tiens, quand j’aurai le temps.

C’est au moment de l’affaire Bettencourt, que je m’étais abonnée, je n’avais pas pu résister. J’avais envie de savoir, d’écouter les enregistrements du majordome, d’entrer dans l’intimité de cette famille richissime jusqu’au vertige, de comprendre comment ils se comportaient, ce qu’ils pouvaient dire d’ineffable, quelle était leur psychologie d’extraterrestres. Moyennant quoi, ils étaient comme tout le monde sauf qu’ils étaient très riches, à dire autant de platitudes et de conneries que les autres (à mon avis), la palme revenant au gestionnaire de fortune de la douairière, qui voulait qu’elle lui paye un bateau, c’est-à-dire un yacht qu’il aurait sans doute amarré sur l’île Moustique ou près d’une quelconque de ces destinations luxueuses et secrètes qui font rêver les foules. Il était tellement plouc, ce type, que c’en était à se demander comment des ascensions pareilles sont possibles, parce qu’on pense toujours que l’accès à l’argent est une affaire de mérite (ou qu’on ne peut pas s’empêcher de le croire un instant), alors qu’à l’évidence, c’est tout le contraire. Plus un zeste de hasard, peut-être. En ce qui me concerne, en tous les cas, je ne me cherche aucune excuse, c’était très clairement du voyeurisme. L’argent, le cul, la politique, il faut bien reconnaître que c’est très efficace, inutile de le nier. Avec la pauvreté, l’abstinence et l’amour de son prochain, on peut aussi tenter quelque chose mais la cible me paraît plus limitée et il faut bien que tout le monde vive.

Cette année-là, je me suis donc régalée avec les tribulations de la famille Bettencourt à Neuilly-sur-Seine, pour apprendre également que le ministre de l’économie, celui qui m’avait fait pleurer sur la nécessité de contenir la masse salariale de tous les ministères dépensiers et de leurs établissements publics, ne connaissait pas la définition du conflit d’intérêts, le truc que n’importe quel péquenot de fonctionnaire est sommé de comprendre dès lors qu’il passe en formation disciplinaire (à ne pas confondre avec la prise illégale d’intérêt qui, elle, relève des vrais tribunaux). Puis, sans que Mediapart fût cette fois pour quelque chose dans ce deuxième accès de voyeurisme, j’avais enchaîné sur le road movie de cette fin de l’été 2010, à savoir le bus de l’équipe de France de football coincé en Afrique du sud, avec comme happenings hilarants la demande en mariage formulée par Raymond Domenech, comble du kitch et de l’indécence, ou le surgissement de Franck Ribéry, en short et claquettes, sur le plateau de Télé-Foot, drôlissime et que même Les Inconnus n’auraient pas pu inventer. Je ne dis pas que cette activité de voyeuse avait comblé le vide de ma vie d’alors, mais elle avait occupé mes vacances. Par la suite, je n’ai lu le journal qu’occasionnellement, tout en maintenant l’abonnement, un peu par principe et parce qu’un journal indépendant, quoi qu’on pense de sa ligne éditoriale, c’est tout de même très précieux.

Huit ans après, comme j’avais donc plus de temps, j’ai fini par ouvrir le blog d’Emma Rougegorge, apprentie de l’écriture. Emma Rougegorge, c’était pour que cela résonne un peu comme Adèle Blanc-Sec, l’héroïne de Tardi bien déjantée, et l’affaire de l’apprentie, c’est parce j’ai cherché une catégorie socio-professionnelle, une CSP, pour dire que je ne me prends pas au sérieux, ou tout au moins je ne crois pas. Je sais que d’autres font de l’étalage, écrivain, artiste, poète, penseur ou grand voyageur, que des trucs un peu valorisant dans un certain cercle, mais je ne me voyais pas préempter la définition de ce que je ne suis pas pour de vrai, pas plus que je ne voulais faire étalage de ce qui serait un peu vrai et qui ne me plaît pas tant que ça. Si j’avais fait les présentations avec plus de franchise, j’aurais coché beaucoup de cases qui ne me ressemblent pas, comme celle de cette école que le monde entier nous envie, sauf que je ne l’ai pas dit, parce que c’est finalement assez mal porté (en fait, c’est l’école que tout le monde veut supprimer) et qu’il est difficile d’échapper à la taxinomie sociale.

C’est un truc auquel on n’échappe pas, la taxinomie sociale, pas plus qu’à la rhétorique du même et de l’autre. Les Blancs/les Noirs, les hommes/les femmes, les jeunes/les vieux, les riches/les pauvres, les ouvriers/les paysans, le public/le privé, les titulaires/les contractuels, les agrégés/les certifiés, les ingénieurs/les littéraires, les X-Mines/les X-Ponts, les X-Ponts/les Ponts, les vrais Supélec/les faux Supélec, l'ENA/pas l'ENA, les Grands corps/la valetaille, Bercy/les vrais gens, le Conseil d’État/tous les autres, ça se décline à l'infini. Ça n'en finit jamais et, quoi qu'on fasse, on est toujours l'autre de quelqu'un ou le torchon de sa serviette. Je pense même que la dichotomie augmente, comme l’entropie, et que, pour le coup, les réseaux sociaux y sont pour quelque chose, parce que les débats y sont toujours très binaires : pour ou contre, mais rarement dans la nuance. Même si c'est aussi une tradition bien française, qui permettait à ce Jules de la IIIe République d'aller dire devant le Sénat qu'il était profondément démocrate et profondément républicain, puis d'aller répéter devant la Chambre des députés qu'il était profondément républicain et profondément démocrate (en même temps, mais pas avec les mêmes accents). Quant aux politiques de notre temps, j’en ai beaucoup voulu à Nicolas Sarkozy de ses « clivages clivants », mais il faut bien constater que ça ne s’est pas arrangé par la suite, la fin supposée du clivage gauche/droite et l’idéologie de la synthèse décomplexée n’ayant guère contribué à raccommoder la société, bien au contraire. Alors, si je dévoile un peu trop mon pedigree, et quel que soit vraiment l’endroit d’où je viens, quels que soient les failles et les échecs, je serai estampillée sans nuances comme une bourgeoise et une social-traître, ça ne fait pas un pli. Même si je remonte à ma famille, que je raconte le camping et que je vous chante alors on regardait les bateaux, on suçait des glaces à l’eau… Avec mon père, ma mère, ma… euh, mon frère. Pas du tout le genre de truc que l’on ose avouer, dans cette école, et certainement pas qu’on regardait Guy Lux à la télé dans le courant des années soixante-dix. Pour faire un tabac au grand-oral, mieux vaut savoir que Fidelio est le seul opéra de Beethoven et dire que, toute petite déjà, on avait une passion pour Montesquieu.

Un bagage d’apprentie, au moins, ça ne dit rien sur moi et c’est plutôt mon ramage, j’en suis certaine, qui finira par primer sur mon plumage : c’est ce que je m’étais dit avant de sauter dans le grand bain, un peu échaudée tout de même par la réflexion de l’un de mes enfants : – Tu vas te faire massacrer.

Je ne me suis pas fait massacrer, pas par là où je l’attendais, en tout cas.

À suivre...

Prochain épisode : Au pire, qu'est-ce qu'on risque ?

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