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Billet de blog 20 janvier 2021

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♠ Secrets et mensonges, gare de l'Est

13. Ce n'était pas la question mais c'est ma réponse.

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Gare de l’est, en route pour la gloire

– Ce n’était pas ma question
– Oui, mais c’est ma réponse

 George Marchais à Jean-Pierre Elkabach, 1981

Gare de l’Est, je voyage en Première. Je voyage en Première parce que les trains à soldats (désolée pour les soldats), ça va bien une fois. Je voyage en Première à mes frais, je vous rassure, parce que j’ai toujours été très soucieuse des deniers publics.

Je voyage en Première, aussi, parce que je suis aveugle. Ou presque. Ce qu’il y a de bien, dans le presque, c’est que ce n’est pas exactement aveugle. À mon avis, ça fait une grande différence. Je ne vois presque rien, mais ne presque rien voir, ce n’est pas exactement ne rien voir du tout, c’est une différence de degré, pas de nature. Il faut en avoir fait l’expérience, pour comprendre.

Alors j’appelle le préfet.

À l’ENA, dès qu’on est certain de son affectation, on appelle le préfet. Après on fait le stage, après un autre stage, si possible à l’étranger, et enfin on retourne à Strasbourg. À l’époque, on passait un peu de temps à Paris, aussi, mais finalement, tout le monde s’est aperçu qu’une école à deux endroits, ça coûtait plus cher qu’une école à un endroit. Aujourd’hui, c’est seulement à Strasbourg.
– Monsieur le Préfet, je suis navrée, mais je ne sais pas comment ça va évoluer. On m’a fait un scanner, et des examens dénommés « potentiels évoqués » (j’adore ces mots, potentiels évoqués) mais, pour tout vous dire, on me laisse craindre une sclérose en plaques.
– Je comprends.
– On doit me faire passer une IRM, prochainement, et je ne vois plus grand-chose.
– Je comprends.
– Je sais que je dois venir lundi, et en principe…
– Soyez à neuf heures dans mon bureau.
– J’y serai.

Ça a l’air brusque, c’est vrai, mais il n’empêche qu’on s’est bien entendu, avec ce préfet… On s’est rudement bien entendu. De nous deux, il n’y a que moi pour le dire car il est mort, ce préfet, il est mort et j’ai pleuré le soir où son corps a frappé le bitume, pour rien, j’ai pleuré parce que tout le monde pouvait le voir, à la télévision, pour rien, son corps qui venait de frapper le bitume… Et peut-être aussi que ses enfants l’ont vu, qu’ils ont vu cette image de leur père qui venait de frapper le bitume, et j’espère bien que non, qu’ils ne l’ont pas vue.

Je lui avais fait un beau discours sur Jean Moulin. Sur Jean Moulin, en tout cas, je lui avais fait un beau discours. Un discours qui lui avait plu et qui ne commençait pas par « Entre ici, Jean Moulin»…

Le jour où j’ai quitté la préfecture, il m’a posé une question tout à trac. Il aimait bien les questions bizarres. Par exemple, il faisait des tours de table en réunion : « Est-ce que vous préférez la crémation ou l’inhumation ? » Et tout le monde devait trouver quelque chose à répondre. 

Vous vous feriez inhumer, vous, ou créma…

Cramer ?

Incinérer ?

Ce jour-là, il me demande :

– Quel est votre premier souvenir politique ?

Qu’est-ce que je réponds ?

Qu’est-ce que je vais bien pouvoir répondre, sachant que je ne suis pas une demeurée, ni une ignare, non plus. Les souvenirs politiques, je sais ce que ça veut dire. Quand je faisais encore une thèse d’histoire, ou tentais de l’avancer, je savais un peu.

Une génération politique est une génération marquée par un événement qui intervient au moment où elle accède à la conscience politique.

Non, pas René Rémond. Son successeur à mon avis, et ce n’est pas dans le texte, non plus, mais depuis que Sarkozy a récupéré Jaurès, je ne suis plus très regardante sur les citations.

D’accord, mais moi, quand je suis arrivée à la conscience politique, c’était en 1981. J’avais 19 ans. Le lendemain du second tour, je me souviens bien, on braillait comme des fous, dans la cour du lycée. On brandissait Libération et on braillait comme des fous. On se congratulait, on s’embrassait, on était hystériques… Même le gros Chapotaud m’a embrassée. Il en a profité, le bougre, la peste soit du maraud.

La veille, rien qu’à y penser, rien qu’à repenser à cet instant magique où la calvitie de Giscard est devenue sans prévenir le front de Mitterrand, on ne se sentait plus de joie. Tata Jeannie en était figée de surprise et sa bouche dessinait comme un genre de cercle à bulles, Ohh, Ohh, comme les poissons. Le lendemain, c’était le matin de l’écrit. J’allais me planter sur Du Bellay (Les Regrets), mais je ne le savais pas encore. La peste soit du maraud. Comme toute la khâgne de Lyon, j’avais voté PSU au 1er tour, et Mitterrand au second…

Et oui, Huguette Bouchardeau passait au premier tour, dans la khâgne de Lyon, parfaitement. Et Arlette arrivait deuxième. Tu te rends compte, Arlette, t’arrivais deuxième, comme Poulidor.

Est-ce que ça a tant changé, d’ailleurs ? Même la fille de Myriam, la belle Morgane qui rêve de piercings ou de collagène selon les jours, qui charbonne ses jolis yeux mauves de fards à paillettes et qui redouble sa seconde dans un établissement privé de tout premier ordre, même la fée Morgane, qui n’a pourtant pas la conscience politique chevillée au corps, lui a dit ça, l’autre jour : – Tu vois, maman, si je fais le décompte de tous les mecs de ma classe qui voteraient à gauche s’ils avaient le droit de voter, dans trente ans, c’est tout bon. Voilà qui est tout de même de nature à nous tranquilliser le père François… T’inquiète François, ton électorat a de la ressource, il suffit d’attendre la relève.

Sauf que je ne peux pas lui dire, à ce préfet. Je ne vais pas lui répondre platement Génération Mitterrand, Poulidor, ni que j’ai toujours voulu voter Rocard, qui ne se présente jamais et maintenant, en plus, il est mort. Encore moins lui dire que j’adore Daniel Cohn-Bendit, d’autant qu’il a mal terminé, c’est un peu le problème avec les souvenirs, mais disons qu’à cette époque, j’adorais Cohn-Bendit. Dany mon amour, personne ne peut comprendre, ça sonne beaucoup moins bien qu’Hiroshima. Et Poulidor, c’est encore pire. Sans compter que pour ma note de stage, ce n’est pas bon. Non je ne crois pas que ce soit une bonne chose.

Alors je trouve un truc. Un truc un peu limite, c’est vrai, un truc qui me ramène bien en arrière…

Quand j’avais dix ans.

Quand j’avais dix ans, j’avais un souvenir politique…

Quand j’avais dix ans, j’adorais Jacques Chaban-Delmas.

Entendons-nous bien, soyons clairs, j’adorais Chaban-Delmas imité par Thierry le Luron. Chaban classé au tennis, quand il allait rencontrer le Shah de Perse et qu’il faisait du gringue à la Shabanou. On a les souvenirs qu’on peut, d’accord, mais le tout est de bien s’en servir. Par exemple, éviter de se lamenter parce qu’on a regardé Guy Lux à la télé trop longtemps et qu’on aurait pu employer toutes ces soirées à lire Les Méditations. Donc je lui parle de Chaban (pas de Thierry le Luron, évidemment), et là, miracle :
– Ah, mais vous savez peut-être que j’ai été le directeur de campagne de Jacques Chaban-Delmas…
– Ah non, pas du tout.

Alors là, pas du tout, juré craché.

Juré craché, merci Guy Lux !

Bon, à part ce moment un peu sur le fil du rasoir, tout se passe vraiment très bien. Les huissiers de la préfecture, ceux qui, au sens propre, ouvrent et referment les portes, sont rudement gentils.
– Monsieur Gomez, vous pourriez m’accompagner, s’il vous plaît ? Parce que, pour tout vous dire, je suis abominablement myope. Mais alors myope, je ne vous dis pas. Elle est où, cette salle de réunion, d’autant plus que je n’ai aucun sens de l’orientation…
– Vous, les femmes…
– Oui, tout à fait (j’adore son accent zézayant). Vous avez bien raison, les femmes n’ont aucun sens de l’orientation. No sens of direction. Et moi, de ce côté-là, on peut être tranquille, je suis une femme, on est d’accord.

Comme une femme, j’avance à petits pas ce jour-là. Ce jour-là, je suis une femme et je n’ai pas le sens de l’orientation. Ni dans l’espace, ni dans le temps. J’avance à petits pas, j’avance à reculons. J’avance un peu sur le côté, en biais, puis je repars…  Je trouve toujours la salle de réunion, grâce à Monsieur Gomez.

C’est un monde beaucoup plus sexué que celui d’avant. Par exemple quand je cherche à allumer une cigarette en sortant de la réunion, tous les porteurs de briquets me tendent le leur. Quand on y fumait encore, essaye d’allumer une clope dans une salle de profs, pour voir. Je ne te garantis pas les mêmes effets de boutons de manchette. Je ne sais pas lequel choisir tellement ils sont si prévenants et si fiers d’être si rapides. Alors je souris.

Je les regarde et je souris.

J’applique avec zèle et enthousiasme la technique de Jeanne Moreau dans le film Nikita. Au moment où de sa voix à elle, de sa voix langoureuse et qui rocaille un peu, qui lentement s’attarde et se détache sur les syllabes, elle dit : « On sourit, quand on ne sait pas. »

Quand on ne sait pas, on sourit. Ça ne nous rend pas plus intelligentes, non, c’est certain, mais… c’est tellement plus agréable pour l’interlocuteur.

J’adore ce conseil, c’est tellement plus agréable pour l’interlocuteur… Depuis que j’ai compris ça, depuis que j’ai compris que de toutes les façons on ne peut pas gagner au jeu de l’intelligence, qu’on s’épuiserait pour rien, je vais beaucoup mieux. Alors je souris. Ça durera ce que ça durera. Un jour, je serai bien vieille et ça ne fera plus aucun effet à personne, mais comme je ne m’en apercevrai pas, tant pis, je continuerai à sourire, de toutes mes rides et de tout mon dentier, de tout mon vieux visage raviné.

Pour l’instant, ça va.

Je souris, je m’assieds, je prends des notes, je suis très gentille. Je prends des notes avec le peu de vue qui me reste et tout se passe très bien. Je prends des notes sur tout, sur les déviations, les rocades, les giratoires, sur la DUP et le SDAURIF, les PALULOS, la DDE, la DDASS, sur la PJJ, sur le DSPJ… Je reconnais bien la syntaxe, c’est du français, mais je ne comprends pas les mots. Je ne déchiffre les sigles qu’après coup, mais ce n’est pas trop grave, je finirai bien par savoir de quoi il s’agit car je me suis trouvée un décrypteur. Et oui, un peu comme Monsieur Gomez pour l’orientation…

Le décrypteur, c’est le chef de cabinet (à ne pas confondre avec le directeur du cabinet) et il décrypte tous les messages. Le chef de est beaucoup plus sympa que le directeur du. Par ailleurs, l’administration française est pleine de chausse-trapes et c’est comme ça. C’est comme la langue française, l’administration. On ne pourra pas tout refaire, on en reste très fier. On est surtout très fier d’avoir accès à une parcelle de ce qu’on en comprend car elle est là pour aider à comprendre les règles qu’elle a elle-même édictées, qui se sont empilées et que plus personne ne comprend. Et encore, je ne te parle même pas des directives européennes sur la dimension des boulons de tracteur…

Donc, le jour où j’ai dit au chef de, tout en le trouvant fort guindé (à la limite de l’obséquiosité et plein de componction), quand je lui ai dit que j’étais étonnée car je croyais que la stagiaire n’avait pas le droit d’aller regarder le rapport de stage de ses prédécesseurs, comme ça, pour se faire une idée, il a gardé son air guindé.

Il a gardé son air guindé et il a pris une grande inspiration :

– C'est-à-dire que non, on n’a pas le droit. Enfin, à ma connaissance, autant que je peux m’en souvenir, une seule stagiaire a essayé un jour…
– Ah bon ?
– Oui, une des stagiaires est allée regarder dans le rapport de stage de son prédécesseur…
– C’est vrai ?
– Oui c’est vrai.
– Et alors ?
– Eh bien, à mon grand regret, elle a été changée en citrouille !

Là, je ne souris plus, j’éclate de rire et il a perdu son air guindé. J’ai toujours aimé ce moment des premières rencontres. Celui où l’on croit que les gens sont ce qu’ils paraissent et puis, non, ils sont autrement. La surface lisse de son visage est devenue mon amie, il me traduit tous les sigles et c’est mon copain. Je lui ai même dit que j’étais un peu aveugle et il m’aide. Il fait un peu le stage à ma place.

Merci à lui, merci à Guy Lux, à monsieur Gomez et à la citrouille.

A suivre

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Prochain épisode : Les chevaliers de la Table ronde

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