La version des filles
Oh les filles, oh les filles,
Elles me rendent marteau.
Oh les filles, oh les filles,
Moi, je les aime trop.
Au Bonheur des Dames, 1972
Quant à la réaction des filles, elle avait été unanime. Unanime à l’unanimité, toutes générations confondues. C’était violent, et pas grand-chose à en dire de plus. Aucune prise sur rien d’autre, mais c’était violent, c’était même insupportable, ces mots de la présence insupportable.
– Non, mais ce n’est pas moi, tu comprends, pas moi, c’est juste ma présence.
– Ah oui ? Oui mais quand même, c’est violent.
– Tu trouves ?
– Ah, oui, je trouve, très violent. La tête que tu devais faire… Et après tout ce que tu avais… Comme tu avais attendu, aussi, et comme on voyait bien que ça te rendait si heureuse, cette histoire de la maison et du chien…
Au salon de coiffure, même son de cloche. Mon dieu, mais c’est d’une violence, s’était pareillement exclamée Nathalie, c’est violent, non mais alors, c’est d’une violence, vous ne trouvez pas, madame Rougegorge ?
– Ah si, oui, personnellement, je trouve aussi, mais bon, oui, je veux bien une petite crème démêlante et, par rapport à la dernière fois, si c’est possible, la mèche un peu plus courte sur le devant, mais moins de dégradé sur le dessus et…
– Mais qu’est-ce que vous allez faire, alors ? Moi, je lui dirais basta, à l’autre, à dégager. J’espère que vous allez le lui dire, au type, dégage !!
– Euh, peut-être pas tout de suite…
– Ah non ?
– Non.
– Ah bon ? Mais alors…
– …
– ?
– Euh, oui.
– Houlà, c’est encore plus grave que je ne le pensais. Pas mal, la couleur, non ? Je vous montre avec le miroir, pour que voyiez derrière…
– Oui, c’est parfait, très réussi. (On ne sait pas bien à quoi ça peut servir, ni pour qui, mais c’est très réussi). Merci, Nathalie, à bientôt
– Oui, à bientôt, vous me raconterez la suite la prochaine fois. Vous avez toujours de ces trucs à raconter, vous alors, c’est pas ordinaire…
Les autres aussi, elles avaient toutes dit ça, que c’était de la violence et que la violence des mots, ça existe. Qu’il y a l’art et la manière. Que quand ça se passe comme ça, c’est comme une négation de l’autre, qu’on n’existe plus. En amitié comme en amour, avait expliqué Sylvie. Comme quand ta meilleure amie te dit soudain qu’elle ne veut plus te voir, jamais, et que tu ne sais pas pourquoi. Et qu’elle dit encore, ou plutôt qu’elle te fait passer le message, que c’est à cause de tes ondes négatives. Il y a tout un mouvement, en ce moment, ne laissez pas les autres détruire votre karma. Tout ce qui vous met mal à l’aise, tout ce qui est mauvais pour vous, ne nécessite aucune explication. C’est l’équilibre de votre être, qui est en jeu, alors pas besoin d’explications, coupez tout de suite le cordon de ce qui vous fait du mal…
– Elle est dudéiste, ta copine ?
– Quoi ?
– Le dudéisme, c’est un courant (très marginal, tu me diras), qui pratique le lâcher prise. Un art de vivre, en quelque sorte, qui consiste à ne pas s’en faire, à déambuler en peignoir, à jouer au bowling, à boire du rhum ou de la bière… Ou, non, enfin, pas exactement, mais tu vois le genre…
– Oui, je vois le genre. Elle, c’est plutôt de la sophrologie avec des huiles essentielles, mais on peut se demander si ça ne revient pas un peu au même. En tous les cas, c’était violent, ce qu’elle m’a fait… un truc à te plonger dans la dépression un bon moment. Ou alors un doute insupportable : si tu ne peux plus te faire confiance sur la qualité de ta relation à l’autre, par la suite tu ne fais plus confiance à personne ? Et en rien, tu ne crois pas ?
– Si, et je crois le lui avoir dit, d’ailleurs. Je ne m’en souvenais plus, mais c’est même la première chose que j’ai dite, je crois… La confiance, boum, à zéro, la confiance…
Enfin, sur un autre registre, même tata Jeannie avait dit quelque chose de remarquable. Avant de se retourner, d’ailleurs, très étonnant :
– Ben, quand même ! Tu n’as pas besoin de ça, non ? C’est quoi, ce truc qui ressemble à une scène ? Tu n’as pas besoin d’une scène de… enfin, comme si tu étais mariée ? Et, comment dire, ce n’est pas au niveau, non plus ? Ce n’est pas de ton niveau, les scènes ? Enfin, moi je trouve, c’était bien la peine que tu fasses toutes ces études…
– Euh, non, tu as raison. Cela dit, il n’y a pas eu de scène du tout. Juste ce que je t’ai dit, et pendant les trois semaines. Il partait le matin, il ne revenait que le soir, et ensuite, on se parlait tout ce qu’il y a de plus normalement.
– Ah bon, et de quoi ?
– Oh je ne sais plus, de la politique, de la ligne éditoriale de Mediapart, des électriciens, du chien… Cela dit, maintenant que tu m’y fais penser, la phrase que j’ai le plus souvent entendue, c’était : « Bon, je vais promener le chien. »
– Dis donc, ça devait être passionnant. Mais qu’est-ce qu’il faisait, toute la journée ?
– Eh bien, je ne sais pas trop, il partait avec la voiture et le chien, et j’imagine qu’il allait marcher dans la montagne. Il emportait un livre, un truc de science-fiction mais je ne me rappelle plus le titre. Il lit quand même beaucoup, Pierre, il part dans la montagne, il marche, il réfléchit, il se pose, il regarde. Je crois qu’il éprouve le bien-être d’être bien. Très différent de moi, tu sais, incapable de se projeter dans l’avenir, et heureusement, d’ailleurs, vu que son avenir, entre nous… Contemplatif, je dirais. Très contemplatif…
– Ahh, ça c’est bien. Il doit être très attachant, non, ce Pierre ?
– Euh, oui, c’est ça, un gars profondément attachant. (Tu m’étonneras toujours, tatie.)
Après, je comprends bien, pourquoi elles ne disaient rien d’autre. Elles avaient peur de blesser Louise. Elles se disaient, imagine qu’on lui tombe dessus à bras raccourcis, à l’autre, à ce dingo mal barré dont on voit mal ce qu’elle a pu lui trouver de si extraordinaire… Je l’aime bien, Louise, mais il faut reconnaître qu’elle est un peu foldingue, elle aussi, qu’elle a un petit grain… Alors tu vois le topo, tu déblatères tout ce que tu sais sur le gars et, dans six mois, elle t’expliquera qu’elle part ouvrir une librairie-épicerie fine-toilettage de canins dans les Cévennes, de façon à ne pas le lâcher et à rester avec lui toute la vie. Alors, après, on aura l’air malignes.
À suivre...
Prochain épisode : Un horizon, rien que ça