Le même et l'autre
Suite de la lecture à deux voix et de la mise en abyme
Elle me faisait rire, n’empêche que la boîte s’ouvre et que la pelote se dévide… Le grand homme de la classe, pour moi, c’était Pierre, celui qui me disait :
- Te souvient-il de notre extase ancienne ? et à qui je répondais, dans un souffle :
- Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?
parce qu'il aimait Verlaine.
Dans le vieux parc solitaire et glacé, deux formes ont tout à l’heure passé mais il m’a laissée seule avec un recueil de pastiches, un recueil que j’ai encore, comme une ombre du passé, lui aussi. Le titre c'était La petite grosse aux phallus verts, avec une fausse préface de Jean-Louis Céfini et des dessins de Mélisandre Godiveau. Il avait tapé le tout sur sa vieille Remington et les dédicaces fleuraient vraiment le potache…
À Richard Nixon, mon seul amour, à Aragon, pour le hiatus, à Clo-Clo, pour qu’il ne soit pas mort pour rien, aux œuvres que j’ai plagiées : Les alluvions perdues, Tes restes des quais roux, Madame Bove a ri, L’Arabe houilleuse… Et plus de trente ans après, je me dis qu’il avait dû éprouver les mêmes vertiges que moi en découvrant les vieux volumes des SAS, dans le grenier : Mission impossible en Périgord, Enlèvement à Noisy-le-Sec ou SOS contre EDF…
- Tu te souviens de Pierre, Pauline ? Il s’est suicidé au milieu des années quatre-vingts, noyé, quelle étrange fascination il éprouvait pour l’eau et le vide, ce garçon, c’était prémonitoire… Je le revois, une nuit à Lyon, quand il caracolait, courant à toute vitesse sur le parapet du pont Wilson, ses maigres cheveux au vent. Il ressemblait aux violonistes de Sempé, exactement la même dégaine, et c’était si dangereux, nous avions tellement peur qu’il tombe…
- Non, je ne sais pas, il était dans l’autre classe, Pierre, et je suis arrivée l’année suivante, tu sais bien...
- Alors c’est que je mélange et que la galerie de mes portraits se déforme… Je confonds les dates et je confonds les gens…
- Comme tout le monde, Louise, comme tout le monde.
- Tu crois ? Je me suis toujours dit que je ferais un abominable témoin oculaire, si je devais être citée dans un procès. Un jour, à la Défense, dans le souterrain qui part du métro et qui permet de ressortir sous l’Arche, un homme est passé et a été pris d’un accès de folie, il a pété les vitres de la porte coulissante avec un genre de batte de base-ball, il y avait du verre partout, des explosions de verre, des pluies de verre, et avec la dame derrière moi, nous avons eu juste le temps de passer, de partir en courant pour rejoindre l’escalator du haut… Ensuite, quand les secours sont arrivés, ils nous ont demandé ce qui s’était passé, et je me suis entendue répondre qu’il y avait un gars dans un coin, un SDF avec un bonnet rasta et des dreadlocks et que, soudain, ce SDF, il avait pété les vitres, à toute vitesse, en hurlant des cochonneries…
À ce moment-là, la dame a dit, pas du tout, c’était l’autre, le blond à la cicatrice… Et j’ai soudain réalisé que je m’étais trompée, que j’avais tout mixé, j’avais honte, comme j’avais honte… La scène s’est rembobinée dans l’ordre, et il y avait deux hommes, le Rasta tout tassé dans son coin et le fou, celui qui avait surgi de nulle part, et à partir de ce moment-là, je me suis jurée que jamais, jamais je ne serais capable de témoigner, d’envoyer qui que ce soit en prison…
Tant pis, c’est un handicap, c’est comme le sens de l’orientation…
Pourtant, et c’est contradictoire, je peux revoir les gens, trente ans après, et pour peu qu’ils me donnent leur nom, parce que sans le nom, ça marche moins bien, je peux leur dire tout d’un coup en les revoyant, tiens, tu te souviens de ce que tu m’avais dit, un jour, un matin, une nuit, il y a vingt ou trente ans, tu m’avais dit, très exactement, que le fond et la forme, c’est la même chose et que l’on emmène toujours et partout avec soi son petit dispositif intérieur, Louise. Ou si je prends un autre exemple très différent, ce moment de déprime de René et où il avait dit exactement, très exactement et même pas en rigolant : "Je serai toujours reconnaissant, éternellement, à France Gall et à Michel Berger pour avoir exprimé, et à la perfection, le sentiment de vide qu’éprouve ma génération…» Alors comment est-ce que je peux me souvenir, trente ans après, de toutes ces petites phrases et ne pas être sûre de mon témoignage, sur ce qui vient d’arriver il y a cinq minutes ?
- Parce qu’on n’imprime pas tout, c’est tout. Il n’y a pas de quoi en faire une maladie. Le nombre de gens que j’ai oubliés, quant à moi, on pourrait en remplir le bottin administratif.
- Ça existe encore, le bottin administratif ?
- Non, si tu préfères, des pages et des pages Facebook… Même pour toi, il y a des rencontres qui comptent plus que d’autres. Moreno, par exemple, c’est le Moreno qu’on connaît ?
- Oui et non, Pauline, oui et non… Il m’a fait rire, Moreno, parce qu’il est la rencontre de deux hommes que j’ai connus, des mecs du sud, une sorte de télescopage dans le temps de ce qui est arrivé et de ce qui n’est pas arrivé, le fantasme et le réel : l’ombre du passé au bord de la piscine et le play-boy des Champs-Élysées…
- Je ne l’avais pas vu comme ça, Michel, plutôt comme un dragueur de bazar, si tu veux mon avis. Firmin dit qu’il l’a revu, ces temps derniers, et qu’il ressemble de plus en plus à son père, Moreno, qu’il s’est rangé et que sa femme est redoutable. Elle le tient, Laetitia, tu sais. Ils ont acheté un appartement dans le 16e arrondissement et elle s’est lancée dans le coaching… Elle a fait un stage, ça repose sur l’hypnose, son truc, si j’ai bien compris, mais ça marche du tonnerre de dieu, elle a un vrai carnet d’adresses et ils reçoivent presque tous les soirs, des capitaines d’industrie, des vedettes de la télévision, sinon que Michel ne fait plus ce qu’il veut, terminé le poker, terminé les nanas…
- Le pauvre, ça doit lui manquer, ça doit lui manquer grave. Lui qui disait que je devrais me remarier, simplement pour qu’il puisse devenir mon amant, qu’il s’était toujours vu comme l’amant, jamais comme le mari, quelle drôle de fin…
- Et Marco, alors ? Comment ça s’est terminé ?
- Tu exagère, Pauline ! Tu ne vas tout de même pas passer en revue tout le monde, pour savoir qui existe ?
- Non, mais Marco, je sais bien qu’il existe… Tu ne m’as jamais rien dit, comment ça s’est terminé ? Je suis curieuse, c’est normal.
- Je ne sais pas, ça ne s’est pas terminé, en fait, ça s’est délité. Le non-dit a pris peu à peu le pas sur le dire et le faire, et il a disparu, il s’est évanoui, évaporé dans la nature… Sans la grande scène du deux, sans les explications, sans les pleurs et sans les cris, et c’est sans doute cela, la cause de ma souffrance, comme quand on ne fait pas le deuil.
- Mais tu voudrais le revoir ?
- Non, je crois que je suis plutôt comme dans la Chartreuse de Parme.
- ? Je ne vois vraiment pas le rapport.
- T'inquiète, moi je le vois.
...
Et vous le verrez dans la suite au prochain numéro (ou pas.)
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