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Billet de blog 25 octobre 2023

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Inventing Emma - 003

Suite de ce nouveau feuilleton expérimental...

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 Si vous avez manqué le début : 002

Il ne peut y avoir de bonne biographie d’un bon romancier.
 Il est trop de personnes à la fois s’il est de qualité.
Scott Fitzgerald

Je ne voulais pas faire une biographie à l’américaine, pas une de celles qui tendent si fort à l’exhaustivité que la profusion des détails finit par tout écraser. La biographie de Scott Fitzgerald que j’avais lue au début des années 2000, par exemple, se voulait définitive et avait paraît-il demandé plus de quarante ans de travail à son auteur. Je veux bien croire qu’elle révèle des éléments inédits mais on a presque envie de lui demander si, le 14 avril 1925, quand il déjeune chez Gertrude Stein, 27 rue de Fleurus, en compagnie d’Hemingway, Scott Fitzgerald a mis de la crème dans son café et combien il restait de petits pains dans la corbeille. Le pire est qu’on a l’impression que l’auteur pourrait répondre et, finalement, son travail ressemble plus à une thèse, publiée telle quelle, qu’à une véritable biographie. J’allais essayer de procéder autrement, comme une enquête, avec l’idée d’en sortir vite fait une publication plus synthétique. Encore que… Je ne la connaissais pas, je n’avais lu d’elle que des textes épars, à mon avis très travaillés mais vraiment peu cohérents et, à vrai dire, pas trop compris si cette Emma me sollicitait pour écrire sa biographie ou écrire à sa place Le jour de la mort d’Emma Rougegorge. C’est un de nos amis communs, Luc, qui avait tellement insisté… Il est prof de lettres et il a tout de suite pigé le coup de l’hétéronyme, alors que pas moi :
– Comme Romain Gary et Emile Ajar ?
– Non, pas du tout, mais elle t’expliquera. Elle te connait, d’ailleurs, elle dit qu’elle aime bien tes articles, il paraît que vous étiez ensemble, en khâgne.
– Aucun souvenir… Elle doit me confondre avec une autre journaliste, qui, elle, est arrivée directement dans la khâgne de Lyon en 1982, alors que je me suis arrêtée après l’hypokhâgne, en 1981. C’est elle qui tient la rubrique littéraire, moi j’étais au service politique, jusqu’en 2002 tout au moins, au moment où Jospin a perdu les élections, tu sais, et ensuite à la rubrique des affaires judiciaires. Elle a mon âge, alors ?
– Oui, à peu près. Elle a pris un coup de vieux, ces derniers temps, elle marche avec une canne, mais tu verras, elle est très sympa… Très drôle et pas triste du tout, même si je crois qu’elle se sent seule et un peu vieille…
– Ah ? Remarque, s’il s’agit d’écrire sur le jour de sa mort, autant qu’elle se sente un peu vieille…

En définitive, et en dépit de sa canne, elle n’avait pas l’air vieille du tout. Son visage était lisse, plus que le mien qui a toujours été un peu grêlé, mais il ne m’évoquait aucun souvenir, d’autant qu’elle ne m’a pas donné d’emblée son vrai nom. J’ai déjà remarqué que lorsqu’une personne du passé se présente devant moi trente ans après, il me faut à la fois le nom et le visage pour que je la reconnaisse. Pas forcément parce qu’elle a mal vieilli, mais parce que j’ai fixé dans ma mémoire une image, les cheveux longs, les cheveux courts, des lunettes rondes ou carrées, de l’embonpoint ou non, et que cette image du passé résiste encore, alors même que j’ai revu la personne plus récemment et que je devrais savoir qu’elle a changé d’apparence. Par exemple, j’avais connu ma rédac-chef avec des cheveux très très courts dans les années 2000 et, après une longue interruption, la première fois que je l’ai recroisée dans les années 2010 ou 2020, il m’a fallu un moment pour réaliser que c’était bien elle, sous un rideau de cheveux bruns, jusqu’à ce que quelqu’un prononce à la fois son prénom et son nom. Ensuite, j’avais chaque fois un moment d’hésitation avant de la « remettre », comme si l’image d’avant s’était définitivement fixée sur la pellicule de ma mémoire. Je n’ai donc pas reconnu Emma et, lors de notre premier entretien, nous sommes d’ailleurs convenues de ne pas chercher à nous reconnaître, on verrait après. On a juste un peu parlé de Luc, comment va-t-il, ça fait longtemps que je ne l’ai pas vu et je devrais l’appeler, mais pas plus que ça. Ensuite, j’ai posé très peu de questions : elle était d’accord pour quelques enregistrements et, pareil, on verrait si l’on pouvait en faire quelque chose. L’idéal serait que ce soit un peu chronologique, lui ai-je dit, mais ne vous crispez pas trop là-dessus, c’est comme au cinéma, on peut toujours couper ou coller au montage. Si ça ne vaut rien, je vous le dirai aussi.

Une fois par an, la mère d’Emma les emmenait, son frère et elle, rendre visite à madame G., la veuve d’un industriel, l’ancien fondateur d’une entreprise de compteurs électriques bien connue dans la région et à laquelle il avait donné son nom. Cette visite à Mme G. prenait chaque année la forme d’une véritable expédition car la vieille dame habitait le 6e arrondissement de Lyon, non loin du parc de la Tête d’Or, et que le 6e était considéré comme l’équivalent lyonnais du 16e arrondissement parisien, à savoir, dans les souvenirs d’Emma, un environnement lointain et un peu lugubre, composé de longues avenues dans lesquelles il faisait froid, surtout en janvier, puisque la visite avait pour finalité le tirage de la galette des Rois. En plus de ça, il avait fallu se peigner, se laver les dents au moins trois fois et promettre de ne surtout pas se tacher avant le signal du départ. Emma ignorait ou ne comprenait pas précisément quelle était l’aura exacte de ce 6e arrondissement, quelque part le Faubourg Saint-Germain de sa mère, au sens de la Belle époque, mais il était clair que ce n’était pas comme chez nous, à commencer par la stature imposante de l’immeuble (plus tard, elle dirait cossu) et surtout de l’ascenseur, fermé par une grille, dont l’intérieur était revêtu de boiseries et qui s’élevait avec beaucoup de solennité jusqu’à l’étage et à la double porte. Comme on voyait bien que c’était important pour maman, tout ce prestige, il allait falloir se tenir à carreaux, et d’une, et ensuite jouer sa partition d’enfant bien élevée du mieux possible. Pour le frère d’Emma, son cadet de dix-huit mois, c’était plus facile et le rôle était tout trouvé, c’était celui de Cro-Magnon. Il avait une très jolie figure – qu’est-ce qu’il était beau, ce gone ! – mais ses mèches blondes lui tombaient sur les yeux et, chaque année, Madame G. s’en amusait follement : comment vas-tu, Cro-Magnon, ahaha ! De son côté, Emma était plus ingrate, ou en tout cas elle l’avait retenu des commentaires qu’elle avait glanés ici ou là, trop grosse (cet invariant de la préadolescence des filles) les joues trop rouges, les cheveux trop raides (ce n’était pas encore à la mode) et elle se cantonnait donc prudemment dans une posture de petite fille sage qui travaillait bien à l’école, modeste, souriant avec indulgence – comme elle était l’aînée – aux pitreries de son petit frère, le surnommé Cro-Magnon. Il faut dire que Madame G. était d’une absolue drôlerie et pourvue d’un humour ravageur, disait chaque fois leur mère, en leur racontant toujours la même histoire, celle de la perle. C’était une petite femme brune et un peu maigre, vêtue sans frivolité mais avec élégance de jupes bien coupées et de twin-sets démodés, chaussée d’escarpins vraisemblablement achetés chez "les meilleurs faiseurs" et dont les bijoux, très discrets, pesaient quand même assurément leurs 18 carats. Elle n’était certes plus à l’époque de sa splendeur mais elle avait bien défrayé la chronique, en son temps, puisqu’elle avait épousé en secondes noces monsieur G., l’ancien patron de la maman d’Emma, alors qu’elle-même avait au moins vingt ans de plus que lui et que, comble du scandale, elle était… divorcée. Pour qui n’a pas vécu dans les années soixante, il est sans doute impossible de se figurer ce que représentait alors le mot « divorcé », et plus encore « divorcée », mais ce n’était pas loin de criminel de guerre. On objectera que pas du tout, que la société de ces années-là s’était bien décrispée, à preuve Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Sollers ou Robbe-Grillet, mais non, encore une galéjade d’historien de la mémoire, m’avait dit Emma. J’ai essayé un jour de l’expliquer à Pierre Nora, à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, mais il ne m’a pas crue, au sujet du fossé qui sépare l’histoire culturelle, telle qu’on la reconstruit, et la mémoire des gens, qui n’est pas la même en tout lieu et en tout temps. Par exemple, on peut toujours débattre pendant des heures de la différence entre les Forces françaises de l’intérieur, les FFI, et les Francs-tireurs partisans, les FTP, mais mon tonton à moi, il avait 17 ans pendant la guerre et il gardait les vaches près de Nivollet. Les FFI sont passés, ils lui ont dit : comment, un grand gaillard comme toi, qu’est-ce que tu fous là à garder les vaches, viens plutôt avec nous, bougre d’idiot… C’est pour ça qu’il a pris le maquis, dans l’Ain, mais à mon avis, seraient passés les FTP qu’il aurait fait pareil. L’important était d’aller se battre contre les Boches plutôt que de garder les vaches, pas tellement de discuter de stratégie politique ou d’idéologie. Il était orphelin de mère, mon oncle, et son propre père, après l’avoir abandonné, collé à l’Assistance, comme on disait, avait filé direct au STO, même pas involontairement, c’était la honte. Alors je suis toujours un peu sceptique sur ces reconstructions intellectuelles des motivations des uns et des autres. Bon, mais je vous raconte ça, c’est surtout ce que ma mère m’a raconté, et comme pour tout le reste, je crois qu’elle était un peu mytho.

En tous les cas, dans le discours de la maman d’Emma, le mot divorcée sentait le soufre, ça se voyait bien, même si le soufre se mêlait d’un accent de fierté et d’admiration dont elle paraissait elle-même étonnée, de connaître presque personnellement, sans être intime avec elle toutefois, une personne aussi provocante et en même temps aussi chic. A l’entendre, son rôle ne s’était jamais limité à celui de simple secrétaire de direction et du temps de monsieur G., quand le couple voyageait beaucoup (Paris, Cannes, Monaco, Milan ?), elle était de toutes les sorties et de tous les dîners, comme une jeune femme de confiance, sachant rester à sa place mais dont les avis, précieux, étaient souvent sollicités. D’ailleurs, c’est bien simple, Emma, la boîte n’aurait jamais pu tourner sans moi. D’autant que monsieur G. était déjà bien malade et que lorsqu’il est mort, comme j’avais toutes les clés et même celles du coffre, c’est moi qui ai dû me charger du tri des papiers. Alors, tu vois, j’ai dû prendre des décisions, moi aussi. Par exemple, c’est moi qui ai trouvé le dossier de l’un des ingénieurs, un bien brave homme, ce monsieur Brisquet, et dans le dossier il y avait une note disant qu’il était parfaitement incompétent, tout à fait idiot et malhabile, et alors si le papier tombait entre de mauvaises mains, qu’allait-il devenir ? Assurément, monsieur G. le savait, que Brisquet n’était sans doute pas le plus brillant, mais tellement loyal, alors que les héritiers, ses neveux, qui entre parenthèses ne sont jamais allés le voir à l’hôpital, ils ne le sauraient pas, que Brisquet valait mieux que son dossier, et donc ils allaient le virer. Alors, voilà, j’ai fait disparaître le papier. Ni vu ni connu, avant tout le monde. D’ailleurs madame G. me l’avait demandé, d’aller au coffre et de lui rapporter des papiers, parce qu’elle se méfiait des neveux, tu comprends, et même pour le testament, d’ailleurs, au cas où il y en ait eu un deuxième… Sa belle-famille ne l’avait jamais appréciée, ils n’avaient pas d’enfants, il est mort avant elle alors même qu’elle était plus vieille que lui, divorcée… Mais c’était une belle femme, tu sais, une très belle femme. Toujours très chic, bien habillée, un peu comme Jackie Kennedy, et en même temps d’une fantaisie, d’une drôlerie, elle avait de ces inventions… Je ne vous ai pas raconté l’histoire de la perle ? Un jour, elle a organisé un dîner très chic, avec des gens très comme il faut, des industriels et leurs épouses, et comme elle avait décidé de servir des huîtres en entrée, elle a eu l’idée de glisser une de ses perles dans l’une des huîtres, pensant que cela mettrait de l’animation dans le dîner, que ça ferait rire, comme une bonne blague, et que tout le monde se demanderait si l’huître avait fabriqué la perle… Mais tenez-vous bien, les huîtres arrivent, on les répartit sur les assiettes de tout le monde, et rien ne se passe. Madame G. attend, guette un peu l’œil malicieux qui trouvera la perle, mais chacun mange ses huîtres et personne ne la trouve…
– Ils l’ont avalée ?
– Non, je ne crois pas, les enfants. Un des convives l’a glissée vite fait dans la poche de son veston, plutôt. Une perle de culture ! C’est bien la peine de n’avoir à table que des gens riches. Comme la blague n’a donc pas pu être révélée, au final, madame G. n’a jamais récupéré sa perle…
– C’est dégueulasse !
– Tais-toi, et je vous interdis d’employer des mots grossiers devant madame G. Tenez-vous bien, c’est tout ce qu’on vous demande, et dites bien merci quand elle vous donnera le paquet de bonbons, comme chaque année, après la galette.

C’était donc toute la difficulté de l’affaire : paraître à la fois bien élevée, impeccable, mais avec un je ne sais quoi de spirituel qui ferait toute la différence. Est-ce qu’Emma en était vraiment consciente, à dix ou douze ans, de cette posture à prendre ? Elle dit que oui, que ce n’est pas reconstitué. Qu’au sujet de la voisine, quand elle se penchait par la fenêtre, à trois ans, pour lui dire bonjour, bonjour madame Ada, bonjour, à tel point qu’elle allait tomber du troisième étage avant qu’on ne la rattrape par la chaussette, ça, elle ne sait pas ; de même que le jour où elle a mis les deux doigts dans la prise électrique ou celui où elle a failli s’étouffer avec un le sac plastique qu’elle s’était mis sur la tête, pour rire. Là, oui, c’est peut-être qu’on le lui a raconté après, mais des visites à madame G., elle en a gardé le véritable souvenir, de cette comédie, de ce malaise, aussi, parce que madame G. les faisaient entrer comme à l’office, par la porte vitrée de la cuisine, ce qui n’étonnait pas sa mère – tu penses bien que c’est plus pratique quand on reçoit des enfants, ça salit moins – mais lui donnait l’impression, à elle, qu’elle était restée sur le côté de tout un univers, bien à côté. L’appartement s’étendait dans l’ombre, il était très haut de plafond. Si l’on s’avançait un peu au-delà de la limite des losanges, des carreaux noirs et blancs de la cuisine, le parquet semblait craquer sous la moquette gris pâle, pas une de chez Saint-Maclou mais qui avait l’air en soie, et les fauteuils qu’on apercevait depuis l’entrée étaient couverts de housses blanches. Il y avait un couloir plein de portes, et aussi des tableaux et des chandeliers, des boîtes à cigares posées sur des tables basses, on pouvait imaginer tout ce qu’on voulait et c’est ce qui resterait si longtemps gravé dans sa mémoire, comme la quintessence même du 6e arrondissement de Lyon ou de ce qu’elle appellerait plus tard « le faubourg Saint-Germain de maman », les deux confondus, malgré la chronologie et en dépit de la géographie.

A suivre...

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