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Billet de blog 25 décembre 2020

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♠ Secrets et mensonges, Sartre et Aron

4. Sartre et Aron... Enfin, presque : on a les petits camarades qu'on peut :-)

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Sartre et Aron

Avec ma gueule de métèque,
 de juif errant, de pâtre grec…

Georges Moustaki

Quant à Sartre et Aron, les deux petits camarades de la rue d’Ulm des années vingt, ils ne se pointèrent pas, ou alors seulement sous la forme de Joseph et de Jacques-Paul.

Des deux zigotos, je ne garde précieusement (depuis plus de quarante ans) que deux reliques, la lettre de Joseph et le roman de Jacques-Paul.

La lettre de Joseph est écrite sur un papier jaune vif et son écriture, très fine et d’un pâle violet, se déploie sur quatre pages recto-verso. Elle est datée du 12 mai et il me semble que ce ne peut être que le 12 mai 1980. Joseph était d’origine italienne, avec un nom genre Papazza, et à l’âge de nos presque vingt ans, où l’habillement comptait tellement comme un signe de reconnaissance ou de révolte, sa vêture avait de quoi surprendre, autant que son physique décalé de petit pâlichon pourtant si noir de poil, tout frisé, l’œil aigu et les lunettes cerclées. Un peu huileux, également, tout au moins si je me souviens bien, ou alors, avec le recul, je me dis qu’il ressemblait à Bernard Frank, ou tout au moins à l’acteur qui joue le rôle de Bernard Frank (le copain de Sagan) dans le film. Il joue aussi dans Didier, cet acteur (si, Didier, le film où Alain Chabat devient le chien de Jean-Pierre Bacri…), et comme ils attendent un enfant, avec sa femme, il s’interroge sur le prénom :

– Moi, j’avais pensé à Salomé, tu comprends, mais est-ce que Salomé Abitbol, ça ne fait pas un peu trop ?

Donc, voilà. Italien ou pas, Joseph, il ressemblait à Bernard Frank et, quant à moi, j’ai toujours adoré tous les Bernard Frank de la terre. Il faut d’ailleurs relire sa préface à la traduction de 1962 de Gatsby le magnifique :

Avec Fitzgerald, c’est la fête et on n’a pas honte de s’y trouver. Pour une fois, nous allons faire du ski nautique, de la pêche sous-marine sur une Côte d’Azur française presque vide. […] Pour une fois nous allons bavarder avec de ravissantes jeunes filles, riches, sottes, exquises pour tout dire… 

Reste qu’à l’heure où nous arrivions en retard et les cheveux dans le nez, il était toujours exact, Joseph, et il allait avec une canne à pommeau, bien amidonné de ses faux-cols et tout empesé de ses gilets de soie. Un genre de marquis des Esseintes qui irait à vau-l’eau, pour vous donner une idée, ou alors un vicomte de Lautréamont des chants de Maldoror. Remarquez que moi, j’avais un chapeau noir et des Kickers, et que je portais un vieux pull gris par-dessus une vieille chemise en nylon de mon père, qui dépassait… Quand j’allais voir la famille, en ouvrant la porte ils se récriaient tous d’emblée, pour se gausser gentiment :

– Rassure-nous, Emma, il n’y a que pour venir chez nous, que tu t’habilles comme ça ?

Pour en revenir à la lettre de Joseph, la syntaxe n’était pas toujours impeccable mais il faut reconnaître que ça avait de la gueule, et accroche-toi Salinger…

En cas qu’il me soit reproché de ne parler que de moi, je vous impose d’apprécier que, pour cette fois, je pense et écris sur vous ; de Moi encore il s’agit, mais de vous aussi. Jugez du pacte que je vous invite à signer : je parle de Moi, et en contrepartie, vous jette quelques amphigourismes papillonnés sur votre personnage.

Après ce premier mensonge, il me vient à l’Idée que dans mon culte de la mystification – où grand-prêtre je suis – je me dois de vous mystifier encore. Je vous préviens, quelque sincérité que vous trouverez à la lecture, vous êtes déjà mystifiée, par avance. Mon savant calcul aboutira, quelles que puissent être les suites de cette Fleur, et je vous mystifierai encore demain.

Suit un passage un peu confus sur « La phrase », à savoir une phrase que j’aurais vraisemblablement prononcée au cours du printemps de l’année 1980, vers la fin du XXème siècle, en conséquence :

– Papazza, c’est un mec qui joue sur l’apparence mais je me demande s’il y a quelque chose derrière…

Et vous me croirez si vous voulez, mais après ça, il y en a des pages et des pages, de l’écriture fine et serrée de Joseph, pour se lamenter sur la phrase et pour se proposer de se justifier, avec tous les fastes de l’immolation, écrivait-il sans rire. Il est bien temps que je les retranscrive, ses pattes de mouche, car elles ne passeront pas un autre siècle.

Je m’en vais écrire des lignes que vous n’avez jamais lues ailleurs. Vous êtes-vous demandée (é, c’est é, nom de nom : vous êtes-vous demandé, à qui, à vous, pas de complément d’objet direct placé avant…) pourquoi vous aimiez ce que vous aimiez, pourquoi vous haïssez ce que vous haïssez ? (euh, non…) et avez-vous jamais eu le désir de renverser la table de vos désirs et de vos dégoûts ? (Eh bien, ça dépend de ce qu’on entend par là…) De changer les sens de vos mouvements instructifs ? Telle est ma volonté, de changer fondamentalement l’idée que vous eûtes de mon Être ; je veux vous étonner.

Pourquoi ? Par pur calcul dont vous seront dévoilés quelques dessous assez bientôt, mais sachez déjà que vos mots me restèrent en travers de l’esprit.

Ma proposition a toutes les apparences de la correction. Je satisfais mon orgueil par la démonstration et vous m’écoutez, contre quoi je vous abandonne quelques coups de fusain d’une exquise chantournée de votre portrait. Vous êtes passée devant mon miroir et y êtes encore. Quel obstacle ! Vous avez brouillé mes eaux [yeux ?] ! Chaque esprit commence par la faute qui le fait connaître. Pour qu’un être étonne, il doit être vu et pour être vu, il faut qu’il se montre. Et il ne montre que la niaise manie [il a dû oublier quelques mots] de son nom le possède. Chaque être est taché d’une erreur ; voyez autour de nous quels êtres ne se manifestent originellement que par leur travers le plus méprisable ? Cette erreur première, je veux la rayer de votre tableau noir cérébral, en nous plongeant dans la dissection subtile de son corps.

Accrochez-vous, l’opération commence !

Accroche-toi Jeannot, surtout, et qu’est-ce que ça veut dire, la dissection subtile de son corps ? Du corps de qui, d’abord ?

Pouvez-vous concevoir l’horreur [souligné] que je cultive à entendre telle maxime populaire : Un chien regarde bien un évêque. Cette phrase qui concède au chien le droit de regarder un évêque, de me regarder, a des conséquences terribles ; ici est toute la véritable prostitution par laquelle chacun appartient à tous, car justement, pour le chien, il n’y a pas d’évêque. Au regard du chien, toute singularité est abolie, tout est nivelé. Moi, je vais vous imposer ma singularité asaniculéenne. (Quid ? Asinien, c’est relatif à l’âme, asinaire à l’âne, comme asinesque, mais asanicul… Une âme herculéenne ?).

Raymond Queneau écrit par exemple que « Dans ma tête, tout bouillonne, les purs esprits, les « émotions de Barnabé », les mensualités de Mrs Killarney, les grimpades de Joël, les outils asinins, les caleçons des statues, la reproduction des végétaux, des animaux et des hommes, la nuptialité », mais qui peut encore lire ça, d’autant que le correcteur d’orthographe ne reconnaît pas la moitié des mots ? Comme je ne l’imagine pas se comparer à l’âne, Joseph, allons-y pour asinien et je retiens l’âme herculéenne.

Je regrette le mot « horreur » qui pourrait vous laisser entendre que je suis affecté, là où il n’y a pas d’affection, mais je n’ai pas envie de recommencer cette page historique.

Heureusement, mon pote, parce qu’on est seulement à la deuxième page et qu’on n’est pas rendus.

Horreur de me sentir gibier ; supplice que d’entrer dans un café ; dans un lieu publique (il en perd sa grammaire) parce que dans ce cas, les regards convergent sur moi qui entre, et, ébloui, mal accoutumé à l’endroit, ne puis-je me défendre en regardant ceux qui me regardent ; d’où cette nécessité absolue de me faire accompagner partout pour me faire absorber par des yeux connus, par une conscience inoffensive qui m’abritera contre les consciences étrangères. Vous-même en votre esprit, rappelez-vous notre procession de l’autre mercredi, rue Victor-Hugo…

C’est l’une des rues piétonnes du centre-ville. On était déguisé, ça je m’en souviens vaguement, mais en quoi ? Ou alors si, je crois que j’ai gardé la photo… Ah oui, j’avais un chapeau melon, une veste de velours noir qui tentait d’imiter le smoking et un nœud façon lavallière…

… et reconnaissez que si je n’avais pas été présent à vos côtés, jamais vous n’auriez, seule, bravé la foule hostile, jamais vous n’auriez arboré la moue dédaigneuse, aristocratique, si je n’avais pas été là pour vous fortifier dans votre éphémère excentricité – dont j’attends que vous me disiez qu’elle fut agréable – votre admirable extravagance d’un instant ; quelle force ! et si rarement employée.

La bizarrerie de mon vêtement et de mon attitude qui me désigne aux regards est une affirmation décidée de mon unicité ; cela vous le savez. Étonner peut déconcerter l’observateur. Je veux ma tenue agressive, elle est un acte, un défi, un regard de bravade. Je calcule ainsi que le rieur qui me considère se sente prévu et visé par mon extravagance. S’il se scandalise, c’est qu’il découvre, sur le jaune de mon papillon, une pensée qui se tourne vers lui et qui lui crie : « Je savais que tu rirais !». Il sera indigné, et un peu moins observateur, un peu plus observé. Quel pouvoir pour moi ! Je le maîtrise. Il s’ébahit justement de la façon dont j’ai décidé qu’il s’ébahisse. J’ai décidé qu’il s’ébahisse, il est tombé dans un piège ; cette conscience qui pourrait me fouiller, découvrir mes fautes, former sur moi des pensées, voilà que je la guide par la main, l’amuse avec la couleur de mon vêtement. Pendant ce temps mais (oups !) divinités sont à l’abri. Tant que les commérages déchirent le personnage inventé, l’autre demeure à l’abri.

Mais je continue ma démonstration ? C’est crevant, comme travail.

Bon, je continue.

Se faire condamner sur des pièces truquées donne le droit de mépriser les juges et, par la suite, de contester leurs jugements les mieux fondés. Le blâme que j’encours pour mon extravagance, pour les crimes que je m’impute (comme l’homosexualité) est une punition qui atteint tout entier, quoique fictivement, et de l’irréalité même de laquelle je jouis, parce qu’elle contribue à diminuer le sentiment de mes erreurs. Avec les étrangers, m’accuser de fautes irréelles, c’est échapper à la condamnation, parce que je sais n’être pas coupable des actes qu’on me reproche. Ma mise est pour la vue ce que les mensonges sont pour l’âme : un péché retentissant qui m’enveloppe et me dissimule. Quelle tranquillité !

En même temps, l’image que je viens de peindre, dans la conscience des autres me fascine. Ce dandy pervers et excentrique est tout de même Moi. Le seul fait de me sentir visé par les yeux me rend solidaire de tous mes mensonges. Je me vois, je me lis dans les yeux des autres, et je jouis dans l’irréel de ce portrait imaginaire.

Pendant que j’accomplis avec gravité les mille petits actes de mon sacerdoce (évidemment), je me sens pénétré, possédé par autrui, je suis pris de force. Je suis prêtre et femme à la fois ; voilà mon tour de force ; cela porte un nom ; cela s’appelle de l’exhibitionnisme.

Houlà !

Je n’ai pas fini.

Certes, mais il se fait tard. Et même à la fin du XXème siècle, je ne suis pas certaine d’avoir tout lu d’une traite.

A suivre...

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Prochain épisode : Suite de la confession de Joseph

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