Ecce homo
C’est Bill qui le premier me parla de la fameuse maladie, je dirais en 1981. […] Dînant seul à seul avec Muzil, je lui rapportai dès le lendemain l’alarme colportée par Bill. Il se laissa tomber par terre de son canapé, tordu par une quinte de fou rire : «Un cancer qui toucherait exclusivement les homosexuels, non, ce serait trop beau pour être vrai, c’est à mourir de rire. »
Hervé Guibert, À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, 1990
Ma mère, quand je lui disais qu’il n’y avait pas beaucoup de garçons, dans ces classes-là, mais que quand il y en avait, ils étaient presque tous homosexuels (ou alors qu’ils hésitaient grave), elle ne me croyait pas. Elle disait : « Penses-tu, c‘est une pose. »
Je pense surtout que c’est une des plus grandes révolutions de ces dernières années, que d’avoir fini par considérer que ça n’était pas un problème, et que le genre des gens pouvait varier. On sait tous que cela ne va pas de soi partout et que l’homophobie existe, autant que le racisme ou l’antisémitisme (d’ailleurs je n’aurais pas conseillé à Papazza de voyager dans un car en compagnie d’une dizaine de supporters du PSG) mais c’est tout de même une révolution qui s’est imposée, y compris dans des couches de la population qu’on n’aurait pas crues si ouvertes. Par exemple, quand ils ont mis des agriculteurs homosexuels à L’Amour est dans le pré, après un petit moment de flottement, il est apparu que plein de gros durs éleveurs de vaches étaient capable de les considérer avec beaucoup d’attendrissement (oui, parce qu’à part ça, c’est tout de même une marque de fabrique de l’émission, que de sortir le mouchoir à tout propos, ce qui fait qu’on ne tient pas sur la durée…). Il n’empêche que cette remontée à la lumière de tous ceux et celles qui, aujourd’hui, arrivent à retrouver la sérénité, en dit long sur le nombre de ceux et de celles qu’on a oubliés ou opprimés pendant des siècles.
J’ai longtemps hésité à visionner 120 battements par minute, j’avais peur que cela me fasse du mal. Et ça n’a pas raté, parce que cette photo du magazine Actuel, je l’ai prise en plein dans la gueule. Cette photo où l’on voit les deux gars, sur le bateau, l’un des deux défiguré par la maladie, c’était la même. La même que celle qu’on avait vue ensemble, avec Thierry, Patrick et les autres, de nos yeux vue la semaine où il est sorti, le magazine, alors ce n’était pas que du chiqué, pas que du roman ou du cinéma. Et Patrick avait dit la même chose que Michel Foucault, rapportée par Hervé Guibert (Muzil, dans son livre) : une maladie qui ne touche que les homosexuels, ce serait à mourir de rire… Il était agrégé d’allemand, Patrick, et quelques années plus tard, il ne lui a pas résisté longtemps, au sida d’avant la trithérapie. Il était déjà mort avant que d’être mort, parce qu’on ne pouvait plus l’appeler au téléphone en lui demandant : « Comment vas-tu ? ». Il ne répondait que par un silence ou alors : « Comment veux-tu que j’aille ? », et j’avais fait une gaffe. Pas de coming out non plus, c’était très allusif, mais quand il avait compris que l’une de ses deux sœurs, qu’il aimait tellement, allait voter pour Jean-Marie Le Pen, il le lui avait quand même fait observer : « Alors, Nanette, tu voudrais qu’on mette les gens comme moi dans des sidatoriums ? ». Tandis que Thierry, qui, lui, était agrégé d’histoire, avait fait l’inverse. Sur l’homosexualité, il avait laissé dire, puisqu’il vivait maintenant avec Arno et que tout le monde le savait, même ses parents qui n’appelaient jamais Arno autrement que « le Boche » et qui, je crois, n’avaient jamais accepté que leur fils fût de cette sorte-là. La petite classe moyenne, elle y a mis du temps, et le père de Thierry ne comprenait pas non plus Normale Sup, quand son fils unique aurait pu passer le concours d’inspecteur des PTT, tellement plus rassurant. Mais sur le sida, Thierry, il n’a jamais accepté de le dire, évoquant des problèmes gastriques, une simple douleur abdominale, même quand il est apparu qu’il avait perdu au moins quarante kilos. Il faut se souvenir, tout de même, de ce que c’était (ensemble l’homosexualité et le sida), à cette époque.
Il a fallu Toulon, 1984, pour que je comprenne.
Je venais d'épouser Thomas, et il faisait son service militaire dans la Marine nationale. Comme les parents de Thierry avaient un petit appartement à Saint-Mandrier, ils nous l’avaient prêté pour les vacances, ou plus exactement loué (parce que ça coûtait cher), sauf sur les quelques jours où Thierry serait là, en attendant que Thomas revienne de ses manœuvres de zouave sur le porte-avion. Alors, pendant les trois premiers jours, on avait fait beaucoup de planche à voile, avec Thierry. Plus exactement, Thierry faisait de la planche à voile (il était très musclé, avant le sida) et moi je me laissais traîner dans l’eau, accrochée des deux mains à l’arrière de la planche, délicieux…
Mais le réveil du quatrième jour, sidérant. J’avais commencé par entendre des voix, des reproches, une dispute… Le type disait qu’il avait eu du mal à le retrouver mais que, maintenant, il savait. Que ce n’était pas possible, cette rupture, que Thierry devait réfléchir… De drôles d’éclats de voix et une drôle de voix de Thierry, comme une scène de ménage… Quand je me suis dressée sur un coude, sortie de la couette, je l’ai vu, le type en noir… Il avait posé son casque de moto sur la table. Puis il s’est levé et il est parti, avec le casque et les clés. On est resté un moment à se dévisager, avec Thierry, on était tous les deux dans l’appartement, enfermés, impossible de sortir.
– Non, mais il va revenir, a dit Thierry.
Moi, je ne sais plus ce que j’ai dit. Je me souviens juste des négociations, qui ont duré au moins deux ou trois jours. Le type nous avait séquestrés, il n’y a pas d’autre mot. Il revenait par intermittence, on allait parfois faire les courses ensemble, mais il gardait les clés. Fini la planche à voile. Le seul espoir, pour nous, était que Thomas allait finir par se pointer, et que même s’il n’était pas très épais, Thomas, on serait quand même trois contre le type.
Je crois que c’est comme ça que ça a fini. Je le revois poser le casque sur sa tête, l’enfiler, puis enfourcher sa moto et partir, le type en noir. Juste avant que Thomas ne revienne, il avait rendu les clés. Ensuite, avec Thierry, on en a très peu parlé et je n’ai presque pas posé de questions. J’étais surprise, parce que le jour de mon mariage avec Thomas, je crois bien qu’il était parti avec Miranda, Thierry. Tu me diras qu’elle partait avec tout le monde, mais quand même. Ou alors, je me suis dit que c’est juste à ce moment-là, qu’il avait commencé à choisir… Elle a eu de la chance, Miranda, et Thierry moins. Peut-être à cause du type en noir, on ne le saura jamais.
Patrick est mort quelques jours avant mon second mariage, en 1990, et Thierry quelque années plus tard, je dirais en 1994. Mes enfants se lamentent sur la pandémie. Moi je leur dis que nous, c’était les années sida.
A suivre
Prochain épisode : Gare du Nord