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Billet de blog 30 décembre 2020

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♠ Secrets et mensonges, Gare du Nord

8. Gare du nord, lune de miel avec l’Éducation nationale

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Gare du Nord, lunes de miel…

 Couille : n.f. (lat. coleus, p.-ê. de culleus, sac de cuir).
Vulg. Testicule.

Le Petit Larousse illustré

On est tous les deux et ça commence à la gare du Nord. Elle est avec Thomas et ils se tiennent la main, un peu frileux, un peu hésitants, ils n’ont pas beaucoup dormi. Le train est prévu pour cinq heures vingt-trois. Au moins deux heures, puis un changement à Laon, puis un autre train... Trois heures et quelques… Pour une prérentrée à neuf heures, le train de cinq heures vingt-trois, c’est parfait. De toutes les façons, on n’a pas le choix. Thomas part après moi, il est nommé à Creil, ce qui n’est sans doute pas une sinécure, loin s’en faut, mais c’est tout de même mieux que la ville de nulle part. On s’est levé tôt, train de banlieue, RER, tout va bien, on est à l’heure.

Sauf qu’il n’y a pas de train.

On a mis du temps à comprendre, on a scruté les panneaux, incrédules, puis on a couru le long du quai central, de plus en plus inquiets parce que vais finir par le rater, ce foutu train. On a continué comme ça un bon moment, comme deux idiots, mais pas de doute, pas de train pour Laon, sur aucun des panneaux. Il n’y avait pas de train.

J’ai fini par sortir le dépliant SNCF de ma poche :

– Tu vois, cinq heures vingt-trois...
– Oui, mais il y a une petite étoile…
– Et alors ?
– En fait, on appelle ça un astérisque…
– Oh, fais pas chier, et elle dit quoi cette petite étoile ?  (Silence)
– Elle te dit « circule du 31 mai au 22 août».
– Alors, là…

Alors là, on a traîné nos cartables jusqu’au troquet le plus proche, on s’est affalé sur une banquette, sonnés.

– Bon, et il est à quelle heure le suivant ? (Le suivant, façon de parler, vu que le précédent ne circule même pas.)
– Sept heures.
– Sept heures, ça va être juste.

Je fixe les œufs durs qui trônent sur le comptoir, dans leur présentoir en inox, j’entends sans l’écouter le chuchotis de la centrifugeuse… C’est comme un petit concentré de la capitale, de ses cafés, de Paris, de ma vie d’avant, comme un petit sapate. J’aspire la fumée de ma cigarette et je pense… Je pense à quoi, je ne sais plus, à part peut-être, rien, ou merde, ou c’est le bouquet… Je ne sais plus, en tout cas, ce qu’on a bien pu se dire, ni exactement à quel stade en étaient nos relations à cette époque. On avait passé l’été chez ses parents, dans leur maison du Midi, et les jérémiades sucrées de sa mère, les soupirs rentrés, les conciliabules à mi-voix, tout ça n’était pas encore devenu l’orage. Cette fille était l’intrigante, la méchante, sans plus. À la fin de l’année scolaire, il y aurait encore une autre année à vivre ensemble, à l’issue de laquelle nous allions nous quitter. Il est presque sorti de ma mémoire…

Ce jour-là, il est finalement parti le premier : je l’ai mis dans le train pour Creil, courage, j’ai attendu un peu, puis je suis montée dans un wagon de seconde, direction Laon.

Je compte le temps que ça prendra mais je n’y serai pas avant au moins dix heures et demie. Le soleil commence à poindre et je regarde défiler le paysage dont je ne me souviens plus. Un paysage qu’on ne regarde pas, le paysage des trains qu’on prend sans y penser, machinalement, les trains des migrations pendulaires... Plus tard, je changerais, je passerais par Saint-Quentin, une fois par semaine, sur les deux allers et retours hebdomadaires.

– Bloqué sur trois jours, un emploi du temps bloqué sur trois jours, de quoi vous plaignez-vous, vous avez de la chance, me dira le censeur.
– Oui, mais monsieur, lundi et mardi, plus vendredi, ça fait deux fois par semaine. De 8 à 10, puis de 16 à 18, ces longues heures d’attente entre les deux… Dans tout le lycée, il n’y a pas un bouquin sur les États-Unis qui soit postérieur à 1959. Je prépare quand, entre-temps ? Dans le train ? J’ai essayé la voiture, mais ça s’est mal terminé. Avec ma vieille bagnole qui n’en peut plus, j’ai crevé sur la route nationale. À hauteur de Soissons, au milieu des champs de betteraves. J’ai voulu remonter la roue, mais c’était trop difficile, il pleuvait, il faisait noir. Alors je suis allée à la borne de secours, j’ai appelé les gendarmes. Et vous savez ce qu’ils m’ont dit, les gendarmes, vous savez ce qu’ils m’ont dit ?

Ils m’ont dit de faire signe à un routier.

Vous me voyez, en pleine nuit, au bord d’une route nationale, en train de faire signe aux camions qui passent ? Vous me voyez faire signe à un routier, qui descend de son camion, qui s’approche, lentement (ou alors vite, mais qui s’approche ?

Alors je suis retournée à la borne, je leur ai dit que je resterais là, fermement, je leur ai donné le numéro de ma carte d’identité et ils ont appelé une dépanneuse. La dépanneuse nous a emmenées, moi et la voiture, jusqu’à un garage dans la zone industrielle. La femme du dépanneur est sympa, elle m’offre un café, puis ils ont remonté ma roue, là-bas, dans la zone industrielle, et la femme du dépanneur appelle un hôtel, à Saint-Quentin, parce qu’à cette heure, en hiver, avec la route mouillée, vous n’allez tout de même pas repartir à Paris ce soir, à votre âge en plus, vous avez l’air toute jeune, non ce ne serait pas prudent. Je vous appelle un hôtel.

Et je suis repartie, j’ai roulé, j’ai dépassé Saint-Quentin, l’hôtel, tant pis, toute seule, toute jeune, pas prudent, tant pis. Je rentre à Paris, parce qu’à Paris, il y a Thomas et il m’attend. Je l’ai appelé. Je l’ai appelé et je lui ai dit, la roue, les gendarmes, la zone industrielle, les betteraves, et il m’attend. Je vais rentrer, il m’attend, il sera là.

Et je suis rentrée, et il est là. Il a le nez dans un bouquin, il lit, tranquille, au lit, peinard. Puis il lève le nez de sa bande dessinée, il me regarde à peine, c’est à peine s’il me regarde, c’est vrai, et il me dit :

– Je n’étais pas inquiet.
– Ah bon ?
– Non, Emma, je n’étais pas inquiet, tu sais, avec toi je ne suis jamais inquiet, tu t’en tires toujours très bien, tu es forte.

 C’est vrai, je suis forte, c’est comme ça c’est de famille, je suis forte.

 Je suis forte.

 Emma est très forte, tout le monde le dit.

 Je suis forte, mais je ne prends plus la voiture.

JE PASSE PAR SAINT-QUENTIN EN TRAIN
TOUS LES LUNDIS STABAT
STABAT ET CA CRIE LA GARE
OU PLUTOT LE DIMANCHE SOIR
ET ON PEUT MEME LA GIFLER

Le dimanche soir, je dors à l’hôtel Terminus, celui que j’ai dépassé sans m’arrêter l’autre jour, et le lendemain, le lundi, je me lève à six heures. Je me  lève à six heures, je me prépare, je descends. À sept heures, il y a Jérôme.

Il est là, il m’attend.

 Il a trente-deux ans, presque dix de plus que moi, il a une voiture, il m’emmène. Il vit dans une maison à Saint-Quentin et il m’emmène jusqu’au lycée. Il est très beau. Sa femme aussi, d’ailleurs, elle est très belle. Et très intelligente, aussi, très cultivée. Ils sont tous les deux très intelligents et très beaux. Une heure de route avec lui, jusqu’au lycée, tous les lundis, mais je ne suis pas amoureuse de lui. Non.

 Ou alors, un  tout petit peu.

Dans le train, le premier jour, je ne cherche pas à travailler. De toutes les façons, je ne sais même pas quelles classes vont me tomber dessus. Je n’ai réussi à joindre personne au lycée, impossible de savoir. La surprise viendra bien assez tôt : « Seconde, Première, Terminale, chère madame. » Zoup, en histoire-géo, ça fait six cours par semaine, six cours à préparer dont je n’ai même pas le début du commencement. Sans compter qu’Internet n’existe pas encore…

Pas mal d’arrêts, entre Paris et Laon. Au moment de sortir, le grand type placé de l’autre côté de l’allée jette un exemplaire de Détective sur mes genoux :
– Tenez, ça vous fera de la lecture.

Détective ? À moi ?

Quand même.

Le soir même de son mariage, l’innocente fiancée de l’immonde criminel finit violée, ficelée, rouée de coups, sous les assauts, ficelée, de tous les invités, rouée de coup…

Tranchée, violée, pendue, roulée, roulure, bordure, le mur... Clouée, stabat, fixée, giflée…

Bordel ! Quelqu’un pourrait ? Quelqu’un pourrait, ne serait-ce que d’un regard, déplacer l’impression de connivence que le grand type a cherché à suggérer ? La vieille dame assoupie et les deux ados affalés, par exemple ?

Ensuite, j’ai oublié ou alors je confonds. La succession des trajets suivants, les inconnus qui ont fini par m’adresser la parole, le soir, surtout, quand le train se vide et que ça n’a plus d’importance, qu’on ne se reverra plus. L’inévitable voyageur de commerce, aussi. Sa mallette, son costard (croisé) et moi (repérée). Qui ne demanderait pas mieux (lui), si seulement j’avais voulu (moi.) Pourquoi pas ? Petit hôtel, chambre avec douche, bidet. Le métier est dur, la chair est triste…

Remarque, les types en mal d’aventures, on pouvait aussi les croiser au Cheval Blanc, terminant leur Suze accoudés au comptoir. Comme le jour où la patronne a entrepris de me mettre en contact avec Roger, parce que c’est la grève et que les trains ne circulent plus. Donc, impossible de rentrer sans Roger, mais ne vous inquiétez pas, c’est un type bien, vraiment correct.

Ça veut dire quoi, correct ?

Propre ?

Sûrement.

À dix heures, je suis à Laon. Le demi-soleil de cette première journée est un avant-goût des petits matins frileux qui suivront. Les voies qui semblent désaffectées, la Micheline, les deux gamins qui se partagent une cigarette, les wagons vides et leurs banquettes en skaï… Et ces gamins, sur le quai, que je ne comprends pas… Ils se parlent et je ne comprends pas. C’est du français, mais du français auquel je n’entrave rien, que quick.

Si je ne les comprends pas, les élèves, ça va bien commencer…

On dirait les permanences de Patrick… Dans la caserne, avec son copain Michel, l’agrégé de russe, ils remplissent la main courante en pastichant Roland Barthes. Ils inscrivent « Réitération du téléphonage » sur le registre, juste pour dire que ça a sonné deux fois et se payer la tête du sergent. Ensuite, ils marchent dans un champ de neige par moins dix degrés, puis Patrick arrive dans les baraquements, en pleine nuit. Le lendemain matin, au réveil, il ne comprend rien. Il ne comprend pas les mots. Il pense qu’il a été emmené dans un pays étranger. Il reconnaît la syntaxe, c’est du français, mais il ne comprend pas les mots. Comme ce bébé aux États-Unis, à qui on a donné son port d’armes à dix mois : on ne peut pas comprendre. Ceux de Patrick, au réveil, quand il finit par mieux capter, ils se racontent en riant comment ils aiment tirer au fusil à pompe sur leur grand-mère, le soir, dans le jardin, pour m’amuser. Et ils se comprennent.

Lui, quand il meurt du sida au début années quatre-vingt-dix, il ne peut pas imaginer un monde où Roland Barthes n’existe pas.

Pareil pour les premières journées de lycée : il gare son coupé sur le parking (lequel coupé finira comme on l’imagine…), il avance vers sa classe en balançant son vieux cartable et commence la leçon. Puis, il s’aperçoit que personne ne l’écoute. Tu te rends compte, j’ai soudain réalisé qu’ils ne m’écoutaient pas. Tu te rends compte… Interloqué, déconcerté, il s’adresse au fond de la salle, poliment et avec élégance, car il est exquis :

– Corinne et Vanessa, s’il vous plaît, auriez-vous l’obligeance d’abaisser le niveau sonore de cette conversation, dont toutefois je ne mets pas en doute l’intérêt ? 

Et, aussi sec, il se voit répondre :

– Toi, lèche-toi les couilles!

Aussi sec.

Les miens sont plus faciles, heureusement. Emploi, crise, plan social… Depuis qu’ils ont fermé l’usine de klaxons, m’dam, c’est plus pareil… Plus résignés, aussi :

– Corinne, a va quitter le lycée, m’dam, termine pas sa Seconde G. A va s’marier, Corinne. Alors là… Le bol, qu’elle a, Corinne, mais alors le bol qu’elle a… (Soupir).

Et plus gentils :

– En tout cas, moi, ce que je voudrais, plus tard, c’est pouvoir rester ici. Parce que la région, m’dam, elle est super belle.

(Je ne dis rien). 

Un soir, un peu avant la sonnerie de dix-huit heures, j’essaie le fameux « Vanessa, auriez-vous l’obligeance de…» Pour voir...

– Alors là, m’dam, l’obligeance, c’est trop la crise… 

Ils sont pliés de rire, moi aussi, puis le calme revient, heureusement, car la porte s’est ouverte et le censeur vient d’entrer.

Par surprise, pour vérifier.

J’ai levé les mains (paumes vers le ciel) et je dis (mais ils ont déjà obtempéré) :

– Vous vous levez.

D’un seul bloc, la classe se lève, dans un silence impressionnant. Je les aime, je les aime tant à ce moment-là. Pas lui, pas le censeur, pas lui qui ne sait plus comment justifier sa venue (c’était pour vérifier.)

...

Ensuite, c’est la gare, l’hôtel du Cheval Blanc, la traversée… Le chauffeur de taxi me dit qu’en 1914, la ville de nulle part fut un important centre de triage pour les soldats qu’on aiguillait vers le front. J’imagine les rails, les casques, la précipitation. J’entends les cris de ceux qui s’interpellent, la fureur, le bruit, je vois les chevaux qui se cabrent… Depuis, tout a changé, l’usine de klaxons va fermer, la ville que nous traversons dans le silence du matin est un désert. La région est en crise, dans un triangle de reconversion qui ne s’en sort pas. Plus tard, je découvrirai les gens, pas seulement les élèves, ceux de là-bas, les jeunes, ceux qui rôdaient désœuvrés autour des flippers, engoncés dans leurs blousons de cuir, traînant derrière eux des enfants minuscules et si pâles…

Sur ce front-là, au milieu des années quatre-vingt, il y a plus de trente ans déjà, c’était déjà comme ça.

En 2007, quand je l'entendrais  se pointer, le futur ex-président, un peu comme Marguerite à Lépange-sur-Vologne, pas beaucoup mieux, et nous dire que tout allait changer, je ne pourrais pas le croire, parce que je savais que c’était déjà comme ça, et depuis longtemps.

Dix minutes de trajet, des maisons jointives, des commerces, puis une sorte de no man’s land. Un terre-plein vide, avec, posé dessus, le lycée polyvalent. Je suis devant la grille, mais il est déjà plus de onze heures. J’ai juste le temps de croiser deux élèves, deux petits mecs en blouson, et d’entendre leur réflexion moqueuse : « Eh ben, ils les prennent de plus en plus jeunes… Me d’mande bien dans quelle classe vont la mettre… »

Une grande allée, un préau, enfin un escalier de quelques marches. Du haut de l’escalier, s’avance un petit groupe.

C’est lui que j’ai vu en premier, le censeur. Il est de haute taille et descend calmement les marches, suivi de la petite cohorte de mes futurs collègues. Sur ses talons, un gros monsieur, manifestement aviné, manque de se flanquer en l’air ou de m’aider à paraphraser Flaubert : On le retient, on l’entoure, c’est le proviseur ! Plus tard, je ne verrais jamais cet homme autrement qu’entre deux vins, toujours à chanceler quelque part…

Puis, le censeur vient vers moi. Je bafouille quelque chose comme :

– Je m’appelle Emma Rougegorge, je suis agrégée d’histoire et je suis nommée ici.

Il regarde sa montre, et lâche la réponse. Glacée, elle est glacée, la réponse :

– Voilà un bien mauvais début dans l’établissement.

Un bien mauvais début, d’accord. Et ça se termine en couilles, d’accord. J’aurais dû m’accrocher au volet, voilà, encore Francis Ponge et ses foutus sapates. Et c’est vrai aussi que je parle mal, c’est vrai, mais bon, aimer la langue, c’est en aimer la chair, aussi, alors je peux bien dire que ça part en couilles. En capilotade, si vous préférez, ça part en capilotade… Pour faire plus sérieux, plus savant, et pour que vous ne croyiez pas qu’on les confie à n’importe qui, vos enfants, dans l’Éducation nationale.

C’était juste pour décrire ma lune de miel avec l’institution, avant de vous parler de celle avec Thomas.

A suivre

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Prochain épisode : L'hôtel du Cheval Blanc

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