Et si pourtant c’était vrai ? Et si l’architecture, à force de se vouloir iconique, avait finalement trouvé dans la seule image son véritable destin ? Sa véritable efficacité ? Et si l’importation massive des logiciels d’Hollywood, au tournant du millénaire, avait de fait déclenché un mouvement inverse : le passage de la discipline, avec armes et bagages, dans l’économie de l’image ?
L’idée passera d’abord pour saugrenue. Examinons pourtant un exemple : celui de Chengdu, dans l’Ouest de la Chine – où se monte un ordinateur sur cinq dans le monde. En 2007, soit deux ans avant le transfert définitif de l’activité d’Intel depuis Shanghai, Chengdu organise un concours d’architecture, remporté par la regrettée Zaha Hadid. Un Centre d’Arts doit s’élever là, spectaculaire architecture blob-organique, dont les formes paramétriques assurent, en dehors de toute collection, le haut niveau culturel de la ville.

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Presque dix ans plus tard, et quelques procès pour corruption, rien n’a pourtant vu le jour, et la mort de l’architecte n’est pas de bon augure pour la suite des événements. Qu’importe ! Sur Dezeen, l’un de blogs d’architecture les plus visités au monde, le musée est le troisième projet de Hadid le plus vu des internautes. Son image a fait le tour du globe. Des amis partent même cet été en vacances dans la belle ville de Chengdu…
Vous n’y croyez pas ? Faites l’expérience vous-mêmes. Tapez « Changsha architecture » sur Google Images. Quelle pluie de bâtiments ! Tous plus saisissants les uns que les autres, il faut bien le dire. Et d’architectes pour le moins renommés : Zaha Hadid, Coop Himmelb(l)au…

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Mais combien de projets arriveront-ils à maturité ? Combien ont d’ores et déjà été abandonnés ? Pour commencer, Coop Himmelb(l)au a présenté le formidable anneau métallique de son Centre d’Art pour le concours remporté par Hadid… qu’il a donc perdu. Out. La smart city dessinée par Asymptote dépassera-t-elle le stade de Masdar, dont les magnifiques rendus (Norman Foster) n’ont pour l’instant donné lieu qu’à quelques édifices perdus dans le désert ? Le pari est dit perdu ici ou là. Quant au Zoomlion Exhibition Center, il donne lieu à un très beau film d’animation, digne de l’ouverture du prochain Transformers (le ciel orageux du générique ! la musique !).
Mais les informations ne viennent que de son concepteur californien, Amphibianarc, qui ne lui prête pas un degré de réalité bien élevé, et dont la page web est littéralement remplie de rendus virtuels destinés aux villes chinoises en tous genres… Quelque chose comme le miroir de « Changsha architecture », et le signe d’un système économique effectif.

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Car il y a là une ville seconde, brillante, séduisante, placée généralement au rang des fantasmagories, mais qui existe réellement, si l’on veut bien ne pas limiter le réel à ce que l’on touche. Certes, le rêve de Changsha ne peut perdurer que si certains projets vont jusqu’au bout, s’ils assurent au reste des rendus une dimension virtuelle, et pas seulement imaginaire. A la différence de Chengdu, le projet de Zaha Hadid est ici largement mis en œuvre, et ne devrait guère tarder à être inauguré. Juste à côté, une agence moins fameuse, Archea, est en train de construire en dur ce qui ressemble fort à la Providence de Divergente (on en trouve un autre exemplaire dans la banlieue de Shanghai). Mais le ratio à tenir entre rendus et projets réalisés est bien difficile à établir.

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D’autant plus même qu’en attendant, cette ville virtuelle pourrait bien produire quelque valeur ajoutée. Car Changsha doit rivaliser avec Chengdu. A tout le moins ne pas trop perdre de terrain. Une main d’œuvre à bas prix fait assurément le charme supérieur de bien des villes chinoises. Mais il faut encore y attirer les cadres, les commerciaux, les investisseurs eux-mêmes… qui espèrent y trouver une ville à leur image. L’économie de l’image, justement, n’est dès lors pas à négliger. Pas plus que l’économie tout court. Un concours d’architecture coûte infiniment moins cher qu’un bâtiment, complexe de surcroît…
Bien sûr, tout n’est pas si simple. L’explication courante n’est pas à écarter : la crise aura empêché bien des réalisations que des temps meilleurs pouvaient faire espérer. L’économie de l’image n’aura peut-être agi que dans un second temps, inconsciemment. Ce qui ne lui ôte pas de son efficace. Car d’un certain point de vue, aucunement à négliger, la profusion des rendus les plus spectaculaires aura peut-être suffi à garantir une probabilité initiale, et contribué à attirer les industries et capitaux à même de nourrir les premiers bâtiments de chair et de béton…
En ce point, d’ailleurs, un certain type de réel réapparaît. Car le Centre d’Art de Chengdu, si l’on veut bien croire qu’il ne s’est jamais vraiment agi du développement artistique de la ville, mais de son équivalent économique, n’aura peut-être pas été moins efficace que s’il avait réellement existé. Il aura travaillé à sa manière à l’expansion de la ville. Après Intel, c’est Foxconn qui y a installé ses usines en 2010. Leur architecture pourtant, comme celle des immeubles-dortoirs qui les accompagnent, est pour le moins éloignée du génie baroque de Zaha Hadid. A Chengdu, sous couvert de formes paramétriques restées virtuelles, l’orthogonalité des usines de Détroit a retrouvé de l’actualité. De belles usines bien droites, pour une belle production à la chaîne, digne du grand Taylor.

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L’analogie avec le projet de Greg Lynn présenté à la biennale se révèle ainsi des plus frappantes. D’un côté le blob virtuel ; de l’autre la géométrie bien réelle de la production matérielle. La seconde toujours en-dessous de la première, symboliquement. Mais le contexte se montre évidemment divers, et même comme inversé. Là où il s’agissait de définir une ville post-industrielle au-delà des usines abandonnées, c’est une industrialisation massive que permet en fait le baroque informatisé. Et qu’il vient recouvrir d’une délicate couche culturelle, évanescente, légère, tellement légère… qu’on se demande si cela ne finira pas par devenir sa principale qualité.
(A suivre)