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Billet de blog 10 avril 2016

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Batman vs Superman, petite géographie sociale du choc héroïque (I Back to Detroit)

Interroger les blockbusters du point de vue de l’architecture, plutôt que de leurs scénarios indigents, permet aussi de retrouver la dramatique géographie sociale du néolibéralisme.

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Batman versus Superman versus Divergente, même combat ? Chicago versus Détroit, à nouveau ? Pour une même fictionnalisation du territoire américain ? On l’aura compris : il s’agit encore une fois de tenir villes et architectures pour les personnages principaux des fictions cinématographiques les plus partagées – manière aussi d’échapper à l’encombrante idiotie de leurs scénarios manifestes.

Chicago était d’ailleurs attendue dans ce nouveau rôle, au moins autant que Ben Affleck, qui endossait pour la première fois la peau de la chauve-souris. Disons-le tout de suite : elle s’en tire plutôt bien. La ville fait admirablement la générique, et parvient à camper une Metropolis sans grand relief – c’est un peu son job – mais tout à fait acceptable.

Illustration 1
batman-vs-superman-premier-trailer

Les silhouettes les plus identifiables en ont été gommées : la Sears Tower est légèrement retouchée, on ne voit ni Marina City ni surtout le John Hancock Center qui servait à situer Chicago dans Divergente. Le très reconnaissable Crain Building – qui exhibait longuement, dans le premier trailer, son gigantesque losange en forte pente, et signait du même coup le Millenium Park – s’est fait sensiblement plus discret, jusqu’à disparaître tout à fait de la scène.

Mies van der Rohe, quant à lui, répond toujours à l’appel. Superman fait au moins un de ses atterrissages sur la Federal Plaza. Plus surprenant, Batman s’est choisi pour résidence la Farnsworth House, mythique parallélépipède vitré posé dans la campagne de Chicago. C’est là le véritable choc de l’année. Les alentours ont été transformés en lac – sublimant l’inondation fréquente du terrain – et la structure en acier, chauve-souris oblige, a été repeinte en noir. L’extraordinaire transparence miesienne, légèrement surélevée, permet de pétillants contrastes avec les vastes sous-sols hyper-technologiques où s’enfouissent les secrets du héros. Tout autant que l’opposition au manoir en ruine de la famille Wayne, le paradoxe entre surface et profondeur marque bien l’inconscient d’un personnage qui ne vit le développement de la modernité que sous le signe du traumatisme.

Illustration 2
mies-van-der-rohe-farnsworth-house-2006

Le tout ne va pourtant pas sans difficulté. En emménageant dans une villa aussi fameuse, le chevalier noir se lie intimement au destin de Chicago, soit la Metropolis de Superman. Ce qui, au vu de l’opposition légendaire entre Metropolis et Gotham, soulève quelques interrogations. Que l’on y pense un peu : en début de film, la puissante entreprise de Batman / Bruce Wayne a même son siège social au cœur de Metropolis !

Les deux villes, il est vrai, ne sont plus aussi éloignées : seul un lac les sépare, pas même aussi grand que ceux autour desquels furent fondées Chicago et Détroit – soit les deux villes dans lesquelles a été tourné le film. Stylistiquement, la différence n’est même pas toujours évidente...

La tension entre les deux pôles urbains ne manque pourtant pas de s’imposer. La première scène à Gotham – ville du crime crapuleux par opposition à la racaille patronale de Metropolis – profite d’une maison à l’abandon de Detroit. Quand Batman attire Superman sur son terrain, c’est pour finir dans la gare désaffectée de la ville, la Michigan Central Station – en couverture de Detroit, vestiges du rêve américain (Marchand et Meffre, 2010), et désormais aussi célèbre que le Millenium Park sur lequel trône la statue du kryptonien. Extérieur, intérieur, aller, retour, plongée, contre-plongée (au sens propre !) : la gare à l’abandon est encore surexploitée. Batman versus Superman, c’est aussi, de toute évidence, Gotham contre Metropolis, la ville noire contre son double de lumière, Detroit versus Chicago.

Illustration 3
michigan-station-dans-batman-vs-superman-trailer

Un détail ? Quand le scénario requiert un terrain neutre, Clark Kent et Bruce Wayne en tenue de ville se rejoignent dans l’Eli and Edythe Broad Art Museum, réalisé par Zaha Hadid pour la Michigan State University. Soit à Lansing : ville universitaire quasiment à égale distance de Chicago et de Detroit – un peu comme l’hôpital de Lexington, dans Walking Dead, se révélait à mi-chemin de Detroit et Atlanta. Que le film respecte une géographie impossible à déceler pour l’immense majorité de ses spectateurs ne manque pas de sel – mais n’est pas si rare. Les logiques de production et de tournage sont quant à elle directement ancrées dans le territoire.

Illustration 4
batman-vs-superman-trailer-eli-and-edythe-broad-art-museum

Reste évidemment l’anomalie de la scène d’ouverture. L’effondrement de la tour Wayne, à Metropolis, a été filmé au centre de Détroit : le 11 septembre s’y remet en scène, non sans obscénité, sur Congress Street très exactement.

A s’en tenir au cataclysme plutôt qu’à l’identification terme à terme, l’équation trouve pourtant à se résoudre : Gotham naît d’abord de la chute de Metropolis, comme la chute de Détroit, depuis son incroyable prospérité industrielle, polarise le terrible destin qu’aurait pu connaître, que pourrait encore connaître, que connaîtra peut-être Chicago. La destruction virtuelle de Chicago – telle que la fantasme Batman en un moment du film – ou l’envers du décor.

Illustration 5
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« Hiroshima est partout », écrivait Günther Anders. « Pour ce qui est de l’avenir, s’il se trouve quelque part, écrit Alexandre Friederich, c’est à Détroit ».  Impossible d’y couper : durant plus de deux heures, la menace et la ruine se voient détournées de Chicago / Metropolis pour tracer le territoire même de Gotham. Guet-apens tendu à Superman, guet-apens tendu à l’infâme resucée du général Zod, multiples secousses atomiques… Détroit se définit avant tout par la violence dont elle est le réceptacle – et à laquelle Chicago échappe miraculeusement, ou presque.

A bien y regarder, la scène d’ouverture ne se réduit d’ailleurs pas à un paradoxe purement géographique : le 11 septembre s’y voit explicitement associé à la première apparition de Superman – dont le vaisseau déchire plusieurs buildings, avant que son corps à corps avec Zod ne fracasse la tour Wayne. L’anecdote, du point de vue du scénario, justifiera la rancœur de Batman ; mais c’est là la part la plus inconsistante du film. Que deux pôles aussi opposés de l’imaginaire américain se voient juxtaposés – que le superhéros soit également à la racine du désastre – se révèle autrement surprenant. Et pourra peut-être justifier une énième variation sur une formule trop fameuse : mais, au fait, de quoi Superman est-il exactement le nom ?

(A suivre)

PS : Le détour par Lansing ne manquera pas d’intriguer. Il n’est pourtant pas sans piment. Un rapide passage par Google Images suffira en effet à vérifier que l’angle choisi dans le film, s’il permet la mise en scène d’une foule et d’une cérémonie réussie, ne correspond guère à celui qui a fait la réputation du bâtiment et qui a certainement commencé par allécher le chef-décorateur : une sorte de gueule de requin angulaire, aussi belle qu’agressive. Rappelons seulement que les deux protagonistes sont attirés en ce lieu par Lex Luthor, et que leur confrontation marque le premier pas de l’engrenage fatal : ils sont tombés dans la gueule du loup. Le plan attendu du Musée – qui dramatiserait assurément le discours de Luthor, à l’intérieur – a-t-il été tourné, puis coupé ? Reste-t-il dans les limbes du film, avec la redéfinition mythique de l’architecture qu’il suppose ? En deuxième semaine de projection, la gueule vorace s’est refermée sur Zaha Hadid elle-même, emportée à l’âge de soixante-cinq ans. Non sans cruauté.

Illustration 6
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A lire : pour une saisissante plongée littéraire dans Détroit (on n’y trouvera pas l’histoire détaillée de la ville), Alexandre Friederich, Fordetroit, Allia, 2015.

Pour une approche des rapports historiques de Superman et Batman à la ville (New York et Chicago essentiellement), Federico Pagello, Grattacieli e superuomini. L’immagine della metropoli tra cinema et fumetto, Le Mani, 2010.

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