Pourquoi l’architecture vient-elle si souvent d’ailleurs ? Et quel lien faut-il tisser entre cet ailleurs et le pouvoir présent qu’elle accompagne ? Voilà bien, du Trocadéro à la Thaïlande, du rêve impérial de Rome retrouvée au songe européen d’une Asie indéterminée (c’est aussi la Corée), ce que Kim Kong contribue à ausculter. Et ce, sans oublier le modèle de déplacement architectural par excellence qu’est la série Le Prisonnier, nouvelle pierre de touche de tous les néo, de toutes les architectures aliénées.
Il faut dire que le modèle est actif. L’imaginaire de la série a trouvé, depuis 1968, à se développer, et envahir bien des genres. On en retrouvait la trace, récemment, dans un comics : un centre de traitement des super-vilains était installé par le Shield dans un « village » revu et corrigé : Pleasant Hill, dont le personnage principal tente d’abord, comme de juste, de s’enfuir (ensuite, c’est visiblement plus compliqué).

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Il n’est pas jusqu’au rapport à l’Europe et à son influence sur les paysages les plus lointains qui ne se retrouve dans une des réémergences majeures du village. En 2009, AMC, fière du succès obtenu par Breaking Bad, produisait un projet pour le moins ambitieux : une récriture contemporaine du Prisonnier. A vrai dire, Jim Caveziel, qui y tenait le rôle-titre, ne risquait pas de faire oublier la performance hors-norme de McGoohan. Mais au moins le décor était-il modifié : n° 6 se réveillait, non plus dans sa chambre, mais sur une dune, au milieu d’un désert impressionnant.

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Le village qu’il ne tardait pas à rejoindre avait aussi de quoi plaire. Des rangées de maisons triangulaires y composaient un pittoresque camp de vacances. D’ailleurs, c’en était un. Ce qui ne se révélait qu’à la toute fin de la série historique – que Portmeirion était un hôtel – est ici évident. L’ensemble est trop homogène pour reprendre la critique du collage postmoderne. Mais le camp de vacances n’est jamais qu’une partie du village. On y trouve aussi le Musée, la salle de concert philarmonique… et les bus de tourisme. Tout ce qu’il faut pour un séjour cultivé – plus la clinique, bien sûr – et le tout dans un style néo-maure mâtiné d’art déco, de chalet quelque fois. Un petit paradis – que les voyagistes les mieux avisés vous proposent encore.

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On se gardera bien, dès lors, de reprendre l’intrigue. La géniale absurdité de la série s’alourdit de mystère dans la resucée, de pathétique, jusqu’à frôler l’idiotie. A tout l’appareillage électronique jadis pointé sur McGoohan – ô la belle interrogation de la cybernétique, du conditionnement… – a succédé un pitoyable duel psychologique entre n° 6 et n° 2, le maître du village, qui pour notre plus grand malheur n’est plus interchangeable, et a pris les traits de Gandalf…

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Au village, nul n’imagine qu’il puisse être un ailleurs… Au cours de ses errances rebelles, n° 6 découvre pourtant quelques indices de dépaysement qui, étrangement, renvoient moins à son propre transfert qu’à la nature même du village. Dans le désert, il bute ainsi sur les vestiges d’une ancienne gare abandonnée. Et même une gigantesque ancre de bateau. Une femme dit entendre le bruit de la mer. On la touche, on s’y jette, on s’y noie, à moins que tout ceci ne soit que le produit de l’imagination. Quand on revient, tout est à sec… Et puis, au loin, apparaissent deux hautes tours jumelles, lumineuses…

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Du village, le prisonnier rêve encore le New York qu’il fréquentait. Un New York tragiquement perdu : il ne saurait être question, en 2009, de retrouver les Twin Towers. Un New York qui, une fois frappé ce symbole de son modernisme, revient peut-être au Village – c’est ainsi après tout qu’on nomme Greenwich. La ville n’y conjugue pas les figues les plus hautes… et l’on y croise volontiers la Jefferson Market Library, son délicieux néo-gothique.
Pour qui s’intéresse aux conditions pratiques de la série, l’histoire est pourtant plus subtile. On entend la mer ? Rien d’étonnant ! Swakopmund, qui a accueilli le tournage, est justement sur la mer ! Les vestiges d’une gare émergent du désert ? Oui, mais c’est surtout la résidence de n° 2 qui a été en situé en plein dans l’ancienne gare de Swakopmund – passée depuis au rang d’hôtel. Cet arrière-pays que le personnage cherche en vain n’est autre que lieu de tournage lui-même. Le réel, que vient voiler la fiction, ne cesse de refaire surface, comme le New York originel du personnage.

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On a développé ailleurs cette idée paradoxale : que le cinéma, en-deçà de sa fiction propre, pouvait tout aussi bien impliquer sa géographie matérielle – et ce quelle qu’en soit la perception du spectateur. C’est là un cas extrême où la fiction est totalement polarisée par le décor dont elle se sert. On comprend d’ailleurs aisément pourquoi : parce que Swakopmund, tel qu’en lui-même, est déjà un « village », le creuset d’une identité trafiquée.

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Swakopmund a été fondée en Namibie en 1892 par les allemands, qui avaient colonisé le pays huit ans plus tôt. La ville devait alors en devenir le principal port. Et deux au moins des décors du Prisonnier, l’ancienne gare et l’ancien phare, sont dus au même architecte berlinois, Wilhelm Sander – également responsable de trois pittoresque châteaux dans la capitale namibienne, Windhoek. On ne sait d’ailleurs tout à fait ce qui frappe le plus, à considérer les diverses réalisations de Sander : la germanité, tellement irréelle en ces régions désertiques, ou la tentation d’un exotisme pseudo-local, entièrement reconstitué. L’omniprésence de l’autre, ou la refonte spectrale de sa propre identité…
Subrepticement, Kim kong revenait de la Corée vers nos anciennes blessures. Le Prisonnier 2009 glisse quant à lui du traumatisme new-yorkais à l’exploration de la ville coloniale. Ou mieux, néocoloniale. Car c’est là toute l’actualité du village que de nous faire passer d’une colonisation politique et militaire à la refonte des territoires par l’économie touristique et aux étranges identités qu’elle recombine. Ou comment occuper ses vacances…
(A suivre…)

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