La traduction, objet constant de l'automatisation
Aux origines du désir d’automatisation de la traduction, on trouve les recherches effectuées aux États-Unis sur les systèmes d’information à partir des années 1950. Dans ce contexte de guerre du renseignement, la traduction est perçue comme une entreprise de déchiffrement. Au cours des décennies qui suivent, l’informatique poursuit son développement et la fin du xxe siècle voit la généralisation de l’ordinateur personnel.
Une traductrice spécialisée dans l’audiovisuel nous fait part de son expérience de l’automatisation croissante à laquelle elle a été confrontée depuis son apprentissage à l’université :
« Quand j’étais à la fac au milieu des années 1990, mes professeurs de Traitement Automatique des Langues (c’était une option en Langues étrangères appliquées/Langues et civilisations étrangères) prédisaient que la traduction automatique serait au point vingt ans plus tard. À une décennie près, ils ont été exaucés. En admettant que ça soit au point, ce qui à mon avis est contestable. Mais le fait est que ces systèmes sont de plus en plus largement utilisés y compris par le grand public, qui s’y fie plus ou moins aveuglément, avec DeepL notamment.
« Selon moi, le déferlement de l’IA début 2024 n’est que l’aboutissement d’une transformation insidieuse et profonde des règles du jeu économique, parallèlement aux évolutions technologiques très rapides ayant eu pour effet le sabotage progressif et implacable de nos métiers, qui relevaient de l’artisanat jusqu’aux années 1990. »
Elle précise les conséquences de cette évolution dans le domaine de la traduction cinématographique et audiovisuelle :
« Sur le plan financier, nos rémunérations ont été divisées par trois en vingt ans (en moyenne), conséquence des délocalisations (d’abord en Angleterre et en Belgique dès le début des années 2000, puis au Maghreb, puis partout), de la dématérialisation et de l’ubérisation, et enfin, de l’automatisation. En parallèle, il y a eu une explosion du volume de contenus audiovisuels, d’abord les DVD, puis la TNT et le web. Ça n’a jamais profité aux travailleurs en bout de chaîne que nous sommes. On est vite devenus des variables d’ajustement. Sans compter les dérives propres au secteur de l’audiovisuel, privé comme public : salariat déguisé, changements d’intitulé métier au détriment des salariés (les salaires minimum varient selon le poste), abus du statut d’auto-entrepreneur… Les employeurs/clients flirtent avec l’illégalité ! La concurrence fait le reste.
« Sur le plan du processus, on a perdu en grande partie le côté humain, intellectuel (cérébral) et artisanal. Il a fallu travailler toujours plus vite, quitte à négliger la qualité (c’est le rendement qui prime) et il faut bien admettre qu’une majorité de sous-titreur·ses a accepté les baisses de tarif, les délais intenables, le fonctionnement de type “shark tank”[i] pour la répartition du travail, en bref, la merdification généralisée. En plus, depuis dix ans, des multinationales s’en mêlent et rachètent certains petits labos* qui font faillite. »
Qualité dégradée, rémunération divisée
Cette évolution a provoqué une dégradation généralisée de la qualité des traductions et de la rémunération des traducteur·ices. La traduction technique en souffre particulièrement, notamment via les missions attribuées par les agences, comme le rapporte une traductrice de ce domaine :
« Voici les consignes données pour le tout nouveau workflow* : “valider ou modifier légèrement une traduction automatique alimentée par l’IA, afin de garantir le sens d’origine du texte et éviter toute erreur trop grave. La qualité attendue se situe entre la traduction automatique brute et la traduction humaine.”
« L’agence fait donc délibérément le choix de proposer une traduction de moindre qualité (pour laquelle les traducteur·ices sont bien entendu payé·es moins cher), et va prochainement la déployer comme paramètre par défaut. Il faut expressément, en tant que prestataire, signaler qu’on ne souhaite pas être sollicité·e pour ce type de travail si cela ne nous intéresse pas. »
Dans l’audiovisuel, le phénomène est identique. L’expression anglaise « good enough » s’y est répandue pour indiquer qu’une qualité médiocre en sous-titrage peut tout à fait suffire à certaines réalisations, notamment celles destinées aux plateformes de streaming ou aux réseaux sociaux, comme le déplore cette consœur :
« On vit dans un monde de merde monté sur un train à grande vitesse qui fonce vers un gros mur. J’ai espoir que, dans l’audiovisuel, le côté “image et contexte” nous fasse gagner un peu de temps par rapport à la traduction technique, mais je sens la catégorisation “machine / machine + humain / seulement humain” arriver très vite ici pour du “télénovela / tv-réalité / programmes premiums” par exemple. Et que la culture de la médiocrité actuelle ne va pas dans notre sens non plus. »
La post-édition et l’IA sont présentées aux commanditaires comme une manière de « réduire les coûts ». Bien entendu, les « coûts » en question concernent principalement la rémunération des traducteur·ices, au prétexte fallacieux que, puisqu’on leur demande de post-éditer en moins de temps qu’ils ne traduisaient autrefois, leur tarif peut être révisé à la baisse. En voici un témoignage supplémentaire dans le secteur de l’audiovisuel, devenu coutumier du fait :
« Mon client principal m’a baissé de force mon tarif d’un tiers en échange de l’“occasion” de relire les sous-titres d’une IA. J’ai essayé quelque temps, quand même, sans trop avoir d’autres options, puis finalement je n’ai pas supporté, car je ne gagnais plus suffisamment pour me permettre de relire “correctement” l’IA et survivre. Depuis, je n’ai plus du tout de travail en sous-titrage, car ce client représentait le gros de mon travail, quand bien même il ne me fournissait pas tout, et ce depuis plus de sept ans […]. Cela a été et cela reste une véritable catastrophe financière pour moi. »
La généralisation de cette pratique est à l’œuvre dans bien d’autres domaines de traduction :
« Cela revient moins cher au client final, donc le traducteur est payé moins cher, pour une tâche devenue ingrate. Que ce soit du contenu éditorial ou des sous-titrages de documentaires, je corrige, tel un robot, le travail effectué en amont par un robot. Plus aucune part de créativité n’est possible. En outre, ces missions doivent être effectuées très rapidement, et sont souvent attribuées selon le principe du ”premier arrivé, premier servi”.
« Bref, d’une activité épanouissante, où mes compétences, mes qualités humaines et intellectuelles étaient utiles et nécessaires, mon métier de traductrice [est devenu une activité qui] ne veut plus rien dire aujourd’hui. Et ma deuxième casquette en tant que correctrice prend le même chemin. »
Accélération des cadences, perte de sens du métier
Avec la dépossession évoquée dans la première partie de ces témoignages, l’un des effets majeurs est, en effet, la perte du sens d’un métier dont l’attrait reposait jusqu’à maintenant sur la créativité et l’inventivité. En outre, la correction de textes générés par la machine est bien loin de faire gagner du temps – si tant est que cela soit un critère pertinent – et sape l’essence même du travail de traduction, comme ici en sciences humaines :
« J’ai perdu du temps à tenter de “sauver” une version française inintelligible avant de revenir à mon véritable travail de traductrice : déplier et analyser le sens du texte original et le reconstruire dans la langue cible. »
Quel que soit le domaine concerné, la traduction comporte une dimension importante de recherche terminologique et documentaire, phase qui elle-même se trouve fortement dégradée par la systématisation de l’IA dans la production de textes et documents disponibles sur Internet, source indispensable, mais pas exclusive, des recherches effectuées par les traducteur·ices. Là aussi, la perte de sens est à l’œuvre.
Chargée de traduire depuis l’allemand l’autobiographie d’un aventurier, une traductrice a cherché à se documenter sur le parcours de celui-ci, mais ses recherches en ligne l’ont menée de déception en déception :
« Ce qui m’intéresse comme traductrice, c’est de savoir “ce qui s’est passé” et “comment on dit ça”. Plus précisément, ce qui s’est passé dans le monde réel et comment les gens disent. À cause des IA génératives […], tout ce que je trouve en ligne est devenu moins fiable. Un texte généré par un système, un texte que personne n’a pris la peine d’écrire, ne m’aide pas du tout à travailler. La diffusion de traductions automatiques sur tout le web m’oblige à repenser la manière dont je me documente. Heureusement, il reste des sites fiables, des revues, des livres… et des gens ! »
Épuisement mental et physique
La post-édition et la correction de transcodages générés par IA provoquent en outre un épuisement mental et physique :
« J’ai accepté de faire de la post-édition sur des textes techniques pour une agence de traduction il y a quelques années. Par contre, j’étais lessivée après quelques heures de travail. J’ai compris que post-éditer un texte demandait un niveau de concentration soutenu qu’il est très difficile de maintenir des heures durant. J’ai aussi souffert de fortes douleurs oculaires, probablement parce que la post-édition est plus passive que la traduction et nécessite moins de mouvements oculaires (peu de recherches poussées, de changement d’écran, de micro-pauses de réflexion, etc.). »
Mêmes effets dans le domaine du jeu vidéo où la post-édition est courante :
« L’ensemble de l’évaluation m’a fatiguée mentalement et physiquement. Je me suis demandé, pendant les 60 heures de travail, si ça valait vraiment le coup. J’y ai mis mon cœur, ma colère et ma passion et le seul retour que j’ai eu, ce sont de nouvelles demandes en traduction humaine, comme avant. »
L’issue est ici heureuse puisque le client a décidé de revenir à la traduction 100 % humaine.
Perte de clients
Toutefois, la pression est telle qu’il est souvent difficile de refuser des tâches de post-édition, sous peine de perdre des clients, comme cette traductrice spécialisée dans les domaines juridique, industriel et des affaires :
« J’ai déjà perdu des clients parce que j’ai refusé les projets de MTPE* et je me suis battue pour leur expliquer que cela entraîne une perte de qualité significative. J’ai fini par accepter une partie d’entre eux pour résister sur le marché. »
Une traductrice, également autrice dialoguiste, rapporte une expérience semblable dans le secteur audiovisuel, après avoir traduit pendant de nombreuses années des scripts de dessins animés pour une société de production :
« Or, il y a un an et demi, au beau milieu d’un programme jeunesse, on m’a signifié que “la direction” souhaitait désormais confier les traductions dites “techniques“ à ChatGPT et on m’a proposé de relire et mettre en page le travail de l’IA, ce que j’ai poliment refusé en arguant que je refusais de scier la branche sur laquelle nous traducteur·ices étions assis·es. C'est ainsi qu’une collaboration de plus de quinze ans a pris fin, du jour au lendemain. Je n’ai même pas demandé les tarifs tant j'étais sous le choc. »
Le secteur de l’édition n’est malheureusement pas en reste. Les annonces de poste de post-éditeur·ice pour les presses de plusieurs universités, de même que pour certaines maisons d’édition indépendantes, en sont la preuve. Dans le genre de la romance, une traductrice ayant refusé de faire de la post-édition n’a jamais été rappelée, puis a remarqué, sur le site de l’important éditeur pour lequel elle travaillait, que venait d'apparaître un mystérieux traducteur parfaitement inconnu, dont on ne trouve aucune trace par ailleurs sur Internet.
Précarité du métier, abandon de la profession
La vague de la post-édition et de l’IA pousse certain·es traducteur·ices à quitter la profession temporairement ou définitivement :
« Prise de panique, j’ai donc arrêté… pendant un temps. Aujourd’hui, je suis à nouveau contrainte d’accepter la post-édition. Pour l’instant, j’ai la chance d’être bien rémunérée (aussi bien ou mieux qu’en traduction) et de pouvoir supprimer systématiquement la sortie machine* pour éliminer le biais d’ancrage*. Mais je vois chaque semaine des collègues jeter l’éponge, parfois après des années de carrière, et je sais que mes principes ne tiendraient pas longtemps si les missions venaient à se raréfier. »
Une traductrice indépendante, titulaire d’un master en traduction et en activité dans le domaine technique depuis six ans, nous confie :
« Avec l’avancée progressive et très rapide de l’IA, à moins d’un miracle en cours d’année – client(s) magique(s) réfractaire(s) à l’IA – je pense arrêter mon activité fin 2025. »
Continuer à exercer le métier de traducteur·ice, c’est, sous l’effet de la post-édition et de l’IA, vivre dans une précarité aggravée. Toutes les personnes exerçant cette profession ont en effet le statut précaire d’indépendant (auto-entrepreneur ou artiste-auteur).
Le rapport au savoir parasité
Détérioration de la qualité des traductions, diminution de la rémunération, perte de sens du métier et perte de clients, épuisement. Les effets de la systématisation de l’IA dans ce secteur d’activité sont clairement visibles et contribuent, en outre, à un aspect fondamental de cette évolution, qui dépasse largement le champ de la traduction et concerne l’ensemble de la société : le rapport au savoir s’en trouve parasité et dénaturé.
Souvent présentée comme un progrès et, à tout le moins, comme une évolution inéluctable, l’IA est fort peu remise en question. Une traductrice animant des ateliers consacrés à l’IA dans un lycée en a fait l’expérience, à l’occasion d’une recherche documentaire à l’aide de ChatGPT et de Mistral AI, afin de faire prendre conscience des limites de ces « outils » :
« Je n’ai pas convaincu grand-monde, les lycéens adhèrent presque tous à l’argument selon lequel si on n’obtient pas la bonne réponse, c’est ”parce qu’on s’y est mal pris”. Argument terrible car il persuade les usagers que la réponse qu’ils obtiennent est bonne puisqu’elle a l’air d’être bonne, preuve qu’ils savent s'y prendre, non ? Et voilà bouclée la boucle d’autoconfirmation paresseuse. »
Comme le résume avec limpidité un traducteur en sciences humaines :
« La visée de l'utilisation de ces machines étant essentiellement d’ordre économique et productiviste, je ne souhaite pas travailler plus pour gagner moins. Au-delà de la seule dimension des conditions de travail et de rémunération, il y a également un choix de société, de rapport au “savoir” et à sa production. »
La machine contre l’humain
Détraqué par l’usage de l’IA, le rapport au savoir est effectivement mis en péril. L’être humain se trouve concurrencé par la machine, investie du pouvoir factice de toujours avoir raison. Les dangers qui en découlent pour les facultés cognitives humaines sont manifestes :
« J’ai pris conscience du fait que la machine, loin de m’aider, travaillait contre moi, et qu’elle me rendait dépendante, incapable de traduire sans cette “aide” qui, en réalité, m’entravait. »
En traduction, les dangers potentiels de l’automatisation sont aussi très concrets, comme le rapporte une traductrice exerçant dans le domaine technique :
« Les agences présentent la traduction automatique et la post-édition (c’est-à-dire la correction de la sortie machine*) comme LA solution miracle pour les gros projets urgents, sans mettre leurs clients en garde contre les risques que cela représente. Derniers exemples en date pour lesquels j’ai été sollicitée : un rapport d’étude de bassin versant de plus d’un million de mots (2 000 pages A4 recto verso), dans un contexte de zones naturelles protégées et d’activités minières dans un pays en développement, et un appel d’offres de volume comparable dans le domaine du nucléaire, tous les deux à livrer en quelques semaines.
« Dans le meilleur des cas, c’est-à-dire en supposant que la qualité de la sortie machine soit équivalente à celle d’une traduction humaine, la révision nécessiterait au minimum six traducteur·ices spécialisé·es, immédiatement et totalement disponibles pendant un mois – c’est rare à ce niveau de compétences. Sachant qu’il faut le plus souvent tout retraduire (multipliez le temps de travail par quatre), c’est mission impossible, sauf à bâcler le travail.
« Quelles conséquences si les informations figurant dans la version traduite du rapport d’étude sont inexactes ? Qu’est-ce qui peut mal tourner si l’offre est rédigée sur la base d’un cahier des charges mal traduit ? L’environnement et les populations méritent mieux que ça, tout comme le travail de celles et ceux qui, sur le terrain et ailleurs, ont contribué à l’élaboration des documents. »
L’utilisation en traduction de l’IA, qui finit par tourner en boucle sur elle-même, ne peut conduire qu’à une impasse, avec parfois des conséquences dangereuses.
Le mépris
Une consœur résume d’un mot les effets de l’IA sur l’activité de traduction proprement dite et sur les personnes :
« Le mépris des agences de traduction pour nous traducteur·ices, même dans le cadre de longues collaborations, peut être désespérant et isolant. Mépris généralisé : pour les praticiens, pour les clients, pour le public en général (abêtissement). »
Depuis le début de cette série, nous rendons compte concrètement de ce que l’IA fait à la traduction, quelles que soient les combinaisons de langues concernées. Après le prologue, puis l’état des lieux témoignant de la dépossession à l’œuvre dans nos métiers, c’est en effet, au fil de ces témoignages, une véritable stratégie du mépris qui se dessine : mépris pour nos savoir-faire, pour la fidélité entre commanditaires et traducteur·ices, la législation en matière de propriété intellectuelle, le rapport à la connaissance, les textes et leurs auteurs, et les destinataires.
Il s’agit maintenant pour nous, traducteur·ices dépossédé·es, méprisé·es, précarisé·es, de passer à la riposte. Ce sera l’objet de notre troisième et dernière partie.
[i] Littéralement « bassin à requins » : plateforme de travail en ligne à laquelle les traducteur·ices se connectent afin d’obtenir un sous-titrage à effectuer, sur la base du « premier arrivé, premier servi ». [Note du collectif.]