L'INED a publié en mars 2021 une note intitulée "France 2020 : 68 000 décès supplémentaires imputables à l’épidémie de Covid-19."
Pour résumer ce qui va suivre, je suis presque d'accord avec le raisonnement des auteurs de la note, mais pas avec leurs chiffres.
Et ma principale critique est la suivante : la note ne cherche aucunement à établir le nombre de décès dus au Covid-19. Elle prend un chiffre (65000) qu'elle accepte comme valide sans le discuter, y ajoute 5% pour arriver à 68000, et se contente de chercher à justifier pourquoi ce résultat est plus grand que la surmortalité mesurée par l'INSEE. Et le chiffre de 68.000 morts du Covid n'est donc pas leur conclusion, mais simplement leur hypothèse de départ.
Et contrairement à ce que de nombreux médias semblent comprendre, l'INED n'a pas calculé ni étayé le chiffre de 68000 morts du Covid-19 par un travail approfondi.
Regardons en détail.
Que disent les auteurs de la note de l'INED :
1) si on compare le nombre de décès toutes causes confondues en 2019 et en 2020 en France Métropolitaine, il y a une différence de 55000.
C'est vrai, mais ce chiffre n'est pas celui de la surmortalité de 2020 par rapport à 2019, parce que la population de 2019 et celle de 2020 n'étaient pas la même au départ. (En particulier, au 1er janvier 2020 il y avait 360.000 personnes âgées de + de 70 ans de plus qu'au 1er janvier 2019.) Avant même d'entendre parler de Wuhan, on pouvait donc s'attendre à ce qu'il y ait plus de décès en 2020 qu'en 2019. L'INED chiffre ce nombre de décès supplémentaires attendus à 13000, sans expliquer leur calcul.
En retirant les 13000 décès supplémentaires auxquels les auteurs de la note s'attendaient, ils considèrent donc qu'il y a eu 55000 - 13000 = 42000 décès de plus que ce qu'on aurait attendu en 2020 sans Covid ni grosse grippe (c-à-d ce qu'on aurait eu avec une année semblable à 2019.)
2) Santé Publique France (SPF) compte 65.000 "décès Covid" à l'hôpital ou en EHPAD/EMS en 2020. Les auteurs de la note de l'INED disent qu'il faut ajouter ceux qui sont morts chez eux, pas décomptés, mais estimés à 5% des morts. Total : 68000.
3) Les auteurs de l'INED cherchent à comprendre pourquoi il y a une telle différence entre la surmortalité toutes causes de 2020 (+42000 morts) et le nombre de victimes du Covid-19 calculé d'après le chiffre de SPF (c-à-d 68000 morts avec les 5% ajoutés.)
Leur réponse convoque plusieurs idées :
- en 2020 on a été épargné par les autres causes de mortalité habituelles : quasiment pas de grippe (selon eux, il y a eu 12000 morts de la grippe en 2019 et à peu près aucun en 2020), moins d'accidents de la route du fait des restrictions (ils ne disent pas combien).
- les comorbidités : une partie des morts du Covid seraient morts d'autre chose en 2020. Ce qu'ils étayent, mais sans le chiffrer : en 2020 il y a eu moins de morts du diabète, de maladies cardiovasculaires ou d'insuffisance respiratoire chronique que ce à quoi on s'attendait. C'est donc que la mort de ces malades, qui seraient décédés de ces maladies-là en 2020, a été attribuée au Covid-19 — qui dans bien des cas l'a effectivement faite advenir plus vite.
Pour résumer, l'INED dit en substance "tous les morts étiquetés Covid par Santé Publique France sont morts du Covid, et il faut ajouter environ 3000 décès du Covid à domicile, ce qui fait 68000 morts du Covid. Mais une partie de ces morts du Covid, environ 26000, seraient morts de toutes façon en 2020 ; et par ailleurs, des gens qui seraient morts d'autre chose ont survécu en 2020 ; c'est pourquoi l'INSEE, en regardant la mortalité toutes causes, ne comptabilise pas 68000 morts de plus qu'en 2019, mais un chiffre plus bas. Dit autrement, on a perdu 68000 personnes à cause du Covid-19, mais on en a sauvé 26000 autres avec les gestes barrière et les restrictions de circulation."
Le raisonnement pour expliquer la différence ne me semble pas poser de problème, c'est-à-dire qu'effectivement la surmortalité de 2020 résulte à la fois d'une surmortalité (due au Covid-19 et peut-être à d'autres causes) et d'une sous-mortalité liée à la baisse de plusieurs autres causes de décès, qui fait que le nombre de morts du Covid est possiblement plus élevé que les chiffres de la surmortalité toutes causes. Il y a donc la partie visible, "émergée", des morts du Covid-19 (la surmortalité toutes causes, que l'INED chiffre à 42000), et la partie "immergée", qui ne se traduit pas en surmortalité, mais est quand même morte du Covid-19 (environ 26000 selon l'INED.) Au total, cela ferait donc 68000 morts du Covid-19 en 2020.
Qu'est-ce qui est critiquable dans cette note :
I - les chiffres avancés me semblent contestables. On peut critiquer les chiffres de la note de l'INED sur plusieurs points :
- il me semble que les auteurs ont minimisé le nombre de décès supplémentaires attendus en raison du vieillissement de la population. Ils trouvent 13000, alors que je le chiffre à 26300. Ma méthode est détaillée ici, et j'ai ma petite hypothèse sur une possible erreur qu'ils auraient faite : comme moi, ils ont calculé 9100 décès de plus attendus chez les hommes et 17200 chez les femmes, mais au lieu de faire la somme, ils ont peut-être fait la moyenne... C'est du moins le genre d'erreurs qu'il m'arrive de faire ! (NB : sur mon billet de blog, je travaillais sur les chiffres de l'INSEE de mi-janvier pour la France entière, et j'ai refait les calculs avec les chiffres de l'INSEE du 19 mars (plus complets) et portant sur la France Métropolitaine pour vérifier le chiffre de "13000" donné par l'INED, qui me semblait étrange. Avec mes calculs, j'arrive donc à une surmortalité toutes causes de 28.700 (c-à-d 55.000 - 26.300) en France Métropolitaine, au lieu des 42.000 avancés par l'INED. Dit autrement, on a eu 654500 décès en 2020 au lieu des 625800 qu'on aurait attendus si 2020 avait ressemblé à 2019.
- ils ont pris pour référence l'année 2019, l'année la moins mortelle de ces dernières années. Si je prends comme référence 2015 plutôt que 2019, et que je tiens compte de l'évolution démographique, je calcule qu'il y aurait eu en 2020 davantage de morts si on avait eu une grippe aussi dure que celle de 2015 à la place du Covid-19.
- ils ont donc négligé "l'effet moisson", expliqué par "Décoder l'éco" ici et ici (pour résumer : de façon cyclique, après une ou deux années clémentes (grippe faible, vaccin antigrippal bien ciblé, pas de canicule), pendant lesquelles sont épargnées les personnes fragiles qui auraient succombé à une grippe, on observe invariablement que survient une année "dure", avec une mauvaise grippe et/ou une canicule, qui emporte toutes les personnes fragiles épargnées les deux années précédentes, en plus de celles qui sont devenues vulnérables à la grippe entre temps. Ce qui fait une année à mortalité nettement plus élevée que l'année ou les deux années précédentes. On appelle cela l'effet moisson. On a connu cela en 2017, en 2015, en 2012 etc. Et 2020, qui suivait deux années clémentes à faible mortalité, avait de bonnes chances d'être une "année moisson", avec une mortalité forte.)
Ces trois critiques, si l'INED les avait prises en compte, n'auraient modifié qu'un seul de leurs chiffres de base : les "13000" morts supplémentaires attendus par rapport à 2019 en raison du vieillissement de la population. Ce chiffre aurait été beaucoup plus élevé : ils auraient trouvé 26300 en calculant sur la base de 2019 sans se tromper — si ce n'est pas moi qui trompe, bien sûr —, ou même environ 60.000 morts de plus qu'en 2019, en prenant la mortalité de 2015 (année moisson) comme référence. A partir de là, la "différence à expliquer" aurait été beaucoup plus importante : elle aurait été de 40.000 en prenant 2019 comme base ("Il y a eu 68000 morts du Covid, mais la surmortalité n'a été que de 28700, comment cela peut-il s'expliquer ?", se seraient-ils demandé) et de près de 72000 en considérant que 2020 pouvait être une année moisson comparable à 2015 ("Il y a eu 68000 morts du Covid, mais il y a eu pourtant une sous-mortalité, avec 4000 décès en moins sur l'année 2020, comment cela peut-il s'expliquer ?")
Ces critiques ne visent pas à dire que le Covid-19 n'a pas tué grand monde et qu'il ne faut pas s'en occuper, mais elles visent à resituer l'ordre de gravité de l'épidémie : ce n'est pas le cataclysme annoncé en février 2020 et encore en octobre ("400.000 morts" annoncés par Macron) ; c'est une vraie maladie, mais faisant un nombre de morts comparable à une mauvaise grippe. (Et encore : ça c'est si on ne la soigne pas !)
II - Autres critiques :
- L'argument des décès évités par les restrictions est peu étayé par les auteurs de la note de l'INED : avec environ 3500 morts de la route par an (décès lors de l'accident ou dans les 30 jours suivants), le nombre n'a pas pu baisser de beaucoup de milliers en 2020. D'ailleurs, si on regarde les chiffres de la mortalité toutes causes pour les moins de 40 ans, principalement victimes des accidents de la route en général, et très peu décédés du Covid-19, le nombre de décès a baissé de 400 en 2020 par rapport à ce qui était attendu sur la base de 2019. Quatre cents décès en moins sur les routes, au travail et dans les accidents de discothèque ? C'est possible. Mais cela ne fait pas une différence énorme dans les chiffres. (Cette critique n'a aucun impact sur les chiffres donnés par l'INED, qui ne donnait pas de chiffre sur les décès évités.) Fait intéressant : avec 2015 pour référence, on se serait attendu à 800 décès de plus chez les moins de 40 ans que ce qu'il y a eu en 2020. La grippe tuerait donc plus de jeunes que le Covid-19...
- l'INED semble supposer que la surmortalité toutes causes de 2020 est entièrement due au Covid-19, parce que la grippe n'a pas sévi en 2020, et que c'est le principal facteur de variations dans la mortalité d'une année sur l'autre. L'INED parle des décès évités par les restrictions, mais les auteurs n'abordent pas les décès causés par les restrictions. Certes, ces décès causés par la réponse au Covid-19 seront étalés dans le temps et pas forcément repérables sur 2020. Cela dit, si les accidents cardiaques et des AVC non pris en charge, ou des hospitalisations retardées, ont conduit à des décès en 2020, ils devraient être comptabilisés. Et cela se répercuterait dans le niveau de la "différence de chiffres à expliquer", principal objectif du travail de l'INED.
- Mais surtout, l'INED n'examine absolument pas la validité du chiffre de 65000 décès du Covid que suggèrent les données de Santé Publique France. Comme je l'ai expliqué ici, le fonctionnement de la base de données SI-VIC, sur laquelle se fonde SPF, conduit à ce que des personnes décédées à l'hôpital avec un test positif au Covid-19 soient comptabilisées dans les "décès Covid", même si elles ne sont pas mortes à cause du Covid-19 et même si elles n'étaient pas malades du Covid-19. Le nombre de morts du Covid-19 est donc très probablement surestimé, mais il est difficile de préciser dans quelles proportions. De façon indirecte, c'est sans doute en partie ce que l'INED compte dans les "personnes mortes du Covid-19 avec des comorbidités, mais qui seraient décédées de toutes façons en 2020". Comme l'INED ne les chiffre pas, on n'est pas plus avancés...
Quoi qu'il en soit, en reprenant tel quel le chiffre de 65000 et en l'augmentant de 5% pour arriver à 68000, il me semble que l'INED prend le risque de se tromper.
Chercher à expliquer la différence entre les chiffres de l'INSEE et ceux de Santé Publique France, comme l'ont fait les auteurs de la note de l'INED, est intéressant, mais ne permet absolument d'établir un nombre de morts du Covid-19. Les auteurs se contentent de prendre le chiffre de SPF, 65.000, et d'y ajouter 5% pour arriver à 68.000.
Le travail qui reste à faire, et que l'INED na pas encore abordé, est d'établir, parmi les 65.000 décès — d'ailleurs présentés par Santé Publique France comme "personnes décédées avec diagnostic covid-19" (Fig.1) — combien sont décédées à cause du Covid-19.

Agrandissement : Illustration 1

- J'ajouterai qu'une autre question se pose : parmi les personnes qui sont mortes du Covid-19, combien sont mortes à cause de la politique sanitaire adoptée par les autorités : "restez chez vous avec du doliprane, ne consultez pas votre médecin et appelez le 15 si vous ne pouvez plus respirer". Olivier Véran a enfin commencé à revenir sur ce dogme le 18 mars dernier, en encourageant à consulter un médecin en cas de symptômes : "(...) certains malades avaient été admis en catastrophe à l'hôpital, ils étaient restés chez eux avec leurs symptômes, ils n'avaient pas nécessairement perçu qu'ils étaient en hypoxie..."
- Dernier point que je tiens à préciser : les décès ne sont pas le seul problème du Covid-19. Les "Covid longs" doivent être pris en compte si on cherche à faire un bilan. Sur ces deux points, l'importance des traitements précoces — également évoqués par Olivier Véran le 18 mars pour la première fois ! — peut être décisive.
Pour conclure, la note de l'INED propose un exercice de réflexion intéressante, mais ne fait pas le travail d'analyse des chiffres qui permettrait d'établir le nombre de morts du Covid-19. Son titre ne peut pas être compris comme une conclusion, puisque c'est son hypothèse de départ.
Le nombre de décès du Covid-19 doit encore être établi ; il est très certainement inférieur à 68.000, et aurait pu être bien plus bas avec une autre réponse sanitaire que celle qui a été adoptée en mars 2020.