Vendredi 13 mai, à l’Université Paris-8 où j’enseigne, des étudiant.e.s organisaient une soirée intitulée : « Répression policière et violence d'état : quelle réponse du mouvement social et des quartiers populaires ? » J’y suis intervenu en tant que citoyen mais aussi que professeur, dès lors que nos étudiant.e.s sont en première ligne de cette mobilisation, et qu’à ce titre ils subissent les violences policières. Je parlais aussi comme sociologue, pour tenter de comprendre ce qui nous arrive. Le texte qui suit met en forme cette intervention.
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Vendredi 13 novembre, il y a six mois, des attentats frappaient la société française à Paris et à Saint-Denis. Ils redoublaient les attaques de janvier 2015 contre Charlie Hebdo et l’Hyper Kacher ; mais cette fois, chez nos gouvernants, il n’était plus question de « l’esprit du 11 janvier ». La politique sécuritaire s’imposait comme une urgence d’État.
Certes, rien ne permet de croire que l’action gouvernementale contre le terrorisme s’avère particulièrement efficace. On peut même penser que l’état d’urgence, parce qu’il touche à nos libertés, et d’autant plus qu’il devient permanent, ne fait que répondre aux attentes de ces terroristes auxquels il prétend barrer la route. En réalité, nous ne pouvons pas ignorer que cette politique a beaucoup d’autres effets qui finissent par en donner le sens véritable, quelles que soient les intentions revendiquées par nos gouvernants : d’une part, elle expose les populations des quartiers populaires, et en particulier les personnes racisées, à la suspicion et donc à une répression accrue ; d’autre part, elle vise les mobilisations politiques, comme on l’a vu dès la COP21, et plus encore depuis le mouvement contre le projet de loi Travail.
Il faut donc penser les violences policières, non pas comme un dommage collatéral, mais au contraire comme une pièce maîtresse du dispositif sécuritaire qui accompagne la mise en place de l’ordre néolibéral : elles participent d’un coup d’État légal. Ce ne sont ni des bavures ni des dérapages : n’allons pas imaginer qu’il suffirait de remettre de l’ordre chez les gardiens de la paix pour rétablir quelque ordre juste. En réalité, il s’agit bien d’une politique de la peur. Certains policiers refusent d’ailleurs d’être des « pions politiques » : pour mieux discréditer les manifestants, ne leur donne-t-on pas la consigne de laisser faire les casseurs, au risque d’en être victimes eux-mêmes ? Bref, les violences policières sont politiques.
Loin d’être une garantie de sécurité, la politique sécuritaire produit ainsi de l’insécurité. D’un côté, elle suscite un sentiment d’insécurité chez ceux qu’elle est censée rassurer : les mitraillettes arborées dans les lieux publics participent d’un climat de terreur qu’entretiennent les politiques. De l’autre, elle provoque une expérience d’insécurité chez ceux qu’elle menace effectivement. On peut légitimement avoir peur de participer à une manifestation, même le 1er mai. Depuis des années, on nous parle sans cesse du « sentiment d’insécurité » des Français pour justifier la mise en place de politiques sécuritaires ; mais il faudrait dire en retour l’expérience d’insécurité que vivent nombre de Français à cause de l’État, et non malgré lui. Si nous vivons dans un état d’insécurité, c’est parce que nous sommes confrontés à un État sécuritaire.
Le plus frappant sans doute, c’est que nous le savons déjà, toutes et tous. Aujourd’hui, rien n’est caché ou presque : nul n’ignore ce qui se passe ; le pire, c’est que cela ne change rien. La politique actuelle avance à visage découvert : ce qui est vrai en matière économique ne l’est pas moins dans le domaine sécuritaire. Dès lors, quand tout est sur la table, qu’advient-il de la pensée critique, engagée à dévoiler pour dénoncer ? Sans doute est-il toujours nécessaire de s’indigner ; mais il ne suffit pas de décrire la mécanique qui s’est enclenchée ; il importe désormais d’en analyser les effets, au moins autant que les causes, en vue de développer des stratégies appropriées de riposte politique.
Pour comprendre ce qui nous arrive, il convient de mesurer, non pas seulement la continuité avec les lendemains du 13 novembre, mais aussi le retournement qui est en train de s’opérer. Rappelons-nous en effet les discours de l’époque : dans les rues et les cafés, avec notre jeunesse, nous disait-on, c’est notre mode de vie qu’on attaquait ; et de célébrer à l’envi la civilisation conviviale des terrasses en opposant l’art de vivre de « l’apéro » à la culture de mort des terroristes, bref, les bulles aux balles. Les jeunes, c’était « nous » – notre réponse à « eux ». Ne disait-on pas qu’à l’instar d’un Anders Breivik, dont ils sont effectivement l’image en miroir, ces « islamistes » s’en prenaient, non pas à la France rance du racisme et de la xénophobie, mais précisément à une jeunesse généreuse, ouverte aux « autres » ?
Depuis des années, à droite mais aussi à gauche, on avait pourtant dénigré le « bobo » pour ce qu’il incarne – tant dans son mode de vie que du fait de ses valeurs humanistes, taxées de « droits-de-l’hommistes ». Sa réhabilitation, après le 13 novembre, aura été de courte durée. Aujourd’hui, c’est la même jeunesse qui exaspère nos gouvernants. Sans doute nous explique-t-on que la répression vise les casseurs, plutôt que les élèves des lycées et les étudiant.e.s des universités ; mais alors qu’on épargne les premiers, ce sont les seconds qui sont aspergés de gaz lacrymogènes, matraqués, arrêtés, ce sont des « jeunes » qu’on blesse, voire qu’on éborgne. Tout se passe comme si le jeune « bobo », de menacé, devenait menaçant. L’emblème de ce renversement, c’est bien sûr la place de la République : loin d’être en danger, avec Nuit Debout, la jeunesse est désormais présentée comme un danger ; la police n’est plus là pour la protéger, mais pour la réprimer.
L’inversion du discours politique, de la culture des terrasses au « mouvement des places », doit bien sûr faire l’objet de dénonciations : avec beaucoup d’autres, je m’en suis ému – en particulier dans une tribune collective : « un pouvoir qui matraque la jeunesse est faible et méprisable. » Mais il faut aller plus loin : en effet, la répression ouvre paradoxalement un espace nouveau qu’il importe d’appréhender stratégiquement. La jeunesse de classe moyenne, d’ordinaire blanche, découvre dans les manifestations une violence d’État qu’une autre jeunesse, souvent racisée, celle des quartiers populaires, connaît au quotidien depuis bien longtemps : c’est que notre société est traversée par des clivages de classe racialisés.
Toutefois, cette expérience commune de la répression comble un peu le fossé qui sépare la première de la seconde. On peut toujours ricaner des débats théoriques sur la convergence des luttes ; reste qu’il faut bien prendre au sérieux, en pratique, la convergence des coups. Le sang qui coule crée des solidarités qui vont au-delà des bonnes intentions et des belles paroles. Voilà peut-être ce qui est en train de se produire : de même que la précarité économique a fini par atteindre aussi, jusqu’à les définir, les jeunes « bobos », de même, la violence d’État qui sévit de longue date dans les cités n’épargne plus les centres-villes. L’expérience d’un état d’insécurité politique, en même temps qu’économique, n’est-elle pas l’occasion de coalitions nouvelles ? L’état d’insécurité n’est-il pas en train de susciter un regain de mobilisation ?