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Billet de blog 25 octobre 2024

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Actualité des libertés académiques

Voici l’épilogue d’un (long) article publié dans La revue des droits de l’homme, intitulé «Libertés académiques et démocratie. Tout dire, mais pas n’importe quoi». Éclairant l’actualité par l’histoire, ce travail se veut à la fois savant et politique. Il s’emploie à dissiper la confusion polémique autour de la liberté d’expression et des libertés académiques en s’armant d’outils conceptuels.

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« Libertés académiques et démocratie. Tout dire, mais pas n’importe quoi ». La revue des droits de l’homme, n°26, 2024 (en ligne, en accès libre) : « Épilogue : Retour à l’actualité » [1].

Depuis le 7 octobre 2023, après l’attaque du Hamas en Israël et la riposte israélienne à Gaza, dans le contexte, d’une part, d’une poussée de propos et d’actes antisémites, et d’autre part de répression des mobilisations étudiantes pro-palestiniennes, la campagne contre les universités n’a fait que redoubler. Il s’agit désormais d’en finir aux États-Unis, en même temps qu’avec la Critical Race Theory, avec les politiques de diversité (Diversity, Equity, and Inclusion), et en France, en même temps qu’avec l’intersectionnalité, avec « l’islamogauchisme ». Bref, il s’agit toujours des savoirs critiques en même temps que des mobilisations. La continuité n’empêche pas des déplacements : c’est désormais au nom de la lutte contre l’antisémitisme que la droite et l’extrême droite mènent, dans les deux pays, l’offensive nouvelle d’un anti-intellectualisme politique. Mais au moment où se multiplient les annulations, censures et interdictions venues de la droite, la polémique contre la « cancel culture » de gauche semble bien oubliée. Le mantra d’hier, c’était : « on ne peut plus rien dire ! » Celui d’aujourd’hui semble être : « Taisez-vous ! »

Reste à voir, dans ce contexte, comment se recoupent les menaces contre la liberté d’expression et celles contre les libertés académiques. Les manifestations étudiantes relèvent de la première ; toutefois, la pression gouvernementale sur les président·es d’université touche aux secondes. C’est ce qui est apparu à Sciences Po le 12 mars 2024, jour de l’occupation d’un amphithéâtre pendant une matinée organisée par des étudiant·es en soutien à Gaza. L’accusation d’antisémitisme, que ne retiendra finalement pas l’enquête interne, vaut à cet événement, en vingt-quatre heures, la visite de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, une condamnation du président de la République en conseil des ministres et enfin l’irruption, en plein conseil d’administration de l’établissement, du Premier ministre. Celui-ci n’hésite pas à déclarer que « l’État pourrait revoir son financement », tandis que la présidente de la région Île-de-France annonce couper les subventions publiques. Alors même que les professeur·es, que l’intimidation a généralement fini par réduire au silence, ne sont plus la cible, comme c’était le cas dans les années précédentes, la charge politique contre les étudiant·es qui manifestent vise, autant que leur liberté d’expression, les libertés académiques dans leurs établissements.

L’Assemblée nationale puis le Sénat profitent de cette occasion pour convoquer les présidents d’université, sommés de se justifier de leur supposée tolérance pour l’antisémitisme. Le 10 avril 2024, Jacques Grosperrin, sénateur LR, va jusqu’à remettre en cause l’auto-gouvernement académique : selon lui, « le fait d’avoir été élus par leurs pairs met les présidents dans une situation où ils n’ont pas toute liberté. » Autrement dit, les libertés académiques constitueraient une entrave à leur liberté. « En 2007, lors de la loi Pécresse, la LRU, la ministre voulait nommer les présidents d’université et faire en sorte qu’ils ne soient pas nommés par leurs pairs. » Cette confusion sur la « nomination » prépare la conclusion : « je crois qu’il faut changer la loi », pour les nommer, « comme les recteurs, soit par le ministre, soit par le conseil des ministres. » Cette attaque frontale contre les libertés académiques est inspirée des États-Unis. En effet, au prétexte des mobilisations étudiantes, des représentants républicains viennent alors d’obtenir la tête de deux présidentes (de l’université Harvard et de celle de Pennsylvanie) sur les huit de l’Ivy League, en attendant une troisième (de l’université Columbia). C’est précisément parce qu’elles ne sont pas élues par leurs pair·es, mais nommées par des conseils d’administration. Voilà pourquoi l’anti-intellectualisme politique s’en prend en France au principe de collégialité qui y constitue l’un des piliers des libertés académiques.

Un an après le 7 octobre, l’actualité politique des assauts contre la liberté d’expression et les libertés académiques reste brûlante. Le nouveau ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, Patrick Hetzel, un proche du Premier ministre, Michel Barnier, a déjà participé à cette campagne alors qu’il était député : le 24 avril 2024, il a en effet soumis une « proposition de résolution tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’entrisme idéologique et aux dérives islamo-gauchistes dans l’enseignement supérieur ». C’était reprendre le projet auquel on savait désormais que Frédérique Vidal avait renoncé. L’exposé des motifs s’ouvre sur le rappel des « dérives récentes » imputées à Sciences Po, en s’inquiétant « d’une évolution particulièrement préoccupante en cours dans un certain nombre d’établissements d’enseignement supérieur du fait d’une minorité agissante islamo-gauchiste » qui serait « de plus en plus décomplexée ».

Le lexique est familier : « Dictature idéologique qui masque ses visées politiques et ses assignations sociales derrière le décolonialisme, l’indigénisme et la culture importée du wokisme, elle se traduit par le déni de la liberté d’expression des opinions contraires, un repli identitaire ou communautaire accru, une violence envers ceux qui pensent différemment, un rejet des lois de la République, un antisionisme assumé et un climat d’antisémitisme. » L’enjeu, ce serait donc de préserver la liberté. En effet, « nombreuses sont les œuvres censurées, les conférences empêchées, les étudiants agressés pour leurs convictions religieuses ou politiques, les enseignants mis en cause parce qu’ils refusent de se plier aux oukases de ces censeurs d’un genre nouveau qui, en permettant l’alliance du politique et de la religion, se font les serviteurs d’organisations qui sont mues par une volonté de domination culturelle, idéologique et religieuse. »

Toutefois, l’exposé des motifs s’achève sur un retournement : « Trop longtemps volontairement ignorée, ou minorée sous couvert de la liberté académique ou de la liberté d’opinion, cette dérive a été régulièrement dénoncée ces dernières années mais pour autant rien n’a été fait pour y mettre un terme. » Sous couvert d’enquête, la rhétorique contre la cancel culture justifie une politique d’annulation de la gauche universitaire. Autrement dit, selon la formule de Saint-Just, « pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». La défense de la liberté d’expression n’était donc qu’un prétexte pour s’attaquer aux libertés académiques. Reste que cette offensive politique contre celles-ci finit par se retourner contre celle-là.

C’est ce qui apparaît sans ambages dans un communiqué du ministre récemment nommé daté du 4 octobre 2024. « À l’approche de la date anniversaire des massacres du 7 octobre 2023 en Israël, le ministre a souhaité rappeler aux présidents d’université et aux directeurs d’établissements d’enseignement supérieur leur responsabilité dans la préservation des libertés académiques ». Pourtant, c’est tout l’inverse qui est annoncé : « Des manifestations et prises de position de nature politique, en lien avec le conflit au Proche-Orient, ont eu lieu ces derniers jours dans plusieurs établissements, à Sciences Po Paris notamment. Patrick Hetzel, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, condamne fermement ces actions, qui vont à l’encontre des principes de neutralité et de laïcité du service public de l’enseignement supérieur. » Sans doute voit-on mal ce que la laïcité vient faire ici ; quant à la neutralité, on peine à comprendre quel texte l’impose dans la vie universitaire. En tout cas, c’est au nom de la « préservation des libertés académiques » que le ministre s’attaque aujourd’hui, nouveau retournement, à la liberté d’expression.

Toutefois, les premières sont aussi menacées que la seconde. Le même jour, le ministre envoie en effet une circulaire aux président·es d’université en même temps qu’aux rectrices et recteurs énumérant tous les pouvoirs de répression à leur disposition, depuis les signalements requis par l’article 40 du code de procédure pénale jusqu’au recours à la force publique, « en cas notamment d’occupation illégale des locaux », en passant par leurs « pouvoirs de police pour prévenir tout risque de trouble ». Bref, il s’agit bien faire régner l’ordre : « il appartient aux établissements d’enseignement supérieur de veiller à la fois à l’exercice de l’ensemble des libertés académiques et au maintien de l’ordre dans les locaux, qui en est une condition nécessaire. » La boucle est bouclée : c’est pour préserver les libertés académiques qu’il faut privilégier l’ordre – au détriment des libertés académiques.

Cette offensive gouvernementale est relayée à l’Assemblée nationale par l’extrême droite : Lionel Tivoli, député Rassemblement national, et près de quatre-vingts de ses collègues, déposent le 8 octobre 2024 une proposition de résolution (n°315) « tendant à la création d’une commission d’enquête relative à l’infiltration des idéologies contraires aux valeurs de la République dans l’enseignement supérieur ». Une fois encore, il s’agit de reprendre l’enquête sur l’islamogauchisme annoncée en 2021 par l’ancienne ministre, Frédérique Vidal. Le lexique est repris des attaques gouvernementales également portées dès 2020 par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Les campus seraient ainsi « gangrénés par des courants de pensée, parfois violents, censurant quiconque ne partagerait pas leurs opinions ». « Issues de la “French Theory” », « ces idéologies, venues des États‑Unis, qualifiées de “wokistes”, se veulent “éveillées “déconstruites ”, “antiracistes” et “anti‑discriminations” ». La plupart des exemples de prétendues dérives mis en avant sont pareillement recyclés, comme l’affaire de Sciences Po Grenoble en mars 2021), en invoquant les menaces contre la laïcité (« les salles de classe sont parfois transformées en des lieux de prière »).

Toutefois, s’y ajoute désormais l’accusation d’antisémitisme, en particulier à propos de l’affaire de Sciences Po Paris en mars 2024, quitte à relayer une rumeur pourtant démentie par l’enquête interne : « une étudiante sortie d’amphithéâtre car juive ». Or, dans l’enseignement supérieur, « les gouvernements (sic) et les directeurs d’établissements, parfois complices, sont aux abonnés absents ». Le modèle politique est clair : « Une commission d’enquête parlementaire menée par le parti républicain aux États‑Unis a mis en lumière la complaisance et l’inaction des élites universitaires. Elle a également contribué à la démission de plusieurs présidents d’universités prestigieuses, dont la présidente de l’Université de Harvard. » On est dans le prolongement des auditions de présidents d’université à l’Assemblée nationale et au Sénat à la suite du coup d’éclat du Premier ministre, Gabriel Attal, contre Sciences Po. Sous couvert de défendre la liberté d’expression, une fois de plus, ce sont bien les libertés académiques qui sont sur la sellette.

Conclure sur cette actualité des libertés académiques, c’est inviter à s’emparer des outils, tant historiques que théoriques, construits tout au long de l’analyse pour ne pas se laisser prendre à la rhétorique politique. En effet, celle-ci se réclame tantôt de la liberté d’expression contre les libertés académiques, et tantôt l’inverse – du moins quand elle ne les confond pas. Les mots ne renvoient donc pas aux choses. Le fond de ces discours contradictoires, c’est peut-être le soupçon que professeur·es et étudiant·es, « sous couvert de la liberté académique ou de la liberté d’opinion », en faisant entrer la politique à l’université, menaceraient l’ordre public. Autrement dit, tout se passe comme s’il s’agissait, pour les pouvoirs autoritaires, d’en finir avec la politique, en même temps qu’avec la ou les libertés. La « neutralité du service public » invoquée ici pour le monde universitaire, tout comme l’exigence de « neutralité axiologique » faussement attribuée à Max Weber selon une épistémologie fort peu scientifique, n’est jamais qu’une manière de neutraliser les savoirs critiques et leurs potentiels effets démocratiques.

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[1] Je viens de mobiliser le concept de « n’importe quoi » (bullshit) pour penser l’anti-intellectualisme politique dans deux ouvrages conçus de manière complémentaire. Le premier (en anglais), rétrospectif, porte sur la France : State Anti-Intellectualism & the Politics of Gender and Race. Illiberal France and Beyond, Central European University Press, Budapest, 2024 (pp. 16-21: “the politics of bullshit”), tandis que le second, rédigé ensuite (en français) à la lumière du 7 octobre 2023, est fondé sur la comparaison entre la France et les États-Unis (mais aussi avec l’Allemagne) : Misère de l’anti-intellectualisme. Du procès en wokisme au chantage à l’antisémitisme, Textuel, 2024 (p. 58-66 : « La politique du ‘n’importe quoi’ »). On trouve dans ce livre l’analyse de l’affaire de Sciences Po discutée dans l’épilogue.

PS : sur ces deux ouvrages, voir mon entretien avec Marie-Cécile Naves : « Les attaques contre les savoirs critiques touchent aussi les démocraties ».

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