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Billet de blog 2 juillet 2024

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Matthew Barney, stop ou en corps (1/2)

Avec SECONDARY, l'artiste américain livre une méditation sur le temps et les limites du corps humain dans une ensorcelante œuvre totale exposée à la Fondation Cartier à Paris, jusqu'au 8 septembre 2024. Episode 1 : Exploits, Ésotérismes et métamorphoses, Échecs et blessures.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1
SECONDARY (extrait), Matthew Barney, New York, 2023.

«Nul ne sait ce que peut le corps.»
Spinoza (1632-1677), extrait de Éthique III.


L'œuvre de Matthew Barney se présente comme une grandiose mise en scène de la performance des corps, un flux continu d'entraînements, compétitions, exploits, où l'on rencontre un extraordinaire développement du concept de plasticité anatomique.

Des corps s'élèvent ou s'effondrent, des mouvements répétitifs déforment les masses musculaires, des organes sexuels se différencient ou fusionnent, des êtres mutants nous happent. Chez Matthew Barney, tout est métamorphose.

EXPLOITS

Né en 1967 à San Francisco, Matthew Barney, ancien athlète de haut niveau et mannequin, est devenu artiste après des études d'art à la prestigieuse université de Yale (New Haven, Connecticut). Très vite, il travaille sur les limites physiques dont le corps est capable. Il en explore aussi les mutations extrêmes.

Illustration 2
Cremaster V (extrait), Matthew Barney, 1997

Dans sa série Drawing Restraint, Barney s'emploie à former un dessin à partir de contraintes qui l'obligent, pour cela, à déformer musculairement son propre corps.

Cette pratique étonnante est comme une autre manière de relier un art à un autre, en frayant un passage de l'espace bidimensionnel du dessin à celui, tridimentionnel, de la sculpture.

Irréductible à une seule pratique artistique,  l'artiste développe une œuvre protéiforme qui englobe le film, la performance, la sculpture, la photographie et le dessin.

Dans le gigantesque cycle Cremaster (1994-2002), son opus magnum, il construit un monde peuplé de personnages à la recherche de leur identité sexuelle qui exécutent des prouesses physiques à la manière de rituels ésotériques : le magicien Houdini se libère d'un coffre entouré de chaînes jeté dans le Danube comme un être vient à la vie, l'artiste - en initié - escalade les étages du musée Guggenheim de New York dans une ascension autant sexuelle que spirituelle.

Illustration 3
Cremaster III, the Order (extrait), Matthew Barney, 2002. L'athlète Aimée Mullins et Matthew Barney.

ÉSOTÉRISME ET MÉTAMORPHOSES

L'ésotérisme est au cœur de son œuvre. Il convoque régulièrement le livre des morts de l'Ancienne Égypte, les traités d'alchimie et de franc-maçonnerie, tout en faisant constamment référence au sport. Il ne cesse de transposer son expérience de footballeur américain dans son travail. Tout cela tisse un voile d'hermétisme sur ses œuvres qui plonge parfois les spectateurs dans une certaine perplexité.

Illustration 4
Cremaster IV (extrait), Matthew Barney, 1994

Le multiple est sa signature. Très souvent, la plasticité des corps confine à l'hybridation. Les corps se mélangent. Ils sautent d'un règne à l'autre. L'athlète paralympique Aimee Mullins, avec ses jambes en verre, se métamorphose soudainement en léopard. La chanteuse Björk, ancienne épouse de l'artiste, se retrouve, avec lui, littéralement transformée en une grande baleine bleue à la fin de Drawing Restraint 9. L'artiste passe lui-même par plusieurs stades de transformations, tantôt homme-bouc dans une course de side-cars sur l'île de Man, tantôt homme-plante aquatique à Budapest ou, encore, héros entouré de satyres bodybuildés.

Dans son travail, la performance est centrale. Pour lui, le terme «performance» embrasse non seulement l'event artistique, mais aussi la compétition sportive et, de manière plus générale, l'efficacité sociale exigée par le rendement dans nos sociétés néolibérales. Performance artistique, performance sportive, performance sociale : trois dimensions intimement liées dans l'œuvre de l'artiste américain.

Illustration 5
Vue de l'exposition SECONDARY à la Fondation Cartier à Paris, Matthew Barney, 2023.

ÉCHECS ET BLESSURES

Mais, en même temps, des contre-performances surgissent au cœur des performances. Elles prennent la forme d'accidents, discontinus, destructeurs, renvoyant aux limites du corps, opérant avec violence, par chocs, blessures, paralysies, constituant une chaîne de contraintes et d'obstacles en guerre contre les organismes. 

Dans le très bel espace de la Fondation Cartier à Paris, SECONDARY met magistralement en scène cette dialectique de la performance et de l'anti-performance. Elle franchit même un nouveau stade en introduisant la sensation de l'usure physique des corps liée au passage du temps. Alors que l'âge moyen de départ à la retraite d'un sportif de haut niveau est de trente-cinq ans, le casting de SECONDARY ne présente que des personnes ayant, à quelques exceptions prêts, plus de cinquante ans.

Illustration 6
SECONDARY (extrait), Matthew Barney, New York, 2023.

Mais en quoi consiste cette œuvre quasi totale? Elle se compose de cinq films projetés simultanément dans l'espace d'exposition, dans lequel un turf de football américain a été partiellement reconstitué en gazon synthétique.

Pendant soixante minutes, l'équivalent d'un match, onze danseurs d'âges mûrs incarnent les onze joueurs d'une équipe de football. Leurs mouvements, contrôlés et rythmés, se déploient sur ce terrain qui n'est autre que l'atelier new-yorkais de l'artiste, situé sur les rives de l'East River où les films ont été tournés.

Le récit prend pour point de départ un accident historique du football américain survenu le 12 août 1978 : la collision violente entre Jack Tatum, demi défensif des Oakland Raiders et Darryl Stingley, alors receveur éloigné des New England Patriots, qui laissa ce dernier paralysé à vie. Cet événement, rediffusé en boucle dans les médias, a marqué durablement l'esprit du jeune Barney destiné à une carrière d'athlète.

Illustration 7
«Secondary», de Matthew Barney © Jonathan O'Sullivan/Gladstone Gallery

Pour la reconstitution du match de 1978, Matthew Barney a délibérément choisi des corps vieillissants, incluant le sien propre. Son intention est de mettre en avant la vulnérabilité des corps et la violence des impacts du sport, ainsi que la culture prédominante de la compétition.

Les rides et l’arthrose de ses danseurs sont matérialisées par une tranchée creusée dans le sol de l'atelier, révélant une ancienne canalisation en terre cuite qui ressemble étrangement à une colonne vertébrale humaine. L'eau de la rivière s'infiltre et s'écoule lentement dans un mouvement de va-et-vient continu pendant la performance, symbolisant l'écoulement inexorable du temps.

Avec SECONDARY, Matthew Barney évite habilement le piège démagogique qui consisterait à glorifier les seniors aux dépens des jeunes. Rien de tout cela ici. Ce qu'il met en avant ce sont des corps fatigués, usés, ridés, mais toujours athlétiques et animés d'une grande liberté créatrice. Ce sont, pour la majorité, des danseurs. Devraient-ils être, eux aussi, à la retraite, comme les sportifs de haut niveau ? Non, ils sont là, magnifiques. L'échec de toute performance ne produit-il pas le réveil d'autres facultés inconnues?

Lire l'épisode 2.

Par Eric Monsinjon


Exposition Matthew Barney, SECONDARY
Fondation Cartier pour l’art contemporain
261 boulevard Raspail
75014 Paris

Jusqu'au 8 septembre 2024
Tous les jours de 11h à 20h, sauf le lundi.
Nocturne le mardi, jusqu'à 22h.
Les interprètes principaux sont David Thomson, Raphael Xavier, Shamar Watt, Wally Cardona, Ted Johnson, Matthew Barney, Thomas Kopache, Jacquelyn Deshchidn, Isabel Crespo Pardo, Kyoko Kitamura et Jeffrey Gavett.

Exposition Matthew Barney, SECONDARY : object impact 
Galerie Max Hetzler
46 & 57, rue du Temple
75004 Paris
Jusqu'au 25 juillet 2024
Du mardi au vendredi, de 10h à 18h.
Samedi, de 11h à 19h.

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